La lettre juridique n°731 du 15 février 2018 : Fiscalité internationale

[Jurisprudence] De la (non) application de la jurisprudence "de Ruyter" aux résidents d'Etats tiers

Réf. : CJUE, 18 janvier 2018, aff. C-45/17, 18 janvier 2018 (N° Lexbase : A4171XAQ)

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N2737BXN

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 15 Février 2018

La jurisprudence "de Ruyter" est-elle transposable aux résidents d'Etats tiers à l'EEE et à la Suisse ? Non. La législation française est-elle contraire au droit de l'UE en ce qu'elle soumet aux prélèvements sociaux les revenus du capital d'un ressortissant français résidant en un Etat tiers (la Chine) ? Non. Voici en peu de mots l'essence de cette décision rendue par la CJUE le 18 janvier 2018. Le juge de Luxembourg avait été saisi d'une question préjudicielle par le Conseil d'Etat (français) ; ce dernier avance prudemment depuis l'arrêt de Ruyter (CJUE, 26 février 2015, aff. C-623/13 N° Lexbase : A2333NCE), réceptionné en la jurisprudence nationale (CE 10° et 9° ch.-r., 27 juillet 2015, n° 334551, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0729NNC).

Dans la présente décision, il est demandé à la CJUE de cogiter sur la situation de ce ressortissant français résidant en Chine (depuis 2003), pays où il exerce une activité professionnelle et est affilié à un régime privé de sécurité sociale. Il subit en France (entre 2012 et 2014) divers prélèvements portant sur le revenu foncier et sur une plus-value réalisée lors de la cession d'un immeuble. Selon le demandeur, de tels prélèvements doivent se voir octroyer le même régime juridique que ceux visés dans l'affaire "de Ruyter" : dans cette dernière, les prélèvements en question -en ce qu'ils présentent un lien direct et pertinent avec certaines branches de sécurité sociale (cf. l'article 4 du Règlement n°1408/71 N° Lexbase : L4570DLT)- relèvent du champ d'application dudit règlement. Ils sont alors soumis au principe d'unicité de la législation applicable (cf. l'article 13 §1 du Règlement n°1408/71), alors même qu'ils sont assis sur les revenus du patrimoine des personnes assujetties, et cela indépendamment de l'exercice de toute activité professionnelle. L'application du principe d'unicité de la législation relative à la sécurité sociale interdit d'opérer de tels prélèvements, quand bien même ils seraient qualifiés d'impôts par ladite législation nationale. L'application de cette politique jurisprudentielle conduit à ce que toute personne affiliée à un régime de sécurité sociale dans un autre Etat membre a vocation à demander la décharge des prélèvements touchant les revenus de son patrimoine. Pour la France, s'il existe un droit au remboursement (cf. les déclarations d'un membre du Gouvernement en 2015 et celle du Directeur général des Finances publiques), il concerne les seules personnes physiques affiliées à un régime de sécurité sociale d'un Etat autre que la France... situé dans l'UE, l'EEE ou notre voisin ami la jolie Confédération suisse. Selon M. X., une telle interprétation de la jurisprudence de la CJUE -emportant exclusion des personnes résidant dans un Etat tiers- serait contraire au Règlement n°883/2004 (Règlement n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale N° Lexbase : L7666HT4) et au principe de libre circulation des capitaux.

Il n'en est rien, répond la CJUE. Celle-ci fait lecture de l'article 63 TFUE pour rappeler qu'il s'applique et entre Etats membres et entre Etats membres/pays tiers ; les restrictions aux mouvements de capitaux sont interdites, qu'il s'agisse tant des relations entre Etats UE que des relations entre Etats UE/Etats tiers. C'est une lecture extensive du champ d'application territorial de la libre circulation des capitaux que retient la CJUE. Si la notion de "mouvements de capitaux" n'est pas définie par le TFUE, la Cour en retient une lecture ductile : sont visées également les "opérations par lesquelles des non-résidents effectuent des investissements immobiliers sur le territoire d'un Etat membre".

