Réf. : Cass. soc., 30 janvier 2019, n° 17-31.473, F-P+B (N° Lexbase : A9841YUZ)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
le 13 Février 2019
Harcèlement moral • absence répétées ou prolongées • licenciement • nullité • charge de la preuve
Résumé
Lorsque l’absence prolongée du salarié est la conséquence du harcèlement moral dont il a été l’objet, l’employeur ne peut se prévaloir de la perturbation que l’absence prolongée du salarié a causé au fonctionnement de l’entreprise. |
Par un arrêt rendu le 30 janvier 2019, la Chambre sociale de la Cour de cassation rappelle que l’employeur ne peut tirer prétexte des absences répétées ou prolongées d’un salarié pour le licencier lorsque ces absences sont la conséquence d’un harcèlement moral. La décision, fort classique, s’inscrit donc dans la logique de protection du salarié harcelé contre la rupture de son contrat de travail (I). Elle présente toutefois l’intérêt de préciser le régime probatoire permettant de caractériser le lien de causalité entre harcèlement et licenciement (II).
Commentaire
I - La prohibition du licenciement prononcé en raison des absences d’un salarié harcelé
Ruptures du contrat de travail consécutives à un harcèlement moral. Le régime juridique du harcèlement moral dans le Code du travail tend, parmi d’autres fonctions, à assurer la protection du salarié victime de harcèlement contre la rupture de son contrat de travail. Cette protection résulte principalement de deux textes.
D’abord, l’article L. 1152-2 du Code du travail (N° Lexbase : L8841ITM) dispose qu’«aucun salarié […] ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire […] pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral». Ce texte interdit donc très clairement que le harcèlement moral justifie le licenciement. Ensuite, l’article L. 1152-3 du même Code (N° Lexbase : L0728H9T) dispose que «toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) et L. 1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul». Sans doute conçu pour établir la sanction d’un licenciement prononcé pour avoir subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement, ce texte dépasse toutefois très largement cet objet en visant «toute rupture» intervenue en méconnaissance de l’article L. 1152-1.
A partir de ces textes s’est développée une dense jurisprudence sanctionnant par la nullité l’immense majorité des ruptures de contrat de travail survenue dans un contexte de harcèlement.
Le lien entre certains types de rupture et le harcèlement apparaît avec évidence. Cela est le cas, notamment, d’une demande de résiliation judiciaire [1] ou d’une prise d’acte de la rupture du contrat de travail [2] au soutien desquelles le salarié invoque les agissements de harcèlement comme manquement grave de l’employeur. Si le salarié quitte l’entreprise ou demande au juge de mettre fin à la relation, c’est précisément en raison du harcèlement.
Le lien entre rupture conventionnelle et harcèlement est plus indirect. Malgré la généralité des termes de l’article L. 1152-3 du Code du travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation n’admet pas directement que la convention de rupture puisse être remise en cause en raison d’un harcèlement et exige que soit apportée la preuve, par le salarié, de l’existence d’un vice de son consentement qui peut trouver son origine dans le harcèlement [3].
Les licenciements en réaction au harcèlement forment le gros du contentieux. Il peut s’agir de tout type de licenciement : licenciement pour faute dont la véritable cause tient au harcèlement [4], licenciement pour insuffisance professionnelle [5] et, même, rupture d’un contrat à durée déterminée à terme qualifiée de licenciement après que la relation contractuelle ait été requalifiée en contrat à durée indéterminée [6].
Le plus souvent, l’état de santé du salarié victime de harcèlement se sera détérioré et l’employeur aura prononcé un licenciement pour inaptitude [7] ou un licenciement en raison des absences répétées ou prolongées du salarié qui désorganisent l’entreprise et imposent son remplacement définitif [8]. C’est à propos de cette dernière espèce que la Chambre sociale de la Cour de cassation était saisie dans l’affaire étudiée.
L’affaire. Après plusieurs arrêts de travail en raison d’un accident de travail puis de maladie, une salariée est licenciée en raison de son absence prolongée perturbant le bon fonctionnement de l'entreprise et nécessitant son remplacement définitif. La salariée agit aux prud’hommes pour contester le licenciement et voir reconnaître l’existence d’un harcèlement moral. La cour d’appel de Paris considère que le harcèlement est caractérisé, que l’employeur a manqué à son obligation de sécurité et condamne ce dernier à indemniser la salariée à ce titre. Les juges prononcent, par ailleurs, la nullité du licenciement.
