Réf. : CA Angers, 8 décembre 2009, n° 09/00286, Valérie Guitton c/ Association de Gestion de Comptabilité de Maine-et-Loire (N° Lexbase : A3408EQB)
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N1601BNM
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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
La même Chambre sociale apportait ainsi, dans un arrêt du 17 mai 2005, un premier élément de réponse. Par un attendu devenu tout aussi classique, la Cour régulatrice retenait que, "sauf risque ou événement particulier, l'employeur ne peut ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme personnels contenus sur le disque dur de l'ordinateur mis à sa disposition qu'en présence de ce dernier ou celui-ci dûment appelé" (5). La nuance ainsi apportée était assez remarquable. La Cour de cassation admettait, en effet, ici, la possibilité de procéder à la fouille du disque dur d'un salarié sans que ce dernier soit présent, en la soumettant à la seule existence d'un "risque ou événement particulier". En facilitant de la sorte l'accès de l'ordinateur à l'employeur, la Chambre sociale marquait un premier pas décisif dans l'affirmation de son pouvoir de direction : l'interdiction n'était plus absolue, elle comportait désormais une exception, nuançant ainsi de façon très forte la radicalité de l'arrêt "Nikon".
En 2006, elle franchit un nouveau pas, faisant désormais bénéficier l'employeur d'une présomption simple, en retenant, cette fois-ci, que "les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par son employeur pour l'exécution de son travail sont présumés, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels, avoir un caractère professionnel de sorte que l'employeur peut y avoir accès hors sa présence" (6).
Enfin, ultime précision, dans un arrêt de 2007, la Haute juridiction considérait que les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce aux outils de travail sont présumés avoir un caractère professionnel de sorte que l'employeur peut y avoir accès sans la présence du salarié, à moins que celui-ci ait identifié ces dossiers comme étant personnels (7).
C'est dans ce contexte -très simplifié au regard de la jurisprudence pour le moins prolixe en la matière- qu'intervient l'arrêt rendu par la cour d'appel d'Angers le 8 décembre dernier. Mais ne nous y trompons pas, si, jusqu'ici, les décisions rendues par les juges du Quai de l'Horloge avaient essentiellement trait au contenu des messages personnels et au pouvoir de direction de l'employeur, les faits soumis aux juges du fond diffèrent quelque peu en l'espèce, puisqu'est ici en cause directement le nombre important d'e-mails personnels envoyés, glissant ainsi vers un terrain quantitatif plus que qualitatif.
Dans cette affaire, une salariée avait été licenciée pour motif personnel en raison d'une utilisation abusive de la messagerie à des fins personnelles (156 e-mails en 2 mois) et du non-respect de son engagement de n'utiliser internet qu'à des fins professionnelles. Elle avait saisi le conseil de prud'hommes pour contester son licenciement, puis, déboutée de ses demandes, elle avait interjeté appel.
La cour d'appel considère, ici, que, s'il n'est pas contestable que la salariée n'a pas respecté son engagement de n'utiliser internet qu'à des fins professionnelles, il n'en demeure pas moins qu'un salarié jouit dans l'entreprise de sa liberté d'expression, sous réserve d'observer les obligations de discrétion et de loyauté. Ainsi, cette liberté autorisant, dans la limite du raisonnable, les conversations téléphoniques à condition qu'elles ne nuisent pas au travail ou à la sécurité, et le courrier électronique tendant à supplanter le téléphone comme outil de communication, la cour considère qu'un raisonnement par analogie s'impose, de sorte que l'employeur doit prouver un usage abusif des courriers personnels. Or, la cour relève que si la fréquence des courriers est établie, l'employeur affirme, sans le prouver, que la salariée y aurait consacré en moyenne une heure par jour, la lettre de licenciement se référant, par ailleurs, à des motifs dubitatifs, tels l'étalement des messages tout au long de la journée, qui "laisse supposer une perturbation de tous les instants" et les pertes de concentration "forcément induites par la fréquence des messages", ou infondés, comme le "manque de disponibilité et de ponctualité". La cour considère, ainsi, que la véritable cause du licenciement réside dans la perte de confiance de l'employeur qui ne saurait suffire, en ce qu'elle ne repose pas sur des éléments objectifs et suffisamment graves pour aboutir à une telle mesure. En effet, les faits reprochés ne sont pas assez sérieux, en l'absence, notamment, de démonstration de leur incidence sur la disponibilité de la salariée, pour justifier un licenciement immédiat, faute d'avertissement préalable.
