Réf. : CJUE, 7 mai 2019, aff. C-431/17 (N° Lexbase : A5256ZAW)
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par Gaëlle Deharo, Professeur, Centre de recherche sur la justice et le procès, Université Paris 1
le 05 Juin 2019
Mots-clefs : Commentaire • CJUE • Avocat • Incompatibilités • Moine
Résumé : L’article 3, § 2, de la Directive 98/5/CE du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise (N° Lexbase : L8300AUX), doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale interdisant à un avocat ayant la qualité de moine, inscrit en tant qu’avocat auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’origine, de s’inscrire auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’accueil afin d’y exercer sa profession sous son titre professionnel d’origine, en raison de l’incompatibilité entre la qualité de moine et l’exercice de la profession d’avocat.
Ayant acquis sa qualité d’avocat à Chypre, un moine du monastère de Pétra (Grèce) avait sollicité son inscription en qualité d’avocat au registre spécial du barreau d’Athènes. Cette demande avait été rejetée au motif que les dispositions nationales grecques relatives à l’incompatibilité entre l’exercice de la profession d’avocat et la qualité de moine s’appliquaient aussi aux avocats souhaitant exercer en Grèce sous leur titre professionnel d’origine.
Le requérant avait alors formé un recours contre cette décision. Saisi de la question, le Symvoulio tis epikrateias (Conseil d’Etat) avait posé, à la Cour de justice de l’Union européenne, une question portant sur l’opposabilité des règles nationales d’incompatibilité aux avocats souhaitant exercer sous leur titre professionnel d’origine, acquis dans un autre Etat membre de l’Union européenne. Par la décision du 7 mai 2019, la Cour est venue trancher la question : «l’article 3, § 2, de la Directive 98/5/CE du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale interdisant à un avocat ayant la qualité de moine, inscrit en tant qu’avocat auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’origine, de s’inscrire auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’accueil afin d’y exercer sa profession sous son titre professionnel d’origine, en raison de l’incompatibilité entre la qualité de moine et l’exercice de la profession d’avocat». La Cour vient ici réaffirmer les conditions d’inscription d’un avocat souhaitant exercer sous son titre professionnel d’origine dans un autre Etat que celui où le titre a été acquis (I) et rejette l’application d’une disposition nationale relative à l’incompatibilité de la profession d’avocat et de la qualité de moine, constitutive d’un obstacle à la libre circulation [1] (II).
I - La distinction entre les règles d’exercice de la profession d’avocat dans un pays autre que celui où la qualification a été acquise et les règles d’exercice de la profession
La matière relève de la Directive 98/5 du Parlement européen et du Conseil du 16 février 1998 visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise (A). La Cour en rappelle respectivement les considérants 2, 6 et 8, dont le premier expose l’objectif d’intégration de l’avocat dans la profession de l’Etat membre d’accueil et ne vise ni à modifier les règles professionnelles applicables dans celui-ci ni à soustraire l’avocat à l’application de ces règles (B).
A - L’exercice de la profession dans un pays autre que celui où la qualification a été acquise
La Directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 1998 [2] visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise a pour objet de faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat à titre indépendant ou salarié dans un Etat membre autre que celui dans lequel a été acquise la qualification professionnelle [3]. En ce sens, l’article 2 de la Directive prévoit que «tout avocat a le droit d'exercer à titre permanent, dans tout autre Etat membre, sous son titre professionnel d'origine, les activités d'avocat». L'avocat voulant exercer dans un Etat membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de s'inscrire auprès de l'autorité compétente de cet Etat membre [4]. L'autorité compétente de l'Etat membre d'accueil procède alors à l'inscription de l'avocat au vu de l'attestation de son inscription auprès de l'autorité compétente de l'Etat membre d'origine [5].
Or, en l’espèce, les autorités grecques avaient rejeté la demande d’inscription en arguant de l’incompatibilité entre l’exercice de la profession d’avocat et la qualité de moine. La question se posait donc de savoir si la règle d’incompatibilité venait faire obstacle au droit à l’inscription de l’avocat ayant acquis sa qualité dans un autre Etat membre, non soumis à cette même règle.
