La lettre juridique n°792 du 25 juillet 2019 : Licenciement

[Jurisprudence] L’avis de la Cour de cassation du 17 juillet 2019, épilogue de l’affaire du barème ?

Réf. : Cass. avis, 17 juillet 2019, n° 15012 (N° Lexbase : A4509ZK9) et n° 15013 (N° Lexbase : A4508ZK8)

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par Pascal Lokiec, Professeur à l'Université Paris I

le 24 Juillet 2019

Le feuilleton du barème applicable en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, et instauré par l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail (N° Lexbase : L7629LGN) vient de connaître un épisode décisif, même s’il n’est très certainement pas le dernier. Rappelons que ce barème, un temps retoqué parce qu’il fixait des plafonds différents en fonction des effectifs de l’entreprise [1], est en vigueur depuis un peu moins de deux ans et est l’objet d’une vive controverse devant les conseils de prud’hommes quant à sa compatibilité avec les normes internationales qui lient la France. Très attendu, l’avis de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation vient d’être rendu le 17 juillet 2019.

I - Un avis tranché

Même si on retiendra avant tout la position de la Cour de cassation sur le fond du dossier, l’avis est d’ores et déjà important quant à la recevabilité même des avis ! La Cour de cassation décidait avec constance depuis 2002 que la question de la compatibilité d’une disposition de droit interne avec les conventions internationales, parmi lesquelles la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales [2] et la Convention n° 158 de l’OIT [3], «relevait de l’examen préalable des juges du fond et, à ce titre, échappait à la procédure de demande d’avis», pour reprendre les termes de la note explicative attachée à l’avis de  juillet 2019. Le revirement qui s’annonçait depuis quelques mois [4] est désormais officiel puisque la Cour de cassation vient de poser en principe que la compatibilité d’une disposition de droit interne avec les dispositions de normes européennes et internationales peut faire l’objet d’une demande d’avis dès lors que son examen implique un contrôle abstrait ne nécessitant pas l’analyse d’éléments de fait relevant de l’office du juge du fond. Il faudra voir, dans les mois et années à venir, si les plaideurs s’emparent de cette procédure, sachant que les règles et principes posés par les Conventions de l’OIT et les Chartes qui lient la France, parmi lesquelles la Charte sociale européenne, sont suffisamment nombreux pour qu’un nombre non négligeable de contentieux donnent lieu à avis de la Cour de cassation.

Sur le fond, les enjeux sont lourds. D’une part, le barème impacte quasiment tous les modes de rupture du contrat de travail, pas uniquement le licenciement. Le prononcé d’indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse intéresse autant le contentieux du licenciement que celui de la prise d’acte, de la résiliation judiciaire et de la rupture conventionnelle, ou encore celui de la requalification du CDD en CDI. D’autre part, il impacte au-delà de la rupture du contrat de travail.  Le salarié pourra-t-il, dans les faits, refuser une modification de son contrat s’il sait, au vu de sa faible ancienneté, que le coût de son licenciement n’exercera aucun effet dissuasif sur son employeur ? C’est précisément ce qui se produit aux Etats-Unis où la facilité à licencier rend quasi inexistante la capacité de résistance des salariés aux modifications du contrat de travail et prive, de fait, celui-ci de toute force obligatoire. Autre impact possible : sur la période d’essai avec un risque de contournement de la période d’essai plafonnée à huit mois renouvellement inclus pour les plus longues puisqu’on pourrait aller jusqu’à douze mois avec une indemnité d’un mois de salaire.  

II - Questions d’effet direct

Rappelons qu’il est reproché au barème d’être contraire à la fois à l’article 24 de la Charte sociale européenne et à l’article 10 de la Convention 158 de l’OIT qui prévoient qu'en cas de licenciement injustifié, les juges devront être habilités à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée.

La critique est double.

