La lettre juridique n°420 du 9 décembre 2010 : Marchés publics

[Questions à...] Ethique et déontologie dans les marchés publics - Questions à Jean-Pierre Gohon, avocat à la cour, spécialiste en droit public et en droit économique

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N8244BQE

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[Questions à...] Ethique et déontologie dans les marchés publics - Questions à Jean-Pierre Gohon, avocat à la cour, spécialiste en droit public et en droit économique. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3235101-questions-a-ethique-et-deontologie-dans-les-marches-publics-questions-a-b-jeanpierre-gohon-avocat-a-
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 04 Janvier 2011

Dans un contexte qui voit les personnes publiques se tourner de plus en plus vers les acteurs privés pour couvrir leurs besoins de biens, de services et de travaux publics, les marchés publics sont devenus une activité économique fondamentale qui, de par l'importance des flux financiers générés, se voit largement exposée au risque de corruption. Par ailleurs, dans un contexte de crise économique et de fortes restrictions budgétaires, ces pratiques, qui visent à annihiler toute forme de concurrence, représentent un surcoût important pour la collectivité, qui se voit, ainsi, contrainte de payer des prix artificiellement élevés. En outre, à l'occasion de la réforme du Code pénal, sont entrés dans le droit répressif les délits sanctionnant les actes susceptibles d'être commis à l'occasion des marchés publics visant à la fois les agents publics et les élus. C'est pourquoi il nous est apparu important de revenir sur les fondements des principes et des textes sur lesquels se fonde l'autorité judiciaire pour sanctionner ces pratiques, qui, au delà des affaires emblématiques mettant en cause des célébrités politiques et ayant défrayé la chronique, participent largement à l'appauvrissement de la collectivité. Pour faire le point sur ce sujet, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Jean-Pierre Gohon, avocat à la cour, spécialiste en droit public et en droit économique. Lexbase : Comment éviter les conflits d'intérêts dans les marchés publics ? Quelles sont les précautions élémentaires que doivent prendre les pouvoirs adjudicateurs ?

Jean-Pierre Gohon : Ces deux questions sont liées et concernent à la fois les pratiques de favoritisme (C. pén., art. 432-14 N° Lexbase : L1963AMN) et de conflits d'intérêts (C. pén., art. 432-12 N° Lexbase : L7146ALA), lorsque les décideurs confondent intérêts privés et intérêt général.

Lorsqu'un élu ou un directeur d'administration centrale attribue, en méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence, un marché à une entreprise dirigée par une personne qu'il connait ou avec laquelle il a des liens de famille, ou encore, à une entreprise dans laquelle il a des intérêts, il y a, manifestement, dans ce cas là, conflit d'intérêts.

Il est normal, si le juge est saisi de telles situations, qu'il entre en voie de condamnation lorsque l'intérêt est de nature matérielle ou morale, qu'il soit direct ou indirect (1), puisque le délit se consomme par le seul abus de la fonction, indépendamment de la recherche d'un gain ou de tout autre avantage personnel (2). C'est cette sévérité de la Haute juridiction, dans son appréciation quasi-formelle des faits, qui fait redouter toute poursuite aux manquements au devoir de probité, de la part des fonctionnaires ou des élus qui sont des justiciables par fonction.

Eviter de telles situations dans la dévolution des marchés suppose un respect intégral des dispositions du Code des marchés publics, mais pas seulement. Il faut aussi que les personnes qui exercent une fonction publique d'autorité ou élective s'abstiennent de toute intervention dès que le moindre soupçon pèse sur leur action et évitent de prendre une part active dans toute action dans laquelle ils pourraient apparaître, à la fois, comme "surveillant" et comme "surveillé".

Pour les marchés qui suivent une procédure adaptée (MAPA) ou une procédure formalisée, il me semble que trois temps ou moments peuvent être identifiés qui nécessitent des précautions au regard du risque pénal :

- Avant : le pouvoir adjudicateur doit veiller spécialement pendant cette phase à une bonne définition des besoins, sur la base d'un cahier des charges neutre qui évite toute clause technique faite sur mesure pour une entreprise donnée. La vérification ou la validation de cette définition peut nécessiter le recours à un spécialiste extérieur aux services de l'acheteur. Il faut ensuite choisir la bonne mise en concurrence, si possible sans recourir à l'urgence (l'urgence et les marchés publics ne font pas bon ménage), par la diffusion la plus large possible des avis d'appel à la concurrence, et pas seulement au niveau local ou sur le "profil d'acheteur". Le règlement de la consultation sera un élément particulièrement soigné, notamment pour ce qui concerne la définition des critères de choix pondérés. Il n'est pas inutile de faire relire l'ensemble du dossier de consultation des entreprises par un oeil extérieur pour assurer la cohérence des documents, ou même, par exemple, par un autre service de la même administration ou collectivité qui sera à même d'apporter une appréciation plus objective. La meilleure méthode est encore de disposer d'un bureau des marchés structuré et suffisamment doté en personnel et/ou en logiciel afin d'assurer à tout moment la sécurité des procédures.