La Cour rappelle que les différences entre les règles nationales quant à l’inscription d’un avocat souhaitant exercer sous son titre d’origine créée des obstacles à la libre circulation [6]. Elle souligne, également, que l’inscription par le registre d’accueil se fait «au vu de l’attestation de son inscription auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’origine», rejetant par la même les dispositions nationales relatives à l’incompatibilité qui sont applicables seuls titres grecs d’avocat et qui ne concernent pas le droit de s’inscrire sur le fondement du titre professionnel d’origine, non soumis à cette disposition. Il en résulte que l’avocat qui a acquis son titre dans un autre Etat ne peut se voir opposée une condition supplémentaire tirée de la législation de l’Etat d’accueil dès lors qu’il fournit l’attestation lui permettant de se prévaloir de la qualité d’avocat acquise dans un autre Etat membre selon dans les conditions du droit national d’origine [7].
Si la Cour reconnaît que le législateur peut prévoir des garanties pour l’exercice de la profession d’avocat sur son territoire [8], celles-ci ne lui permettent pas d’ajouter aux conditions préalables requises pour l’inscription de l’avocat auprès de l’Etat d’accueil.
B - Les règles d’exercice de la profession relève du droit national
La Cour opère une distinction nette entre les règles permettant l’inscription de l’avocat auprès de l’autorité d’accueil et les règles régissant l’exercice de la profession [9]. L’inscription est soumise à la seule production de l’attestation du titre acquis dans un Etat membre. Mais une fois inscrit, l’avocat est soumis aux règles déontologiques applicables à tous les avocats exerçant sur le territoire de l’Etat d’accueil.
Aux termes de l’article 1.2.2 du Code de déontologie des avocats européens, «chaque barreau a ses règles spécifiques dues à ses propres traditions. Elles sont adaptées à l’organisation et au champ d’activité de la profession dans l’Etat membre considéré, ainsi qu’aux procédures judiciaires et administratives et à la législation nationale. Il n’est ni possible ni souhaitable de les en déraciner, ni d’essayer de généraliser des règles qui ne sont pas susceptibles de l’être. Les règles particulières de chaque barreau se réfèrent néanmoins aux mêmes valeurs et révèlent le plus souvent une base commune». La Directive 98/5/CE dispose quant à elle, en son article 6 que «indépendamment des règles professionnelles et déontologiques auxquelles il est soumis dans son Etat membre d'origine, l'avocat exerçant sous son titre professionnel d'origine est soumis aux mêmes règles professionnelles et déontologiques que les avocats exerçant sous le titre professionnel approprié de l'Etat membre d'accueil pour toutes les activités qu'il exerce sur le territoire de celui-ci». Aussi, «en cas de manquement de l'avocat exerçant sous son titre professionnel d'origine aux obligations en vigueur dans l'Etat membre d'accueil, les règles de procédure, les sanctions et les recours prévus dans l'Etat membre d'accueil sont d'application [10]». L’avocat européen peut donc faire l’objet de poursuites disciplinaires conformément au droit national du pays d’accueil [11]. Chaque Etat membre reste donc, en principe, libre de régler l'exercice de la profession d'avocat sur son territoire.
La jurisprudence européenne, a précisé que «les règles applicables à cette profession peuvent, de ce fait, différer substantiellement d'un Etat membre à l'autre» et avoir des effets restrictifs de la concurrence, si cela «s'avère nécessaire au bon exercice de la profession d'avocat telle qu'elle est organisée dans l'Etat membre concerné» [12]. Ainsi, une réglementation nationale peut instituer, pour exercer l'activité d'avocat sous le titre d'avocat de l'Etat membre d'accueil, l'obligation d'être membre d'une entité telle qu'un Ordre des avocats [13]. Mais elle ne saurait poser des règles restrictives constitutives d’obstacles à la libre circulation : c’est sur ce fondement que la Cour écarte les dispositions nationales relatives à l’incompatibilité pour apprécier le droit de l’avocat à être inscrit sur le registre du barreau d’Athènes.
