Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 22 février 2017, n° 392226, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8447TN8)
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par Emilie Bokdam-Tognetti, Rapporteur public au Conseil d'Etat
le 16 Mars 2017
Pour juger que l'arrêt "Denkavit", qui a révélé la non-conformité au principe de liberté d'établissement des dispositions du 2 de l'article 119 bis du CGI, avait constitué, pour la société requérante, un événement au sens du c de l'article R. 196-1 du LPF, lui ouvrant un nouveau délai de réclamation dans les conditions prévues par l'article L. 190 du même livre (N° Lexbase : L9530IYM) dans sa rédaction alors en vigueur, la cour administrative d'appel de Versailles a retenu que la requérante exerçait une influence certaine sur les décisions de la filiale lui permettant d'en déterminer les activités, qu'elle entrait, dès lors, dans le champ de la liberté d'établissement et pouvait, par suite, se prévaloir d'une atteinte portée à cette liberté telle que révélée par cet arrêt du 14 décembre 2006. Puis, la cour a accordé à la société requérante la restitution des retenues à la source versées pour les dividendes de sa filiale (CAA Versailles, 27 mai 2015, n° 13VE03373 N° Lexbase : A1507NMR).
A l'appui de son pourvoi contre l'arrêt rendu par cette cour, le ministre soutient que celle-ci a commis une erreur de droit en jugeant que la société requérante, dès lors qu'elle détenait près de 19 % du capital social de sa filiale française et siégeait à son conseil d'administration, exerçait sur celle-ci une influence certaine et qu'elle était, dès lors, en droit d'invoquer une violation de la liberté d'établissement. Ce moyen, qui conteste un motif central du raisonnement de la cour dans son arrêt, est opérant contrairement à ce que soutient en défense la société.
Aux termes de l'article 43 du traité CE, repris à l'article 49 du TFUE (N° Lexbase : L2697IPL), "les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre dans le territoire d'un autre Etat membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un Etat membre établis sur le territoire d'un Etat membre". Le second alinéa du même article précise que la "liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés".
De cette inclusion dans le champ de la liberté d'établissement de la constitution et de la gestion de sociétés, la CJUE a déduit, dans un arrêt du 13 avril 2000 "Baars" (CJUE, 13 avril 2000, aff. C-251/98, pt 22 N° Lexbase : A2003AIZ) dont la formulation a connu depuis une abondante postérité, qu' : "exerce ainsi son droit d'établissement le ressortissant d'un Etat membre qui détient dans le capital d'une société d'un autre Etat membre une participation lui conférant une influence certaine sur les décisions de la société et lui permettant d'en déterminer les activités". Quelques rares fois, la Cour a substitué à l'expression "influence certaine" celle d'"influence décisive sur la société" distribuant les dividendes (par ex. CJUE, 24 novembre 2016, aff. C-464/14 N° Lexbase : A5119SIG).
Pour déterminer si une participation relève de la liberté d'établissement, la CJUE tient compte, d'une part, de l'intention dans laquelle la participation a été acquise (dans une perspective qui n'est pas sans rappeler celle retenue pour définir la notion de titre de participation) et, d'autre part, du pouvoir d'influence et de contrôle qu'elle confère à son détenteur.
Sur le premier point, elle juge que relèvent exclusivement de la libre circulation des capitaux les prises de participations "effectuées dans la seule intention de réaliser un placement financier sans intention d'influer sur la gestion et le contrôle de l'entreprise", que la Cour qualifie aussi d'investissements de portefeuille (v. par ex. CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-81/09 N° Lexbase : A2207GCQ ; CJCE, 17 septembre 2009, aff. C-182/08 N° Lexbase : A0081ELL ; CJUE, 24 novembre 2016, aff. C-464/14, préc.).
Sur le second point, la jurisprudence de la Cour distingue, au sein même des participations au capital qui n'ont pas été effectuées dans une intention purement financière, entre celles qui confèrent simplement à leur détenteur la possibilité de participer effectivement à la gestion de la société, qui relèvent de la liberté de circulation des capitaux, et les participations conférant une influence certaine sur la gestion de la société et la faculté d'en déterminer les activités, qui entrent dans le champ de la liberté d'établissement (CJCE, 26 mars 2009, aff. C- 326/07 N° Lexbase : A1560EEI).
Pour apprécier la faculté d'exercer une influence certaine et de déterminer les activités de la société conférée par une participation, il y a lieu de se référer avant tout à la part de capital détenue et aux droits de vote qui lui sont attachés (lesquels ne correspondent pas nécessairement au même pourcentage que la quote-part de capital), dans la mesure où l'enjeu n'est pas, en cette matière, la participation aux bénéfices mais la capacité décisionnelle de l'actionnaire.