Elle tient, d’abord, au principe du plafonnement, qui limite le montant de l’indemnisation accordée au salarié en cas de licenciement injustifié. S’il a été avancé, jusqu’au Conseil constitutionnel que les montants ont été fixés à la moyenne, les premières études qui sortent tendent à montrer que les indemnisations permises par le barème sont statistiquement inférieures à celles que les juges retenaient auparavant. Ces études [5] montrent que le barème conduit à diminuer le montant des indemnités dues aux salariés. L’avocat général va jusqu’à dire, dans la présente affaire, que : «Ces études vérifient ainsi le constat largement partagé par la doctrine d’une réduction substantielle des droits des salariés, spécialement de ceux de faible ancienneté, certains allant jusqu’à affirmer que ce parti pris en faveur de l’employeur, qui plus est la partie forte du contrat de travail, est la source de l’indignation doctrinale générale suscitée par cette réforme».

La critique tient, ensuite, et surtout, à la marge d’appréciation limitée que laisse le barème. Difficile de considérer qu’un barème qui prévoit, à deux ans d’ancienneté, une fourchette d’indemnisation entre 3 et 3,5 mois de salaire et à trois ans d’ancienneté entre 3 et 4 mois, permet au juge de réparer de manière «adéquate» ou «appropriée» le préjudice subi par le salarié injustement licencié. Dans une telle fourchette, le juge doit intégrer, outre l’ancienneté qui détermine le plancher et le plafond, la situation individuelle du salarié, de même que la situation de l’entreprise (l’impact d’un licenciement pour la TPE et pour la grande entreprise n’a rien à voir). La marge est quasi nulle si on intègre le fait que dans cette fourchette, il faudra, le cas échéant, intégrer l’indemnisation pour non-respect des procédures de consultation des représentants du personnel ou d’information de l’autorité administrative en cas de licenciement collectif, celle pour non-respect de la priorité de réembauchage et celle consécutive à l’absence illicite d’institutions représentatives du personnel ! En effet, ces indemnités se cumulent avec l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, mais uniquement dans les limites du plafond, ce qui emporte que si le juge estime que l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse doit être au plafond, ces autres préjudices ne seront pas réparés. Ce qui ne sera pas simple à motiver pour le juge puisqu’il est prévu qu’il «justifie dans le jugement qu’il prononce le montant des indemnités qu’il octroie» [6].

Ces griefs n’ont pas été retenus par la Cour de cassation qui, dans son avis, déclare le barème compatible avec le principe de réparation adéquate posé par la Convention n° 158, à laquelle elle reconnait un effet direct horizontal, après avoir écarté le jeu de l’article 24 de la Charte sociale européenne !

De prime abord, on peut se dire que le fait pour la Cour d’avoir écarté l’effet direct de la Charte est indifférent puisque la Convention n° 158, qui pose la même règle, s’est vue reconnaître cet effet. En réalité, même si la portée en droit interne des décisions du CEDS est limitée, une telle position de la Cour de cassation pourrait limiter sensiblement la portée de ce que jugera le CEDS, à supposer que celui-ci retienne l’inconventionnalité du barème. La position du CEDS est, en effet, privée de toute portée dans les rapports entre particuliers du fait de l’absence d’effet direct horizontal de la Charte.

Même s’il reste difficile, à la lecture de l’avis, de déterminer ce qui a exactement conduit à différencier l’article 24 de la Charte et l’article 10 de la Convention 158 sur le terrain de leur effet direct, l’essentiel de l’avis est ailleurs : le principe de réparation adéquate ou appropriée n’a pas été, selon la Cour de cassation, méconnu par le législateur français. En usant de ces concepts, les auteurs de la Convention n° 158 ont offert une marge d’appréciation aux Etats dont l’Etat français a fait une exacte application. Autrement dit, le principe d’un barème, avec les planchers et les plafonds qui le fondent, est compatible avec le principe de réparation adéquate ou appropriée. La Cour s’appuie également sur le fait que le droit français permet d’écarter le barème si le juge décide la réintégration en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse (hypothèse quasiment d’école car elle suppose l’accord des deux parties) et surtout dans les cas de licenciement nul. Cette conclusion s’appuie sur un contrôle abstrait, comme l’énonce, du reste, l’Assemblée plénière, c’est-à-dire un contrôle détaché de toute prise en compte du cas d’espèce ! C’est donc le barème dans son ensemble qui est validé, y compris pour les petites anciennetés, comme le reconnait expressément la Cour [7].