L’employeur forme un pourvoi en cassation et soutient, par un moyen unique, que le licenciement consécutif à un harcèlement moral ne peut être annulé qu’à condition que soit démontré que la salariée a été licenciée «pour avoir subi ou refusé de subir de tels agissements», qu’il existe donc un «lien entre le harcèlement moral reproché à la société […] et le licenciement pour absence répétée et prolongée». La charge de la preuve que le licenciement a pour cause les agissements de harcèlement moral reposerait sur les épaules du salarié, par application des règles de droit commun de la preuve issues de l’article 1353 du Code civil (N° Lexbase : L1013KZK), règles que les juges du fond n’auraient pas respectées en jugeant que l’employeur n’établissait pas que le licenciement était «justifié par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement». Enfin, l'absence de justification par l'employeur des perturbations engendrées par l'absence prolongée ou répétée du salarié que lui reprochait les juges du fond ne pouvaient conduire qu’à considérer le licenciement sans cause réelle et sérieuse et non à l’annuler.
Par un arrêt rendu le 30 janvier 2019, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi. Par un chapeau interne, elle énonce que «lorsque l'absence prolongée du salarié est la conséquence du harcèlement moral dont il a été l'objet, l'employeur ne peut se prévaloir de la perturbation que l'absence prolongée du salarié a causé au fonctionnement de l'entreprise». La cour d’appel a légalement justifié sa décision, sans inverser la charge de la preuve, en retenant que «l'existence d'un harcèlement moral ayant eu des répercussions sur l'état de santé de la salariée, dont elle avait constaté l'absence de l'entreprise en raison de plusieurs arrêts de travail», faisant ainsi «ressortir le lien de causalité entre le harcèlement moral à l'origine de l'absence de la salariée et le motif du licenciement».
II - Le lien de causalité entre harcèlement moral et licenciement
Confirmation. La solution adoptée par la Chambre sociale n’est en rien une surprise. A plusieurs reprises déjà, elle a jugé que l’employeur ne pouvait se prévaloir des absences du salarié pour le licencier lorsque celles-ci sont la conséquence d’un harcèlement moral [9].
Le lien de cause à effet entre harcèlement et justification du licenciement doit être établi, ce qui revient donc à donner plus d’importance aux dispositions de l’article L. 1152-2 qu’à celle de l’article L. 1152-3 du Code du travail : le salarié ne peut être licencié «pour» avoir subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement. Il y a là une forme de cohérence avec la décision rendue récemment à propos de la rupture conventionnelle conclue dans un contexte de harcèlement moral, affaire dans laquelle la Chambre sociale refusait d’annuler la rupture conventionnelle au seul prétexte qu’elle avait été conclue dans un contexte de harcèlement moral [10]. Dans ce cas de figure, il faut également que soit établi le lien entre la cause de nullité de la convention de rupture (vice du consentement) et le harcèlement moral.
Une interrogation subsiste quant à l’intensité du lien de causalité. Faut-il que le harcèlement soit la cause immédiate et exclusive des absences ou peut-elle n’être que l’une des raisons pour lesquelles le salarié était placé en arrêt de travail ? En 2011, la Chambre sociale admettait le raisonnement d’une cour d’appel qui jugeait que les absences répétées du salarié étaient «au moins pour partie la conséquence» du harcèlement, laissant ainsi penser que le lien de causalité puisse être au moins modérément distendu [11]. La décision n’apporte aucune précision sur cette question, notamment parce que l’employeur n’argumentait pas sur une pluralité de cause des absences mais, seulement, sur la charge de la preuve du lien de causalité entre absences et harcèlement. Il nous semble nécessaire de ne pas exiger un lien de causalité trop serré parce que cela impliquerait de réintroduire de la subjectivité dans l’appréciation du harcèlement moral et de ses conséquences. Il serait, par exemple, parfaitement regrettable que des considérations liées à la fragilité de tel ou tel salarié, liées au comportement plus ou moins nocif ou intentionnel du harceleur, soient introduites dans ce débat.
Si la décision ne fait donc que conforter une jurisprudence bien établie, il n’en demeurait pas moins intéressant de le signaler parce qu’il précise les règles de charge de la preuve du lien entre harcèlement et absences.
Charge de la preuve du lien de causalité entre harcèlement et absences. Qui doit établir qu’il existe ou n’existe pas de lien de cause à effet entre absences et harcèlement ? Plusieurs options étaient envisageables.
L’employeur soutenait que les règles de droit commun de la preuve devaient être mobilisées. Le salarié, demandeur à l’action et revendiquant la réalisation d’une créance indemnitaire auprès de l’employeur, devrait, en application de l’article 1353 du Code civil démontrer l’existence du lien de causalité.
