Réf. : Cass. crim., 12 décembre 2018, n° 17-85.736, F-P+B+I (N° Lexbase : A1469YQH)
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par Pauline Le Monnier de Gouville, Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris II Panthéon-Assas, Directrice des études de l’Institut d’Etudes Judiciaires Pierre Raynaud
le 24 Janvier 2019
Mots-clés : délit de solidarité • application de la loi pénale dans le temps • rétroactivité • loi pour une immigration maîtrisée
Résumé : par un arrêt du 12 décembre 2018, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a fait application immédiate des dispositions plus favorables de l’article L. 622-4, 3° du CESEDA (N° Lexbase : L1972LMY), modifié par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 (N° Lexbase : L9696LLP), à des faits d’aide à la circulation et au séjour irréguliers d’étrangers, commis antérieurement à son entrée en vigueur.
«Que devient un pays, une culture, une langue, quand l'hospitalité […] peut devenir un crime ?», s’interrogeait en 1996 le philosophe Jacques Derrida à propos de l’appellation antinomique «délit de solidarité» [1].
Alors qu’a été adoptée la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie [2], la Chambre criminelle a eu l’occasion de se prononcer, pour la première fois, sur les nouvelles dispositions de l’article L. 622-4, 3°, du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, relatives au «délit de solidarité» [3], ainsi modifiées par l’article 38 de ladite loi.
Par un arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence du 11 septembre 2017, un homme était condamné pour avoir facilité la circulation et le séjour d’environ deux-cents migrants Soudanais et Erythréens et pour les avoir aidés à passer la frontière italo-française. En première instance, le prévenu, qui se présentait comme le porte-parole des migrants et des militants associatifs, avait été déclaré coupable du chef de délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, sur le fondement de l’article L. 622-1 du CESEDA (N° Lexbase : L8951IU3), mais avait été renvoyé des fins de la poursuite pour le délit d’installation en réunion sur le terrain d’autrui sans autorisation. Le ministère public, le prévenu et la SNCF, partie civile déboutée de ses demandes, interjetaient appel de de ladite décision. De son côté, l’intéressé invoquait l’existence d’une immunité pénale, prévue par l’article L. 622-4, 3° lorsque l’aide apportée n’a «donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci» [4]. La cour d’appel ne l’entendait pas ainsi. Selon elle, en effet, «la matérialité des faits n’est pas contestée, […] le prévenu savait que les migrants pris en charge étaient démunis de titre de séjour». Elle déniait en outre toute existence d’une immunité humanitaire, dès lors que l’action du prévenu «s’inscrivait dans une démarche d’action militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en œuvre par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration». Or, «lorsque l’aide s’inscrit dans une contestation globale de la loi, elle n’entre pas dans les exemptions prévues mais sert une cause militante qui ne répond pas à une situation de détresse [du migrant, de sorte que] cette contestation constitu[ait] une contrepartie» à l’aide apportée. Les juges du fond condamnaient ainsi le prévenu à quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir porté assistance aux migrants en infirmant, par ailleurs, le jugement, déclarant également l’agriculteur coupable du chef d’installation sur le terrain d’autrui sans autorisation et aux intérêts civils.
L’affaire avait d’autant fait grand bruit que c’est à l’occasion du pourvoi en cassation qu’était soulevée une question prioritaire de constitutionnalité fondée sur le principe de fraternité, donnant lieu à la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 [5]. Cette question soutenait que l’article L. 622-1 du CESEDA et l’absence d’exemption pénale en faveur de personnes poursuivies pour tout acte humanitaire réalisé sans contrepartie directe ou indirecte, ainsi que l’inapplication de l’article L. 622-4, 3° à l’entrée et à la circulation d’un étranger en situation irrégulière sur le territoire français contrevenaient au principe de légalité et de nécessité des délits et des peines, au principe d’égalité devant la justice et au principe de fraternité [6]. Le Conseil constitutionnel jugeait alors, de manière pour le moins éclatante, que «la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle» (§ 7). Au soutien de cette affirmation, plusieurs dispositions de la Constitution faisant référence à la fraternité étaient mobilisées : son préambule, l’article 72-3 (N° Lexbase : L8825HBH) mais aussi la devise de la République telle que proclamée par l’article 2, alinéa 4 - «Liberté, Egalité, Fraternité». Ce principe nouvellement identifié permettait ainsi au Conseil constitutionnel de reconnaître la liberté pour chacun «d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national» (§ 8). Et d’ajouter, cependant, qu’un tel principe doit se concilier avec la sauvegarde de l’ordre public, dont participe l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière (§ 9-10). Les juges constitutionnels prenaient alors le soin de distinguer l’aide au séjour et à la circulation -devant bénéficier largement des immunités humanitaires-, et l’aide à l’entrée sur le territoire national, qui continue de constituer un délit : «en réprimant toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public» (§ 13). Forts du principe de fraternité nouvellement consacré, les Sages estimaient contraire à la Constitution la limitation des exemptions prévues à l’article L. 622-4 aux seules aides au séjour irrégulier des étrangers. Conscients, néanmoins, des difficultés que provoquerait une effectivité immédiate de cette inconstitutionnalité, ils choisissaient d’en reporter les effets au 1er décembre 2018.
Le législateur devait prendre acte de cette importante décision ; tel fut l’objet de la loi précitée du 10 septembre 2018 modifiant la rédaction de l’article L. 622-4, relatif aux immunités humanitaires, afin d’en étendre le champ d’application et d’évincer les poursuites pénales lorsque l’aide à la circulation et au séjour irréguliers «a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire».