Cette position ferme de l’Assemblée plénière met-elle fin au feuilleton du barème ? Sans doute pas ! Outre qu’il faudra attendre la position du CEDS, celle de la Cour de cassation n’est qu’un avis qui n’empêchera pas, le cas échéant, une résistance de certains juges du fond ! D’un point de vue juridique, l’un des enjeux principaux sera de savoir si ceux-ci vont s’autoriser à dépasser le barème sur la base d’un contrôle concret alors que la Cour de cassation s’est contentée -il ne pouvait en être autrement dans le cadre d’un avis- d’un contrôle abstrait.  Autrement dit, les juges du fond écarteront-ils le barème lorsqu’il est manifeste qu’il parvient à un résultat inéquitable au regard du cas de l’espèce ? Et s’ils le font, ne se heurteront-ils pas systématiquement à une censure de la Cour de cassation ?  Raisonnement qui a été retenu par le conseil de prud’hommes de Grenoble [8] ! Tout en concluant à la conventionnalité du barème, il laisse entendre qu’il conviendrait de dépasser le plafond en présence d’un «préjudice dont la réparation adéquate serait manifestement rendue impossible par l’application du plafond du barème», ce qui ne semble pas viser un préjudice distinct mais bien celui, lié à la perte d’emploi, réparé au titre de l’absence de cause réelle et sérieuse. 

L’essentiel du débat devrait se reporter sur les deux principales techniques de dépassement du barème.

D’une part, le préjudice distinct : les salariés peuvent invoquer, en sus des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, un préjudice distinct. En particulier des dommages-intérêts pour procédés vexatoires dans les circonstances de la rupture et une faute de l'employeur à l'origine du motif de la rupture, par exemple dans l'hypothèse où la détérioration de l'état de santé du salarié était imputable au comportement fautif de l'employeur. Une autre piste est envisageable, celle du manquement à une obligation contractuelle implicite, que le juge peut découvrir à partir de la loi, des usages ou de l'équité (C. civ., art. 1194 N° Lexbase : L0910KZQ). Obligation contractuelle implicite avant d’être inscrite dans le Code du travail, l’obligation d’adaptation du salarié aux évolutions de son emploi, dont le non-respect fait précisément l’objet d’une sanction distincte de celle du licenciement sans cause réelle et sérieuse, en offre une illustration.  

D’autre part, le barème est inapplicable lorsque le licenciement est atteint d’une cause de nullité. On peut s'attendre à des phénomènes de glissement, avec des argumentations juridiques traditionnelles qui pourraient glisser sur le terrain des droits fondamentaux. Par exemple, le salarié licencié pour avoir critiqué son employeur sur les réseaux sociaux pourrait ne plus se contenter de contester la faute, et se déplacer plus systématiquement et plus directement sur le terrain de la liberté d'expression.

Affaire à suivre, par conséquent …

 

[1] Cons. const., décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015 (N° Lexbase : A1083NNG).

[2] Cass. avis, 16 décembre 2002, n° 00-20.008 (N° Lexbase : A4510ZKA), Bull. 2002, avis, n° 6.

[3] Cass. avis, 12 juillet 2017, n° 17-70.009 (N° Lexbase : A0224WNM), Bull. 2017, avis, n° 9.

[4] Cass. avis, 7 février 2018, n° 17-70.038 (N° Lexbase : A6196XCH) ; Cass. avis, 12 juillet 2018, n° 18-70.008 (N° Lexbase : A9885XXE).

[5] Mission de recherche Droit et Justice, La barémisation de la Justice, une approche par l’analyse économique du droit, février 2019 ; Les pratiques juridictionnelles d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse : l’application d’un barème ?, Dr. soc., 2019, p. 300.

[6] C. trav., art. L. 1235-1, al. 4 (N° Lexbase : L8060LGM).

[7] V. en ce sens l’avis n° 15012 (N° Lexbase : A8472MX3) et la note explicative d’où il ressort que la marge de manœuvre d’un petit mois pour un salarié ayant une année complète d’ancienneté dans une entreprise employant au moins onze salariés est, selon l’Assemblée plénière, «compatible» avec l’article 10.

[8] CPH Grenoble, 4 février 2019, n° 18/01050 (N° Lexbase : A6406Y97).

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