- Pendant : c'est sans doute la phase la plus risquée, celle au cours de laquelle sont reçues les offres, ouvertes et examinées par les services ou la commission d'appel d'offres. Il faut, ayant créé un registre et un lieu unique de dépôt des offres, permettre à la commission d'appel d'offres d'exercer ses prérogatives, éventuellement sur la base d'un règlement dont elle serait dotée. Plusieurs points seront à surveiller : l'examen des offres au regard des critères annoncés, la présentation devant la commission des marchés des rapports d'analyse confiée soit à un architecte ou à un assistant à maîtrise d'ouvrage, soit aux services eux-mêmes. Pour les collectivités territoriales, le pouvoir adjudicateur ou la commission d'appel d'offres, selon le cas, doit contrôler étroitement les conditions dans lesquelles des questions seraient adressées aux concurrents. Il peut être intéressant à ce stade que l'analyse des offres soit effectuée par une autre personne que celle qui a défini le besoin. Enfin, tout fonctionnaire ou élu qui aurait un lien, même très éloigné, avec un (ou des) candidat(s), doit s'abstenir de toute participation à une étape de la dévolution d'un marché, car toute action en méconnaissance de cette interdiction sera considérée comme un abus de la fonction exercée. Il n'y a pas d'exception à cette prohibition.

- Après : ce sont les conditions d'exécution que le pouvoir adjudicateur devra surveiller avec attention. Les avenants systématiques pour travaux supplémentaires et les modifications abusives des délais d'exécution doivent être surveillés de près. L'absence de notification d'un décompte général et définitif à l'entreprise peut aussi révéler une relation particulière avec le titulaire d'un marché.

En définitive, ce sont des principes de précaution qu'il faut mettre en oeuvre et, en particulier, éviter toute relation singulière avec les entreprises en cours de procédure.

Lexbase : A-t-on une idée de l'ampleur du nombre de contrats touchés en France par ces pratiques frauduleuses ?

Jean-Pierre Gohon : Il est très difficile d'obtenir des statistiques sur les condamnations relatives aux manquements au devoir de probité, délits définis au Livre IV du Code pénal. Les statistiques diffusées par la Chancellerie n'individualisent pas les condamnations pour ce type de délits. Les chiffres sont donc difficiles à rassembler. Cependant, le rapport enregistré le 2 juin dernier à la Présidence du Sénat, sur la proposition de loi visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts des élus locaux, mentionne une cinquantaine de condamnations par an pour prise illégale d'intérêts, dont 10 à 20 concernent des élus locaux.

Pour le seul délit de favoritisme, créé en 1991, et selon le rapport 2008 de la Cour de cassation, au 1er octobre 2008, la Chambre criminelle de la Cour aurait prononcé 89 arrêts de rejets de pourvois et 29 arrêts de cassation.

Il y a donc une amplification certaine du fait de la publicité donnée à ces affaires entre la réalité et la médiatisation dont elles font l'objet. Par ailleurs, nombre des condamnations ne sont pas inscrites au casier judiciaire, et certaines affaires de favoritisme font l'objet de comparutions devant le Procureur de la république sur reconnaissance préalable de culpabilité en présence d'un avocat (C. pr. pén., art. 495-7 N° Lexbase : L0876DY4 et suivants), ces affaires ne donnant pas lieu à publicité.

Sur ce même sujet des manquements au devoir de probité, le rapport public annuel 2010 de la Cour des comptes fait état de 25 à 30 révélations d'affaires par an à l'autorité judiciaire, en application de l'article 40 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5531DYI).

Je pense donc que l'on peut affirmer que, par rapport au nombre de contrats conclus, c'est une infime partie qui pourrait donner lieu à des irrégularités.

Lexbase : Existe-t-il une prescription en matière pénale pour les marchés publics ?