Une autre hypothèse aurait pu consister à étendre le domaine des règles de preuve du harcèlement. Celui-ci bénéficie, rappelons-le, d’un système probatoire original inspiré de celui de la preuve des discriminations. Par application de l’article L. 1154-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6799K9P), le salarié qui prétend être victime de harcèlement «présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement», l’employeur étant alors tenu «de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement». Cette interprétation pouvait s’appuyer sur une décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation en 2014. Dans cette affaire, les juges du fond déboutaient une salariée de sa demande d’annulation du licenciement en lui reprochant de ne pas apporter d’éléments susceptibles «de prouver que le harcèlement moral dont elle a été l'objet était la cause de ses absences répétées ou participait au processus qui les avait générées» [12]. La Chambre sociale cassait cette décision et jugeait que la cour d’appel avait «constaté l'existence d'agissements susceptibles d'altérer la santé physique ou mentale de la salariée et permettant de présumer l'existence d'un harcèlement, en sorte qu'il revenait à l'employeur d'établir que le licenciement était justifié par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement».
Aucun de ces raisonnements n’était toutefois pleinement approprié. En effet, la preuve du lien entre harcèlement et absence permet, en réalité, de caractériser la cause réelle du licenciement. Ce sont donc les règles de preuve spécifiques à la cause réelle et sérieuse du licenciement qui doivent être mobilisées. Or, en la matière, l’article L. 1235-1, alinéa 3 du Code du travail (N° Lexbase : L8060LGM) prescrit que le juge «forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles». On enseigne traditionnellement que la charge de la preuve de la légitimité de la cause du licenciement ne repose pas spécifiquement sur les épaules de l’une des parties. C’est donc fort justement que la Chambre sociale refuse de faire peser la charge de la preuve du lien entre absences et harcèlement sur les épaules du salarié.
On pourrait être tenté d’opposer à ce raisonnement qu’il implique de rechercher si le harcèlement a effectivement eu des conséquences sur l’état de santé du salarié, ce que la jurisprudence n’exige pas pour caractériser le harcèlement lui-même [13] puisque les agissements de harcèlement doivent seulement emporter une dégradation des conditions de travail «susceptible» d'altérer la santé physique ou mentale du salarié [14]. Il s’agit pourtant de deux questions différentes puisqu’il n’est plus question d’établir l’existence du harcèlement, qui n’exige pas la preuve de l’altération de l’état de santé, mais de démontrer que le licenciement est causé par l’état de santé, ce qui nécessite cette fois de montrer le lien entre harcèlement et absences répétées ou prolongées.
Décision
Cass. soc., 30 janvier 2019, n° 17-31.473, F-P+B (N° Lexbase : A9841YUZ)
Rejet (CA Paris, Pôle 6, 9ème ch., 8 novembre 2017, n° 13/12176 N° Lexbase : A0460WYP)
Texte concerné : C. trav., art. L. 1152-3 (N° Lexbase : L0728H9T).
Lien base : (N° Lexbase : E0279E7H). |
[1] Cass. soc., 20 février 2013, n° 11-26.560, F-P+B (N° Lexbase : A4354I8R).
[2] Cass. soc., 8 juillet 2015, n° 14-13.324, F-D, Rejet (N° Lexbase : A7843NMG) ; Cass. soc., 28 mars 2018, n° 16-20.020, F-D (N° Lexbase : A8781XI3).
[3] Cass. soc., 23 janvier 2019, n° 17-21.550, FS-P+B (N° Lexbase : A3141YUU) et nos obs., Autonomie du régime juridique de la rupture conventionnelle : le pas de trop ?, Lexbase, éd. soc., n° 771, 2019 (N° Lexbase : N7530BX8).
[4] Cass. soc., 1er décembre 2011, n° 10-17.825, F-D (N° Lexbase : A4807H3G).
[5] Cass. soc., 9 avril 2014, n° 13-11.670, F-D (N° Lexbase : A0978MKG).
[6] Cass. soc., 4 juin 2014, n° 13-17.099, F-D (N° Lexbase : A2756MQ7).
[7] Cass. soc., 23 septembre 2008, n° 07-42.920, F-D (N° Lexbase : A5035EAQ) ; Cass. soc., 18 mars 2014, n° 13-11.174, F-D (N° Lexbase : A7615MHI).
[8] Cass. soc., 11 octobre 2006, n° 04-48.314, F-P+B+R (N° Lexbase : A7726DRL), RDT 2007, p. 30, obs. E. Dockès ; JCP éd. S, 2006, 1985, note J.-Y. Frouin.
[9] Cass. soc., 11 octobre 2006, préc. ; Cass. soc., 16 décembre 2010, n° 09-41.640, F-D (N° Lexbase : A2490GNK) ; Cass. soc., 15 janvier 2014, n° 12-20.688, FS-P+B (N° Lexbase : A7785KTI).
[10] Cass. soc., 23 janvier 2019, préc..
[11] Cass. soc., 6 juillet 2011, n° 10-16.477, F-D (N° Lexbase : A9644HUQ).
[12] Cass. soc., 15 janvier 2014, préc..
[13] Cass. soc., 20 octobre 2011, n° 10-19.291, F-D (N° Lexbase : A8845HYA).
[14] C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P).
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