Lorsque cette participation directe ou indirecte dépasse le seuil de 50 % (et a fortiori lorsqu'elle atteint 100 %), le classement dans la catégorie des participations relevant de la liberté d'établissement ne soulève alors aucune difficulté, sans qu'il y ait lieu de tenir compte d'autres facteurs, dès lors qu'elle implique alors la prise de contrôle de la société (CJUE, 19 juillet 2012, aff. C-48/11 N° Lexbase : A0048IR9).
En dessous du seuil de 50 % des droits de vote, l'appréciation au regard du seul pourcentage de ces droits est plus délicate et incertaine. Il faut en effet tenir compte de la plus ou moins grande dispersion du capital, en fonction du nombre des autres actionnaires et de la répartition entre eux du capital restant, mais aussi, comme l'illustre l'arrêt du 6 décembre 2007, "Columbus Container Services" (CJUE, 6 décembre 2007, aff. C-298/05 N° Lexbase : A9908DZY), des liens existant entre les actionnaires, à l'instar de liens familiaux ou de pactes d'actionnaires.
Plus la participation détenue sera faible, moins elle sera susceptible, sauf très importante dispersion du capital, de conférer une influence certaine à son détenteur. Mais une participation très proche de 50 % ne lui garantira pas non plus automatiquement une telle influence car il ne peut être entièrement exclu qu'il n'existe face à lui qu'un seul actionnaire, par construction majoritaire. D'où la prudence dont la Cour de justice, appelée tantôt à se prononcer in abstracto sur la compatibilité de régimes nationaux concernant toutes les participations dépassant un seuil donné, tantôt à statuer à l'occasion de cas d'espèces dont elle ne dispose pas toujours de tous les éléments de fait, assortit couramment son appréciation en présence de participations inférieures à 50 %, à travers l'usage de la formule "en principe".
Un examen attentif de sa jurisprudence permet d'y retrouver toute la gamme des degrés de participation entre 0 % et 50 %.
Ainsi, dans son arrêt du 26 mars 2009 précité, la Cour a jugé qu'une participation d'au moins 5 % au capital d'une société, "qui doit permettre aux intéressés de participer de manière effective à la gestion de ladite société", entre dans le champ des dispositions du Traité relatives à la liberté de circulation des capitaux. Elle a néanmoins relevé que, s'agissant en l'espèce de sociétés dont l'actionnariat est en général fortement dispersé, il n'était pas exclu que les détenteurs de participations correspondant à un tel pourcentage "aient le pouvoir d'influencer de manière certaine la gestion d'une telle société et d'en déterminer les activités, ce qui relève des dispositions de l'article 43 CE" relatives à la liberté d'établissement.
S'agissant d'une participation d'au moins 10 % du capital, de nombreux arrêts de la Cour ont souligné qu'un tel seuil "n'implique pas nécessairement que le titulaire de la participation exerce une influence certaine sur les décisions de la société dont il est actionnaire" (v. par ex. CJCE, 12 décembre 2006, aff. C-446/04 N° Lexbase : A8519DSC ; CJUE, 3 octobre 2013, aff. C-282/12 N° Lexbase : A1788KM8 ; CJUE, 11 septembre 2014, aff. C-47/12 N° Lexbase : A2325MWZ ; CJUE, 24 novembre 2016, aff. C-464/14, préc.), mais au contraire, qu'il exclut en règle générale l'exercice d'une telle influence (CJUE, 10 février 2011, aff. C-436/08 N° Lexbase : A1171GUW).
Dans une affaire du 8 novembre 2012, "Commission c/ Grèce" (CJUE, 8 novembre 2012, aff. C-244/11 N° Lexbase : A5091IWH), la cour a pu paraître considérer qu'une réglementation visant les participations représentant plus de 20 % du capital de sociétés anonymes stratégiques n'affecterait que les actionnaires en mesure d'exercer une influence certaine sur la gestion et le contrôle d'une telle société. Toutefois, cet arrêt ne nous paraît pas devoir être interprété comme jugeant qu'en principe, une participation de 20 % serait suffisante pour exercer une influence certaine. Il s'agissait en effet seulement dans cette affaire de constater que le régime d'autorisation institué par la réglementation grecque pour les prises de participation dépassant 20 % empêchait les investisseurs d'atteindre le niveau requis pour contrôler et gérer une société stratégique et influer sur ses décisions.
Cette lecture paraît confortée par une autre décision de la Cour de justice, qui apprécie avec prudence et nuance l'influence conférée par une participation de 25 %. Ainsi, dans un arrêt du 21 octobre 2010, "Idryma Typou AE" (CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-81/09 N° Lexbase : A2207GCQ), la Cour relève que "selon la manière dont le capital social est réparti, notamment s'il est dispersé parmi un grand nombre d'actionnaires, une participation de 25 % peut être suffisante pour détenir le contrôle d'une société ou à tout le moins exercer une influence certaine" sur les décisions de cette société et en déterminer les activités.
