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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Deux guerres mondiales et la folie des nationalismes plus tard, et les européens -du moins ceux qui se considèrent comme tels sur un plan géographique et civilisationnel- entament la longue marche vers l'"unité supérieure" avec, d'abord, le Traité de Bruxelles du 17 mars 1948, instituant une Union de l'Europe occidentale pour la coopération économique, sociale et culturelle et la défense collective des cinq Etats signataires, puis le Traité de Paris du 18 avril 1951, instaurant la Communauté du charbon et de l'acier (CECA), et, bien entendu, le Traité de Rome, le 25 mars 1957, instituant la Communauté économique européenne des six Etats fondateurs. Un Traité de fusion des exécutifs communautaires du 8 avril 1965, instaurant le Parlement, la Commission et la Cour de justice, et un "Acte unique" des 17 et 28 février 1986, instaurant un marché unique et une coopération politique européenne, plus tard, et le "véhicule" organique européen, le "squelette" de l'Europe politique et juridique, prend définitivement forme.
Puis, vint l'heure du Traité de Maastricht du 7 février 1992, instaurant la monnaie unique, ratifié de justesse dans un climat eurosceptique, du Traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997, qui s'intéresse à la coopération judiciaire et du Traité de Nice du 26 février 2001, qui fixe les principes et les méthodes de l'élargissement de la Communauté aux autres Etats du continent. Après "Maastricht", rien qui ne puisse, peu ou prou, heurter la conscience souverainiste des peuples européens à la veille d'un changement majeur de leur quotidien : l'introduction de la monnaie unique. La prudence était bonne conseillère : le projet de "Constitution européenne", architecture d'une Europe supranationale, ayant été rejeté par les différents peuples appelés à se prononcer par référendum, en 2005. La "marche" cinquantenaire vers l'Union européenne était-elle, finalement, trop courte ? Ou bien est-elle, tout simplement, utopique ?
"Inspirée par la volonté des citoyens et des Etats d'Europe de bâtir leur avenir commun, cette Constitution établit l'Union européenne, à laquelle les Etats membres confèrent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs. L'Union coordonne les politiques des Etats membres visant à atteindre ces objectifs et exerce sur le mode communautaire les compétences qu'ils lui transfèrent" : le voilà le paradoxe de cette Constitution avortée. Il est inscrit, tout simplement, de manière lisible et intelligible par tout un chacun à l'article premier du projet. Ce ne sont pas les citoyens européens qui souhaitent s'unir et transférer une quelconque parcelle de leur souveraineté populaire aux institutions de la Communauté pour donner naissance à une Union, voire une Fédération, s'il faut respecter les "glorieuses individualités" chères à Hugo. Ce sont les "citoyens" et les "Etats d'Europe", deux concepts politiques, fondus en un seul, à la vérité, en celui "d'Etats souverains d'Europe" qui consentent à l'Union.
Quoi de commun avec le préambule suivant : "Nous, le Peuple des Etats-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les Etats-Unis d'Amérique", inscrit en tête de la Constitution de 1787 ?
Assurément la Communauté, puis l'Union européenne, partagent avec les Etats-Unis d'Amérique les mêmes objectifs : cinquante ans de construction et d'intégration européennes auront assuré la paix, une défense commune, le cadre d'une justice unifiée, une croissance économique commune et une protection supranationale des libertés. Non, assurément, là où la divergence est la plus marquée, c'est dès le début du texte : au Peuple des Etats-Unis répondent les citoyens et les Etats d'Europe. Pourtant, lorsque Randolph, Patterson et Sherman proposent cette formule, le 17 septembre 1787, ils font, eux, un pari sur l'avenir : celui de fonder la Constitution sur le peuple entier et non sur les Etats en tant que tels ; et, ce faisant, ils prennent le risque que certains Etats ne ratifient pas la Constitution, tout en laissant la porte ouverte à l'expansionnisme de la Fédération.
Si la première erreur commise avec ce projet constitutionnel est, certainement, d'avoir brimé toute conscience collective européenne dans l'oeuf au bénéficie d'une "glorieuse individualité" des Etats "octroyant" un transfert de compétence ; la deuxième erreur est, sans doute, de voir, dans la longue marche vers l'intégration européenne et, éventuellement, les Etats-Unis d'Europe, une marche vers l'Humanité. A lire le préambule du projet constitutionnel européen de 2004 : "Persuadés que les peuples de l'Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions et, unis d'une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun / Assurés que, Unie dans sa diversité', l'Europe leur offre les meilleures chances de poursuivre, dans le respect des droits de chacun et dans la conscience de leurs responsabilités à l'égard des générations futures et de la planète, la grande aventure qui en fait un espace privilégié de l'espérance humaine", l'on retrouve le dessein final de l'auteur des Orientales. Ne disait-il pas : "Elle s'appellera l'Europe, au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité"... Et, c'est encore et toujours l'Europe, lumière des libertés individuelles et droits fondamentaux, qui veut rayonner dans le monde et commander à sa structure politique. Mais, les leçons de l'Histoire américaine sont tout autres : la Constitution américaine n'est pas une Constitution idéaliste, mais une Constitution pragmatique, en réaction à l'inefficacité politique de la Confédération américaine de 1777. Et, la doctrine Monroe du 1825 a parachevé cette construction isolationniste, presque... égoïste. Les américains ne recherchent pas le bien commun mais leur intérêt personnel, souvent confondu avec le bien commun ; là est la différence philosophique fondamentale avec les européens. Et, le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007, instaurant, à proprement dit, l'Union européenne, ne change rien à l'affaire.