Jean-Pierre Gohon : Oui, cette prescription est comme pour tous les délits, de trois ans après la commission des faits (C. pr. pén., art. 8 N° Lexbase : L2877HIE). Cependant, s'agissant d'actions occultes par nature, "le délai de prescription du délit poursuivi ne commence à courir, lorsque les actes ont été dissimulés, qu'à partir du jour où ils sont apparus et ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice des poursuites" (3). Parfois, c'est l'audition même des personnes poursuivies qui donne le point de départ de la prescription (4).

De plus, les actes d'enquête et d'investigation sont interruptifs du délai de prescription. Il en va ainsi des actes d'enquêtes de la Mission interministérielle d'enquête sur les marchés et délégations de service public (5) pour ce qui concerne le délit de favoritisme de l'article 432-14 du Code pénal.

Lexbase : L'octroi d'une formation juridique minimale aux élus vous semble-t-elle une piste de réflexion intéressante ?

Jean-Pierre Gohon : Il s'agit là, comme pour les fonctionnaires, d'un sujet sensible, le droit pénal n'étant pas décrit dans les manuels scolaires. Il existe de nombreuses associations agréées pour la formation des élus, et ceux-ci peuvent bénéficier, sur demande, d'actions de formation. Faut-il rendre obligatoire un cursus particulier dès lors qu'un élu est susceptible d'exercer des fonctions "à risques" ? Il me semble que toute nouvelle prise de fonction devrait s'accompagner d'une formation a minima.

Lexbase : Quelles sont les décisions les plus emblématiques prises récemment par l'autorité judiciaire en matière de poursuites et de sanctions ?

Jean-Pierre Gohon : J'en citerai deux, de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, une pour chacun des délits que nous examinons.

La première concerne le délit de favoritisme, il est vrai constitué sans aucun doute possible dans cette affaire puisqu'un élu avait attribué un marché d'études de sa collectivité à une société amie, mais pour un montant de 5 850 euros TTC (6). Comme on le voit, la taille de la fraude n'a aucune influence sur la volonté de la Cour d'entrer en voie de condamnation.

La deuxième concerne le délit de prise illégale d'intérêts, pour lequel la Cour de cassation élargit la notion "d'intérêt quelconque" pris par des élus (7). Ceux-ci, présidents d'associations devraient s'abstenir de participer au vote des subventions. En effet, "l'intérêt, matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu'ils président entre dans les prévisions de l'article 432-12 du Code pénal [...] il n'importe que ces élus n'en aient retiré un quelconque profit et que l'intérêt pris ou conservé ne soit pas en contradiction avec l'intérêt communal". Ainsi, sans profit pour les auteurs et sans préjudice pour la collectivité, le délit est constitué (dura lex sed lex !)

Lexbase : Que pensez-vous du projet du Sénat tendant à réformer la prise illégale d'intérêt pour les élus locaux ?

Jean-Pierre Gohon : Ce sont justement les incertitudes pesant sur l'appréciation de ce délit au regard de la notion "d'intérêt quelconque" qui ont conduit les parlementaires à proposer une loi visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts des élus locaux.

En effet, selon l'article 432-12 du Code pénal, la prise illégale d'intérêts réside dans le fait pour "une personne [...] investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise [...] dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou en partie, la charge d'assurer [...] l'administration".

En proposant de remplacer les mots "un intérêt quelconque" par "un intérêt personnel distinct de l'intérêt général", les parlementaires cherchent à écarter expressément du champ des poursuites les situations dans lesquelles les élus siègent es qualités de représentant de leur collectivité au sein d'instances décisionnaires, sans y prendre un intérêt personnel qui serait distinct de l'intérêt général.

Il s'agit donc là d'une avancée permettant de rassurer les élus qui estiment de plus en plus exercer un "métier à risques" et devoir faire face à une incrimination pour l'accomplissement d'un délit formel de prise illégale d'intérêts dont on les accuse injustement.


(1) Cass. crim., 29 septembre 1999, n° 98-81.796 (N° Lexbase : A5592AWZ).
(2) Cass. crim., 21 juin 2000, n° 99-86871 (N° Lexbase : A4344CIQ).
(3) Cass. crim., 17 décembre 2008, n° 08-82.319 (N° Lexbase : A1637ECM).
(4) Cass. crim., 24 février 2010, n° 09-83.988 (N° Lexbase : A8312ETZ).
(5) Cass. crim., 8 avril 2010, n° 09-86.691 (N° Lexbase : A1826EXW).
(6) Cass. crim., 14 février 2007, n° 06-81.924 (N° Lexbase : A6114DUY).
(7) Cass. crim., 22 octobre 2008, n° 08-82.068 (N° Lexbase : A2497EB4).

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