Enfin, la Cour a jugé, toujours avec la même formulation prudente, que des participations de 34 % (CJUE, 21 janvier 2010, aff. C-311/08 N° Lexbase : A4534EQY), 45 % du capital et des droits de vote (CJUE, 10 juin 2015, aff. C-686/13 N° Lexbase : A5290NK7) ou encore 48 % (CJCE, 22 décembre 2008, aff. C-282/07 N° Lexbase : A9974EBZ), étaient "en principe de nature à" conférer à leur titulaire une influence certaine sur les décisions et les activités de la société concernée.
Ainsi, en dessous de 50 % des droits de vote, aucun seuil de participation ne peut être regardé comme conférant avec certitude à l'actionnaire la faculté non seulement d'exercer une influence certaine sur la société mais aussi d'en déterminer les activités, lorsque l'on ne connaît pas la répartition du capital restant et que l'on ne tient pas compte d'éventuelles alliances entre les actionnaires.
Par ailleurs, le droit de disposer d'un représentant au conseil d'administration nous semble constituer un élément nécessaire à l'exercice d'une influence certaine sur les décisions de la société, mais non suffisant lorsque les droits de vote attachés à la participation, voire l'existence de droits politiques d'associé spéciaux, ne permettent pas d'avoir une chance de l'emporter dans les débats. En effet, la Cour juge constamment qu'une participation qui permet de participer de manière effective à la gestion d'une société relève uniquement du champ de la liberté de circulation des capitaux.
Enfin, l'existence d'un associé disposant d'une minorité de blocage ne nous paraît pas conduire à remettre en cause la faculté de l'actionnaire majoritaire d'exercer une influence certaine sur la société, au sens de la jurisprudence "Baars". Quant à l'actionnaire d'une société anonyme détenant, grâce à une participation dépassant le tiers des droits de vote, une minorité de blocage en vertu du droit français des sociétés, il nous semblerait délicat de considérer qu'il dispose, grâce à ce pouvoir de blocage, d'une influence certaine au sens de cette jurisprudence. En effet, ce pouvoir lui permet seulement de bloquer toute décision prise en assemblée générale extraordinaire, ce qui impose de composer avec cet actionnaire pour l'adoption de telles résolutions, mais ne lui permet pas d'influer sur les décisions de l'assemblée générale ordinaire. En tout état de cause, vous n'aurez pas à trancher ce point aujourd'hui.
Le mode d'emploi ainsi précisé, qu'en est-il dans la présente affaire ?
Si vous jugez que l'appréciation portée par une cour sur le point de savoir si une participation confère à son détenteur la faculté d'exercer une influence certaine sur la gestion et les décisions d'une société est souveraine et susceptible uniquement d'un contrôle de dénaturation (CE 3° et 8° s-s-r., 21 janvier 2016, n° 373559, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5763N49, RJF, 4/16, n° 380, concl. N. Escaut), cela n'exclut pas un contrôle de l'erreur de droit sur les critères maniés par les juges du fond pour caractériser l'existence ou l'absence d'une telle influence.
En l'espèce, la cour a déduit du seul taux de la participation considérée, qui était de 19 % environ au cours des années en litige (et non 10 % comme l'a relevé de manière inexacte la cour), ainsi que de l'occupation d'un siège au conseil d'administration, que la société requérante disposait de la faculté d'exercer une influence certaine sur la gestion de la filiale et d'en déterminer les activités. La cour n'a, en statuant ainsi, pas recherché quelle était la répartition du reste du capital social alors qu'il ressortait du dossier qui lui était soumis qu'il était détenu, au cours des années en litige, à plus de 76 % par une autre entité. Quant au pacte d'actionnaires conclu postérieurement aux retenues à la source litigieuses que la cour a mentionné, cette circonstance postérieure est insusceptible d'avoir permis à la société intéressée d'exercer une influence certaine au cours des années en litige.
En s'abstenant ainsi, en présence d'une participation inférieure à 50 % du capital et des droits de vote, de rechercher si la répartition du capital restant permettait de regarder la participation litigieuse comme de nature à conférer une influence certaine à son détenteur ou, à l'inverse, faisait nécessairement obstacle à ce qu'une telle influence soit caractérisée, la cour nous paraît avoir commis une erreur de droit. Vous annulerez, par suite, son arrêt, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du ministre.
Par ces motifs, nous concluons :
- à l'annulation de l'arrêt du 27 mai 2015 de la cour administrative d'appel de Versailles ;
- au renvoi de l'affaire à cette cour ;
- et au rejet des conclusions présentées par la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du CJA (N° Lexbase : L3227AL4).
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