Grâce à ce rappel, il est acté que les prélèvements -portant sur des revenus fonciers et une plus-value réalisée à la suite de la cession d'un immeuble perçus dans un Etat membre par une personne physique détenant la nationalité de cette Etat mais résidant dans un Etat tiers- relèvent bien de la notion de "mouvements de capitaux" (au sens de l'article 63 TFUE N° Lexbase : L2713IP8).

Reste à savoir désormais si nous sommes en présence d'une restriction aux mouvements de capitaux lorsque M. X. -déjà affilié à un régime de sécurité sociale en Chine- subit le traitement fiscal qui est sien à la suite de l'application de la législation française. Oui, nous sommes bien en présence d'une restriction à la libre circulation des capitaux constate la Cour. Il existe en effet des dispositions nationales à mêmes de dissuader les non-résidents de faire des investissements dans un Etat membre ou de dissuader les résidents d'un Etat membre de faire de même dans d'autres Etats. En revanche, un tel phénomène ne peut être constaté lorsque sont concernés les ressortissants de l'UE affiliés à un régime de sécurité sociale d'un autre Etat membre (ou d'un Etat de l'EEE, ou la Suisse) : nous sommes en présence d'un traitement plus favorable, à savoir une différence de traitement susceptible de dissuader les personnes concernées d'opérer des investissements immobiliers. La législation française constitue une indéniable restriction à la libre circulation des capitaux entre un Etat membre de l'UE et un Etat tiers ; elle est en principe interdite sur le fondement de l'article 63 TFUE. Reste à savoir s'il est possible de justifier une telle restriction à la libre circulation des capitaux ; c'est à cet instant que l'arrêt bascule.

La CJUE fait lecture de l'article 65 TFUE (N° Lexbase : L2715IPA) : "1. L'article 63 ne porte pas atteinte au droit qu'ont les Etats membres: a) d'appliquer les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le lieu où leurs capitaux sont investis[...]".

S'il est possible de déroger au principe fondamental de la prohibition de la libre circulation des capitaux, seule une interprétation stricte doit prévaloir. Cela emporte récusation de toute compatibilité automatique avec le traité quand une législation comporte une distinction entre contribuables en fonction du lieu où ils résident. Ce que la CJUE entend éviter est l'édiction de législations nationales constituant un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux et des paiements. S'ensuit une distinction -fondamentale- entre traitements inégaux (autorisés en vertu de l'article 65§1 du TFUE) et discriminations arbitraires (prohibées en vertu de l'article 65 §3 du TFUE).

A l'aune de cette césure, la législation française pourra passer -à bon droit- sous les fourches caudines du droit UE si la "différence de traitement concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou (est) justifiée par une raison impérieuse d'intérêt général".

Question : existe-t-il une différence de situation objective, au regard de la résidence, entre un ressortissant UE (relevant d'un régime de sécurité sociale d'un Etat membre autre que celui de l'Etat membre visé) et un ressortissant de cet Etat membre affilié à un régime de sécurité sociale dans un Etat tiers (autre qu'un Etat de l'EEE et que la Suisse) ? De la comparaison, encore et toujours, mère de l'herméneutique juridique. Selon la Cour, il existe une différence objective de traitement entre la situation d'un ressortissant d'un Etat membre résidant dans un Etat tiers (autre que l'EEE et la Suisse) dans lequel il est affilé à un régime de sécurité sociale... et ... un ressortissant de l'UE affilié à un régime de sécurité sociale d'un autre Etat membre.