II - L’éviction de la règle relative à l’incompatibilité entre les qualités de moine et d’avocat
La Cour relève que les disparités des lois nationales concernant les règles d’inscription constituaient des obstacles à la libre circulation que la Directive 98/5/CE était venue supprimer. Sous cet éclairage, les incompatibilités avancées pour refuser l’inscription et tirées du droit national venaient reconstituer un obstacle à la libre circulation en ajoutant aux dispositions de la directive une condition à l’inscription que celle-ci n’avait pas prévue (A). Si la Cour reconnait au législateur national la possibilité de prévoir des garanties dans l’exercice de la profession d’avocat, celles-ci doivent être proportionnées et ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs recherchés [14] (B).
A - L’interdiction d’ajouter aux conditions requises une condition supplémentaire.
L’inscription de l’avocat sous son titre professionnel d’origine prévue par l’article 3 de la Directive constitue un droit subjectif reconnu aux titulaires d’un titre d’avocat obtenu dans un Etat membre. Les règles nationales régissent quant à elles les modalités d’exercice de cette profession qui peuvent varier selon les territoires. Il en résulte que les secondes ne peuvent ajouter au premier une condition qui n’était pas prévue par le texte européen : «il y a lieu de considérer que les avocats qui ont acquis le droit de porter ce titre professionnel dans un Etat membre tels que le requérant au principal, et qui présentent à l’autorité compétente de l’Etat membre d’accueil l’attestation de leur inscription auprès de l’autorité compétente de ce premier Etat membre, doivent être considérés comme remplissant toutes les conditions nécessaires à leur inscription auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’accueil, sous leur titre professionnel obtenu dans l’Etat membre d’origine [15]».
La qualité d’avocat étant acquise dans l’Etat membre d’origine, elle est soumise aux conditions posées par cet Etat sans que puissent être opposées les incompatibilités prévues par l’Etat d’accueil.
En l’espèce, l’autorité grecque d’inscription avait considéré que la qualité de moine ne permet pas à celui-ci de présenter, conformément à la législation nationale interdisant à un moine d’être avocat, des garanties telles que, notamment, l’indépendance par rapport aux autorités ecclésiastiques dont il relève, la possibilité de se consacrer entièrement à l’exercice de la profession d’avocat, l’aptitude à gérer des affaires dans un contexte conflictuel, la fixation de son établissement réel dans le ressort du tribunal de grande instance concerné et le respect de l’interdiction de fournir des services à titre gratuit [16].
S’agissant de règles d’organisation de la profession, elles relèvent, selon la Cour, du droit national, mais elles ne sauraient ajouter une condition non prévue par le texte quant à l’inscription de l’avocat souhaitant exercer sous son titre d’origine. En l’espèce, elle conclut que «refuser à un avocat souhaitant exercer dans l’Etat membre d’accueil sous son titre professionnel d’origine son inscription auprès des autorités auprès des autorités compétentes de cet Etat membre, au seul motif qu’il a la qualité de moine, reviendrait à ajouter une condition d’inscription à celles figurant à l’article 3, paragraphe 2 de la Directive 98/5, alors qu’un tel ajout n’est pas autorisé par cette disposition» [17].
B - L’obstacle à la libre circulation
La Cour n’exclut pas que les Etats membres posent des règles d’incompatibilité [18], toutefois «les règles professionnelles et déontologiques applicables dans l’Etat membre doivent, pour être conformes au droit de l’Union, notamment respecter le principe de proportionnalité, ce qui implique qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis. Il appartient à la juridiction de renvoi de procéder aux vérifications nécessaires en ce qui concerne la règle d’incompatibilité en cause au principal» [19]. Aussi, aux termes de la décision, prononcée conformément aux conclusions de l’avocat général [20], «l’article 3, § 2, de la Directive 98/5/CE du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale interdisant à un avocat ayant la qualité de moine, inscrit en tant qu’avocat auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’origine, de s’inscrire auprès de l’autorité compétente de l’Etat membre d’accueil afin d’y exercer sa profession sous son titre professionnel d’origine, en raison de l’incompatibilité entre la qualité de moine et l’exercice de la profession d’avocat».
