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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la rédaction
le 27 Mars 2014
L'AFJE, qui a soufflé ses quarante bougies l'année dernière, avait annoncé qu'elle réaliserait une enquête afin de savoir combien il y a de juristes d'entreprise en France.
Obtenir cette donnée était très importante. En effet, comme l'a souligné Jean-Philippe Gille, vice-Président de l'AFJE, longtemps des chiffres fantaisistes ont circulé, polluant le débat sur le rapprochement des professions de juristes d'entreprise et d'avocats. Il était donc indispensable de disposer d'une donnée fiable.
Le sondage, réalisé par l'institut IPSOS, révèle qu'il y a 15 870 juristes d'entreprise exerçant en France. Et, selon Jean-Philippe Gille, ce chiffre est significatif pour une profession qui existe depuis à peine trois générations. Les juristes d'entreprise constituent, en effet, numériquement la deuxième profession du droit en France après celle d'avocat (50 000) et de notaire (9 000).
Cette enquête met en lumière l'évolution du métier. Le juriste d'entreprise des débuts, chargé du recouvrement des créances et des contentieux, relève aujourd'hui de l'image d'Epinal. Les juristes d'entreprise ont gagné leurs galons auprès des directions générales et contribuent, par leurs conseils dans des domaines de plus en plus complexes, à la sécurisation et au développement de l'activité des entreprises. La fonction s'est considérablement développée et les profils sont de plus en plus exigeants : le juriste d'entreprise est aujourd'hui le plus souvent titulaire d'un Master 2 et d'un double diplôme de droit ou d'école de commerce obtenu en France ou à l'étranger.
Cette enquête devrait contribuer à mettre un terme à quelques idées reçues.
Sur l'indépendance d'abord : 93 % des juristes d'entreprise considèrent exercer leur métier en toute liberté individuelle. Sociologiquement ils se comportent comme leurs homologues canadiens ou belges invités (1). Le seul décalage est d'ordre juridique. Les droits belge et canadien ne considèrent pas que le contrat de travail du juriste ou de l'avocat exerçant en entreprise soit un frein à leur indépendance. L'indépendance est avant tout une question d'état d'esprit et de formation. A quel titre l'exercice du droit en France nécessiterait que l'indépendance du juriste d'entreprise requiert un exercice libéral du métier alors que ce n'est pas le cas dans des pays dont le droit, qu'il soit continental ou de common law, n'est ni moins avancé, ni moins performant dans le monde des affaires que le droit français ?
Sur la concurrence entre juristes d'entreprise et avocats : 15 % des entreprises déclarent avoir un ou plusieurs juristes. Le marché du droit dans l'entreprise serait donc loin d'être saturé en France. L'enquête indique, néanmoins, que le recours aux conseils extérieurs est stable. Faut-il y voir un simple effet conjoncturel lié à la crise économique ? Une explication complémentaire réside sans doute pour partie dans le fait que les juristes traitent des sujets confiés auparavant à des conseils extérieurs. Alors avocats et juristes d'entreprise, concurrents ou non ? "Partenaires" répond Jean-Philippe Gille, car "le juriste d'entreprise n'est pas un praticien solitaire et reste un défricheur de dossiers juridiques sur lesquels il fait intervenir des avocats". Chaque fois qu'une entreprise embauche un juriste, la part de marché du droit devrait mécaniquement s'accroître. Le défi majeur du marché, que les juristes d'entreprise et les avocats devraient relever ensemble aujourd'hui, est l'accompagnement juridique des PME françaises à l'international.
Jean-Philippe Gille, qui pratique son métier de responsable juridique dans de nombreux pays, souligne qu'il "est impératif aujourd'hui, plutôt que de perdre du temps sur des sujets emprunts d'un corporatisme désuet de défendre une approche dynamique de l'exercice du droit au profit du développement économique du pays".
II - L'avenir de la profession de juriste d'entreprise
Quelle évolution pour ce jeune métier de juriste d'entreprise ?
Le 14 septembre 2010, la Cour de justice de l'Union européenne en refusant, dans une affaire "Akzo" (2), à un juriste d'entreprise néerlandais le bénéfice de la confidentialité alors même qu'il était par ailleurs avocat inscrit au barreau est venu limiter l'intérêt du statut d'avocat en entreprise.
Le 18 novembre 2010, le Conseil national des barreaux s'est, par ailleurs, massivement prononcé contre la fusion des professions d'avocats et de juristes d'entreprise et n'a pas su se départager sur la création d'un statut d'avocat en entreprise.
Depuis 40 ans que la question du rapprochement est débattue, le constat qui s'impose est celui de l'impasse.
Face à cet état de fait et considérant l'existence de 16 000 professionnels ayant développé leur savoir-faire dans l'entreprise, la mission confiée à Michel Prada par le Garde des Sceaux et le ministre de l'Economie, le 28 octobre 2010, concernant la possibilité d'octroyer aux juristes d'entreprise la confidentialité de leurs écrits, s'inscrit nettement dans un mouvement de pragmatisme économique.
L'AFJE, au cours de son assemblée générale du 22 novembre 2010, a pris acte de la situation et a rappelé que l'objectif premier de l'association est d'obtenir la confidentialité des avis, au bénéfice des entreprises que les juristes assistent.