C’est ainsi dans ce contexte, chargé en actualités, que la Cour de cassation devait se prononcer à propos de la présente affaire sujette à nos observations. Les faits reprochés avaient été commis en octobre 2016, antérieurement, donc, à la loi du 10 septembre 2018 et à la décision du Conseil constitutionnel. L’article 71 de la loi nouvelle, précisément, prévoit que la loi est d’application immédiate. En outre, l’article L. 622-4 ainsi modifié entre dans le champ d’application de l’article 112-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2215AMY), lequel consacre le principe de la rétroactivité de la loi pénale plus douce. En effet, au regard de l’ancien texte, deux conditions étaient requises pour échapper à toute poursuite : ne recevoir aucune «contrepartie directe ou indirecte» (rien n’en précisant la nature, au risque d’interprétations les plus diverses) ; apporter une aide entrant dans l’une des catégories limitativement prévues par la loi. L’on regrettait, au demeurant, que les types d’aide autorisée ne soient pas toujours clairement définis (où commence et où cesse l’aide tendant «préserver la dignité ou l’intégrité physique» ?) et puissent -en fonction de l’interprétation qui en serait donnée- s’avérer trop limités. Donner des cours d’alphabétisation, par exemple, pouvait bien ne pas entrer dans le champ de l’exonération. Parce que les nouvelles dispositions définissent de manière plus large qu’auparavant l’immunité accordée pour des faits d’aide à la circulation et au séjour irréguliers, en précisant que l’aide apportée a consisté à «fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux» ou en une «toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire», la nature du texte doit être considérée comme plus douce et donc favorable au prévenu. Ainsi, au visa de l’article 112-1 du Code pénal, la Cour de cassation fait application, sans surprise aucune, du principe de rétroactivité in mitius : elle vient rappeler qu’«il résulte d[e ce texte] que les dispositions nouvelles s’appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur dès lors qu’elles n’ont pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée, lorsqu’elles sont moins sévères que les dispositions anciennes».
Reste que l’arrêt commenté prononce une cassation avec renvoi. Il appartiendra dès lors à la cour d’appel de Lyon d’apprécier le caractère humanitaire de l’action de l’intéressé. L’affaire est par ailleurs loin d’être achevée : ce dernier a en effet admis s’être plusieurs fois rendu à Vintimille, de l’autre côté de la frontière, afin de prendre en charge d’autres migrants et de les conduire à son propre domicile ou dans des locaux désaffectés de la SNCF. La décision de la cour d’appel de Lyon est donc attendue et l’on veut croire que le principe de fraternité, auquel la Cour de cassation ne fait ici nullement référence, parviendra à servir d’autres causes.
[1] Le 21 décembre 1996, le philosophe improvisait une intervention lors d’une soirée de solidarité avec les sans-papiers au Théâtre des Amandiers de Nanterre qu’il accepta, ensuite, de transcrire pour la revue du Groupe d’information et de soutien des immigrés, Plein droit (n° 34) sous le titre «Quand j’ai entendu l’expression “délit d’hospitalité”…» : v. Le Monde, Ce que Jacques Derrida pensait du «délit d’hospitalité» en 1996, 19 janvier 2018, qui reproduit cette intervention. Soulignons qu’étymologiquement, les termes d’ «hospitalité» et d’«hostilité» proviennent du même terme, «hostis», lequel, dans un premier sens, signifie l’étranger, puis, dans un second, l’ennemi. Parce que l’étranger peut être reçu et accueilli, le terme «hostis» connaît alors un dérivé, «hospes», ayant notamment donné les mots français d'hôte, d'hospice, d'hôpital, et d’hospitalité.
[2] V. S. Slama, Loi «immigration - asile - intégration», une loi d’entre deux, Lexbase éd. pub., 2018, n° 517 (N° Lexbase : N5782BXG).
[3] V. S. Slama, Délit de solidarité : actualité d’un délit d’une autre époque, Lexbase éd. pub., 2017, n° 456 (N° Lexbase : N7658BWK) et, du même auteur, Délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers : controverses sur la légitimité d’un «délit d’humanité», AJ pénal, 2011, 496 ; C. Lazerges, Le délit de solidarité, une atteinte aux valeurs de la République, RSC, 2018, 267 ; CNCDH, Avis sur l'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, 19 novembre 2009 et Avis Mettre fin au délit de solidarité, 18 mai 2017 ; P. Le Monnier de Gouville, Liberté, Egalité, Solidarité, Lexbase Pénal, juin 2018 (N° Lexbase : N4569BXI).
[4] Sur ce point, v. D. Roets, A quoi sert le fait justificatif spécial d’humanité de l’article L622-4 3° du CESEDA ?, AJ pénal., 2017, 535.
[5] Cons. const., décision n° 2018-717/718 QPC, du 6 juillet 2018 (N° Lexbase : A1710XWA), Lexbase éd. pub., 2018, n° 515 (N° Lexbase : N5498BXW), note S. Slama ; ibid. Lexbase éd. pub., n° 510 (N° Lexbase : N4929BXT), obs. M. Le Guerroué ; Dalloz actualité, 10 juillet 2018, obs. E. Maupin ; D., 2018. 1894, et les obs., note C. Saas ; AJDA, 2018. 1421 ; ibid. 1781 ; ibid. 1786 ; ibid. 1781, note J. Roux , note V. Tchen ; AJ fam., 2018. 426 et les obs. ; RFDA, 2018. 959, note J.-E. Schoettl ; ibid. 966, note M. Verpeaux ; Constitutions, 2018. 341, Décision. V. également M. Borgetto, Sur le principe constitutionnel de fraternité, RDLF, 2018, chron. n° 14.
[6] Cass. crim., 9 mai 2018, n° 17-85.736, F-D (N° Lexbase : A6181XMU).
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