Le raisonnement adopté par les juges du fond est intéressant à plusieurs égards. Il se place, tout d'abord, sur le terrain de la liberté d'expression du salarié, et non sur celui du droit au respect de sa vie privée. Ensuite, c'est parce que l'employeur n'a pas prouvé un usage abusif des courriers personnels que le licenciement n'est pas justifié. Dès lors, si l'usage à des fins personnelles des outils informatiques mis à la disposition des salariés reste une tolérance de l'employeur, cette tolérance doit s'apprécier en tenant compte du bon fonctionnement de l'entreprise, c'est-à-dire que l'usage abusif d'e-mails personnels ne saurait aboutir à une désorganisation du travail. En effet, la fréquence, donc la quantité des e-mails était ici précisée : l'employeur reprochait à la salariée l'envoi de 156 messages électroniques en 2 jours. Mais cette fréquence ne semble suffire à elle seule à déterminer son caractère abusif. L'utilisation doit être raisonnable, comme le souligne la Cnil, et comme le rappellent ici les juges du fond (8), à l'instar de l'utilisation d'internet à des fins personnelles au bureau. Mais, si la Cour de cassation a déjà évalué le temps abusif passé sur internet par un salarié (9), elle s'est plus rarement prononcée sur le nombre abusif de e-mails envoyés par un salarié à des fins personnelles. Et, dans l'arrêt de la cour d'appel de Limoges du 23 février 2009, c'est davantage le contenu des messages plus que leur nombre qui a justifié le licenciement du salarié, puisque les juges avaient retenu une violation caractérisée de l'obligation de loyauté du salarié vis-à-vis de son employeur (10), ce qui, en soit, ne constituait pas une nouveauté, un salarié ayant déjà été licencié pour faute grave pour avoir écrit des e-mails contenant des propos antisémites, dans des conditions permettant d'identifier l'employeur (11).
Dès lors, si la question de l'usage de la messagerie électronique à des fins personnelles sur son lieu de travail semble de plus en plus constituer un motif de licenciement, c'est davantage parce que leur contenu viole l'obligation de loyauté ou de discrétion du salarié que parce qu'ils ont été envoyés en très grand nombre. En effet, dans cette dernière hypothèse, l'employeur doit rapporter la preuve du caractère abusif et ne pas seulement se fonder sur des justifications dubitatives, c'est-à-dire qu'il devra prouver que l'envoi abusif d'e-mails personnels a désorganisé le travail du salarié en cause, de telle sorte qu'il est constitutif d'une faute, leur fréquence ou leur quantité ne sachant suffire, comme le démontre l'arrêt en cause. Finalement, on ne pourrait voir là qu'une application de l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P), lequel prévoit, rappelons-le, que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". A une nuance près. L'exigence de proportionnalité induite par l'article L. 1121-1 n'est pas incompatible avec l'interdiction des e-mails à caractère personnel via le matériel de l'entreprise, dans la mesure où le droit à une vie privée au travail n'a pas été consacré comme droit fondamental dans notre système juridique.
Poursuivons donc le raisonnement. L'employeur doit tolérer que le salarié puisse envoyer des e-mails personnels pendant son temps de travail, à la seule condition que cela ne perturbe pas ledit travail, c'est-à-dire que cela, pour reprendre les termes de la Cnil, s'effectue dans une proportion "raisonnable". Et là réside principalement toute la difficulté, non que la raison soit étrangère au monde juridique, mais la subjectivité de la notion peut tout de même se heurter au carcan plus formaliste du Code du travail. Adoptant alors un raisonnement analogique, les juges du fond rappellent que la Haute juridiction a déjà jugé, concernant l'usage du téléphone, que si un employeur ne peut reprocher à un salarié l'usage de son téléphone professionnel à des fins personnelles, pendant le temps de travail, un usage abusif peut être cependant sanctionné (12). Les arrêts rendus en la matière sont nombreux (13). Il en est de même concernant l'utilisation d'un véhicule de fonction à des fins privées. La Cour de cassation considère, ainsi, de longue date, que l'utilisation frauduleuse et abusive d'un véhicule appartenant à la société constitue pour l'employeur une cause réelle et sérieuse de licenciement (14).
Pour finir, les juridictions ne sanctionnent que les utilisations abusives du matériel de l'entreprise, téléphone, voiture, internet ou messagerie personnelle. Un salarié risque finalement peu de se voir licencié pour faute grave pour utilisation à des fins personnelles du matériel de sa société... dans la limite du raisonnable et à condition de ne pas en abuser. Un raisonnable difficilement quantifiable dont l'appréciation revient aux juges du fond, ce qui révèle toute la fragilité de l'édifice. En effet, la cour d'appel de Paris n'avait-elle pas à juger d'une affaire semblable en 2004 ? (15) La jurisprudence gagnerait en clarté, l'arrêt de la cour d'appel du 8 décembre offre une telle opportunité que la Haute juridiction, espérons-le, saura saisir. Affaire à suivre donc...
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