Une telle avancée permettrait de mettre les entreprises françaises à parité de situation dans la compétitivité internationale par rapport aux sociétés étrangères qui bénéficient de la confidentialité.
Pour l'AFJE, une fois cette réglementation introduite en France, elle produira son plein effet dans les affaires de droit national et pourra contribuer, à terme, au revirement de la jurisprudence "Akzo".
Anne de Wolf, directrice de l'Institut des juristes d'entreprise de Belgique, présente à la table ronde a rappelé que c'est précisément dans un souci de prise en compte des réalités de l'exercice du droit au sein des entreprises que la loi du 1er mars 2008 a créé un statut des juristes d'entreprise en Belgique. Depuis, le titre de juriste d'entreprise y est légalement protégé et réservé aux seuls membres de l'Institut dont les écrits bénéficient de la confidentialité. Les critères d'accès sont fondés sur les diplômes, sur l'existence d'un lien contractuel ou statutaire avec une entreprise belge privée ou publique et l'exercice à titre principal d'activités juridiques au sein de l'entreprise. Il y a à ce jour 1 565 membres au sein de cet Institut (46 % sont des femmes ; 73 % ont un troisième cycle ; 23 % sont titulaires d'une formation obtenue à l'étranger).
Lors de l'assemblée générale de l'AFJE, Jean-Charles Savouré, Président de l'AFJE, a rappelé en décrivant l'état d'esprit de l'association : "ce qui nous anime c'est notre volonté de porter haut les couleurs de la fonction juridique en entreprise, en faisant reconnaître par une réglementation adaptée les exigences déontologiques inhérentes à nos activités".
Gageons que la mission "Prada" qui doit remettre son rapport pour la fin du premier trimestre de l'année 2011 saura entendre ce message.
Le juriste d'entreprise n'a décidément pas fini de faire parler de lui...
(1) Etaient présents à cette table ronde, pour le Canada, Charles Gervais, directeur régionale de l'ACCJE, et pour la Belgique, Anne de Wolf, directrice de l'Institut des juristes d'entreprise.
(2) CJUE, 14 septembre 2010, aff. C-550/07 P, Akzo Nobel Chemicals Ltd c/ Commission européenne (N° Lexbase : A1978E97) ; lire, les obs. de Cédric Tahri, La protection de la confidentialité des communications entre un avocat interne et l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 50 du 28 octobre 2010 - édition professions (N° Lexbase : N4382BQD) ; voir, aussi, Juriste d'entreprise et legal privilege... - Questions à Isabelle Cretenet, directrice juridique affaires générales du Groupe Areva, et Philippe Rincazaux, avocat associé, Cabinet Orrick Rambaud Martel, Lexbase Hebdo n° 52 du 11 novembre 2010 - édition professions (N° Lexbase : N5620BQ9).
Annexe : les chiffres
Comme le souligne Etienne Mercier, directeur adjoint du Pôle Opinion & Société chez Ipsos, évaluer une profession au sein d'une entreprise est très compliqué et cela a demandé beaucoup de temps. Il a fallu réaliser une photographie de la profession, opérer des quotas croisés et fonctionner avec un échantillonnage par tranche. Et pour opérer ce sondage, Ipsos est parti d'une définition type du juriste d'entreprise : il est celui qui a une activité juridique à titre principal dans l'entreprise et qui est titulaire des diplômes ad hoc.
Estimation du nombre de juristes
15 870 : cette estimation a été calculée par catégorie d'entreprise (secteur d'activité croisé par taille), en multipliant la moyenne du nombre de juristes déclarés par les entreprises interrogées par le nombre total d'entreprises existantes pour cette catégorie. Près d'un juriste sur deux est rattaché à la direction générale
- 47 % sont rattachés à la direction générale Un rattachement qui n'empêche pas le ressenti très fort d'une réelle liberté intellectuelle par rapport à la direction générale A la question "Considérez-vous que vous pouvez exercer votre fonction en toute liberté intellectuelle par rapport à votre direction générale ?"
- 44 % s'estiment tout à fait indépendants Une fonction qui semble subir de très fortes mutations au sein de l'entreprise
- 91 % des juristes interrogés interviennent dans des domaines de plus en plus complexes Une très forte variété des domaines d'intervention
- 73 % exercent principalement leurs activités en droit des contrats Dans le même temps, le recours à des conseils externe ne progresse pas A la question "Par rapport à il y a un an, avez-vous de plus en plus, de moins en moins ou ni plus, ni moins, recours à des conseils externes tels que..." Des avocats :
- 17 % de plus en plus Des conseils en propriété intellectuelle :
- 12 % de plus en plus Des conseils en organisations et management :
- 5 % de plus en plus Des experts-comptables :
- 3 % de plus en plus Sur l'information pour mener à bien leurs missions
- 23 % estiment manquer de formations concernant des domaines du droit en très fort développement Sur les outils dont les juristes d'entreprise souhaiteraient disposer dans leur entreprise
- 55 % souhaiteraient bénéficier de colloques, de conférences et de formations |
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