L'argument principal : ce dernier -ressortissant de l'UE affilié à un régime de sécurité sociale d'un autre Etat membre- est seul "susceptible de bénéficier du principe d'unicité de la législation en matière de sécurité sociale [...] en raison de son déplacement à l'intérieur de l'Union". Principe d'unicité et déplacement à l'intérieur de l'UE se conjuguent pour objectiviser la différence de traitement et, ainsi, la rendre compatible avec les dispositions du droit de l'UE. Le déplacement au sein de l'UE permet de bénéficier du principe d'unicité ; ce dernier vise à éviter les "complications qui peuvent résulter de l'application simultanée de plusieurs législations nationales et à supprimer les inégalités de traitement qui seraient la conséquence d'un cumul partiel ou total des législations applicables". A défaut de faire usage de la liberté de circulation, il n'est pas possible d'invoquer le bénéfice du principe d'unicité de la législation en matière de sécurité sociale. Et la CJUE de réaliser une comparaison négative, souhaitant sans doute, par l'exemple, convaincre davantage le lecteur : il n'existe aucune différence objective entre la situation d'un ressortissant d'un Etat membre résidant en un Etat tiers (autre que l'EEE et la Suisse) et affilié à un régime de sécurité sociale ... et... la situation d'un ressortissant de ce même Etat membre quand il y réside tout en étant affilié à un régime de sécurité sociale. Dans les deux cas, précise la CJUE, ces personnes ne font pas usage de leur liberté de circulation au sein de l'UE ; ils ne peuvent donc revendiquer, à leur profit, le bénéfice du principe d'unicité de la législation en matière de sécurité sociale.

Sans doute la CJUE entend elle, par cet exemple négatif, rassurer les résidents des Etats tiers ; qu'ils ne pensent pas à victimes d'ostracisme juridique automatique par rapport aux ressortissants/résidents UE. La législation française apparaît justifiée -au regard des prescriptions de l'article 65§1 TFUE- en raison de l'existence de la situation objective constatée. Pour conforter son propos, la CJUE ajoute une argumentation ad absurdum (si nous faisions autrement...) : si la CJUE accueillait les prétentions de M. X., un ressortissant UE (résidant dans un Etat tiers autre que l'EEE et la Suisse) pourrait bénéficier du principe de l'unicité de la législation en matière de sécurité sociale. Or, le règlement n°883/2004 ne s'applique qu'aux ressortissants d'un des Etats membres soumis à la législation sociale d'un ou plusieurs Etats membres (§46 de l'arrêt). Le processus d'objectivisation promu par la CJUE peut paraître -d'un point de vue formel- cohérent. Mais son argumentation apparaît teintée de quelques circonvolutions. Il aurait été plus simple de commencer son arrêt par le raisonnement tenu in fine en son §46 : le Règlement n°883/2004 ne s'applique qu'aux ressortissants d'un des Etats membres soumis à la législation sociale d'un ou plusieurs Etats membres.

Pourquoi a-t-elle tourné, de manière quasi chamanique, autour des articles 63 et 65 du TFUE pour terminer par une lecture froidement littérale du Règlement n°883/2004 (article 11 et article 2§1) ? La CJUE répond, à sa manière, à cette question. Elle constate que le traité UE ne comporte pas de dispositions étendant la libre circulation des travailleurs aux personnes migrant vers un Etat tiers. Il convient alors de réaliser une opération juridictionnelle de protection de l'intégrité du droit UE : éviter une interprétation par trop ductile de l'article 63§1 du TFUE. Il faut éviter, explique le juge, que des personnes -ne rentrant pas "dans les limites du champ d'application territorial de la libre circulation des travailleurs"- tirent profit de ladite liberté. Le processus d'objectivisation réalisé par la CJUE ne découle donc pas d'une interprétation centrée sur les articles du TFUE ; elle s'appuie en réalité sur le règlement n°883/2004 (en la lecture littérale de ses dispositions). Et ce dernier fait office de bouclier : il permet de limiter le champ d'application territorial de la libre circulation des travailleurs. Tout cela n'est-il pas contradictoire avec les assertions soutenues en amont par la CJUE, notamment quand elle précise que l'article 63 TFUE s'applique et entre Etats membres et entre Etats membres/pays tiers ? On avait compris que les restrictions aux mouvements de capitaux sont interdites, qu'il s'agisse tant des relations entre Etats UE que des relations entre Etats UE/Etats tiers. Que vaut désormais -la décision de la Cour lue en son entièreté- cette lecture extensive du champ d'application territorial de la libre circulation des capitaux ? Que vaut encore la lecture ductile de la notion de "mouvements de capitaux ", entendue comme "opérations par lesquelles des non-résidents effectuent des investissements immobiliers sur le territoire d'un Etat membre" ?

Quoi qu'il en soit, la CJUE a tranché : la législation nationale française ne s'oppose pas à la législation d'un Etat membre...

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