La première Constitution américaine, celle de 1777, était une alliance étroite et exclusive des Etats/colonies nouvellement indépendantes qui déléguaient à la Confédération, leurs pouvoirs en matière de défense, d'affaires étrangères, de politique monétaire... Prérogatives régaliennes s'il en est. Mais point de ressources fiscales propres : la Confédération fonctionnait sur la base des subsides accordés par les Etats membres. Le Congrès de la Confédération n'avait pas d'autorité supérieure sur les Etats, et ces derniers se permettaient de déroger aux consignes confédérales...
Le texte de 1777 comportait treize articles, dont quelques extraits permettront, sans doute, au lecteur, d'établir une comparaison instinctive avec nos institutions européennes, il suffit de changer le nom du continent et nous y serions presque : le nom officiel de la confédération est Etats-Unis d'Amérique ; les Etats conservent leur souveraineté dans tout domaine non expressément délégué au Congrès ; les Etats s'obligent à s'assister mutuellement pour leur défense ; les habitants de chaque Etat peuvent circuler librement dans n'importe quel autre Etat, et y jouir de tous les privilèges de ses citoyens. Les Etats reconnaissent les jugements prononcés dans les autres Etats ; un comité formé d'un représentant par Etat peut, avec l'accord du Congrès, recevoir certains de ses pouvoirs entre les sessions. Les décisions s'y prennent à neuf voix, et il ne peut prendre de décision dans les domaines où neuf voix sont nécessaires au Congrès ; les Etats doivent respecter les décisions du Congrès dans ses domaines de compétence. L'union est perpétuelle, les articles ne sont modifiables que par vote du Congrès et ratification par tous les Etats...
La faillite de la Confédération fût la souveraineté persistante des Etats fondateurs ; certains Etats se sont exagérément endettés, au point de connaître des révoltes populaires, et ils considéraient leur Constitution et leurs lois comme supérieures aux articles de la Confédération. Par ailleurs, ces Etats conservaient leur propre monnaie et taxaient les produits importés des autres Etats membres... Comparaison n'est pas toujours raison, mais c'est sur ce terrain que l'Union européenne de 2011 prend de l'avance sur la Confédération américaine de 1786. Le "marché unique", le droit communautaire, la monnaie unique -qu'il convient de sauver quel que soit le nombre d'Etats prêts à prendre les mesures nécessaires à sa perduration- et l'abandon progressif de la majorité absolue, voire de la majorité qualifiée sont la marque d'une plus grande intégration que celles des treize colonies en pleine guerre contre la couronne britannique.
Et, les deux dernières initiatives européennes pourraient bien fermer le ban sur un point de non retour. D'abord, la création, le 1er juin 2011, de l'Institut européen du droit, qui pour sembler être un "machin", comme l'eut dît De Gaulle, a pour ambition de devenir un véritable laboratoire de l'harmonisation juridique en Europe, et vise également à mieux faire connaître le droit communautaire, au profit des citoyens comme des juristes nationaux, contribuant à remettre le citoyen au coeur du projet communautaire et à l'émergence d'un espace politique européen plus fort. Ensuite, la récente volonté de la Commission de se doter de ressources propres constitue une avancée importante vers l'intégration européenne. En effet, lors de la présentation des propositions de la Commission sur le budget pluriannuel de l'Union européenne, le 29 juin 2011, cette dernière a annoncé qu'elle souhaitait introduire de nouvelles ressources propres pour l'Union. Il s'agirait, d'une part, de créer une taxe sur les transactions financières, et, d'autre part, de moderniser le système communautaire de TVA. Corrélativement, l'actuelle ressource issue de la TVA, qui consiste en un prélèvement d'un certain pourcentage des ressources de l'Etat membre, serait abandonné. Le but de ces mesures est de réduire la charge étatique dans le budget de l'Union européenne, qui est sa ressource principale aujourd'hui. Les ressources futures devraient, ainsi, être plus transparentes et équitables.
On imagine, dès lors, José Manuel Barroso feuilleter le soir, en s'endormant, un livre sur l'Histoire des Etats-Unis d'Amérique, afin de palier, progressivement, toutes les contrariétés de l'euroscepticisme populaire et, parfois même, étatique, en vue d'un plus grand dessein pour l'Europe ; mais, quel dessein, à défaut de langue et d'une destinée communes, à l'image de la "destinée manifeste" de John O'Sullivan ?
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