La solution s’inscrit dans le sillage de la jurisprudence de la Cour dont il faut rappeler qu’elle avait déjà jugé que «l’article 3 de la Directive 98/5/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un Etat membre autre que celui où la qualification a été acquise, doit être interprété en ce sens que ne saurait constituer une pratique abusive le fait, pour le ressortissant d’un Etat membre, de se rendre dans un autre Etat membre afin d’y acquérir la qualification professionnelle d’avocat à la suite de la réussite d’épreuves universitaires et de revenir dans l’Etat membre dont il est le ressortissant pour y exercer la profession d’avocat sous le titre professionnel obtenu dans l’Etat membre où cette qualification professionnelle a été acquise [21]».
[1] CJUE, 7 mai 2019, aff. C-431/17, Monachos Eirinaios (N° Lexbase : A5256ZAW), point 25.
[2] Un projet de Loi pour transposer la Directive sur la liberté d’établissement des avocats, Le Quotidien Lexbase du 7 mars 2002 (N° Lexbase : L8300AUX).
[3] Directive 98/5/CE, art. 1.1.
[4] Directive 98/5/CE, art. 3.
[5] Directive 98/5/CE, art. 3.2 ; v., par ex., Reconnaissance des titres professionnels croates pour l’exercice en France de la profession d’avocat, Le Quotidien Lexbase du 6 septembre 2013.
[6] CJUE, 17 juillet 2014, aff. C-58/13 (N° Lexbase : A4751MUI), décision citée par la Cour.
[7] Cass. civ. 1, 23 novembre 2004, n° 03-10.636, F-P+B (N° Lexbase : A0324DEQ) v., aussi, (N° Lexbase : A0324DEQ) ; CE 6° et 5° ch.-r., 30 janvier 2019, n° 408258, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6294YUN).
[8] Nos obs., Dalloz actualité, 20 février 2019 ; 21 mars 2019 ; 5 juin 2018.
[9] CJUE, 7 mai 2019, point 30.
[10] Directive 98/5/CE, art. 7 ; CJUE, 19 septembre 2006, aff. C-506/04 (N° Lexbase : A2087DRQ).
[11] Cass. civ. 1, 14 décembre 2016, n° 15-27.394, F-D (N° Lexbase : A2149SXU) et n° 15-27.395, F-D (N° Lexbase : A2319SX8).
[12] CJUE, 3 février 2011, C-309/99 (N° Lexbase : A1650GRK).
[13] CJUE, 3 février 2011, aff. C-359/09 (N° Lexbase : A1650GRK) ; «Une réglementation nationale peut instituer, pour exercer l'activité d'avocat sous le titre d'avocat de l'Etat membre d'accueil, l'obligation d'être membre d'une entité telle qu'un Ordre des avocats», Le Quotidien Lexbase du 8 février 2011 ; Adde CJUE, 2 décembre 2010, aff. C-225/09 (N° Lexbase : A4111GM9).
[14] CJUE, 7 mai 2019, point 33.
[15] CJUE, 7 mai 2019, point 28.
[16] CJUE, 7 mai 2019, point 18.
[17] CJUE, 7 mai 2019, point 34.
[18] F. Girard de Barros, Le régime des incompatibilités afférent à l’exercice de la profesion d’avocat, Lexbase Professions, n° 101, 8 décembre 2011 (N° Lexbase : N8873BSG).
[19] CJUE, 7 mai 2019, point 35.
[20] Conclusions de l’avocat général E. Sharpton, présentées le 19 déc. 2018, aff. C‑431/17.
[21] CJUE, 17 juill. 2014, aff. C-58/13 et C-59/13, v., également, les conclusions de l’avocat générale.
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