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N5819BMH
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Le lecteur sait combien, depuis Lucrèce (De rerum natura) et Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées), nous sommes féru de contes et légendes en tout genre -en fait, c'est surtout depuis la naissance de notre premier fils et qu'il nous est apparu bien curieux que la tradition des histoires merveilleuses puisse être tant nécessaire à l'équilibre et au développement de l'enfant-. Alors, qu'il nous soit permis, à l'approche de la Sainte Lucie, d'éclairer, pour ne pas dire de transposer, la solution retentissante dégagée par le Conseil d'Etat, dans un arrêt rendu le 30 octobre 2009, par laquelle tout justiciable peut se prévaloir, à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif, des dispositions d'une Directive dont le délai de transposition est expiré, à la lumière d'une histoire enfantine américaine de Charles Lutwidge Dodgson... Mais, si ! Vous connaissez : le Lewis Caroll d'Alice au pays des merveilles... Car, aussi paradoxal, absurde, et bizarre que cela puisse paraître, tous les acteurs de cette fable judiciaire se retrouvent, pèle-mêle... dans le terrier du Lapin blanc.
Le rôle d'Alice est, ici, tenu par une magistrate de renom qui s'ennuie auprès de ses consoeurs qui lisent des codes ennuyeux (sans images, ni dialogues), alors qu'elle rêve d'un poste de chargé de formation à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM), pour apporter son grain de sel, ses idées nouvelles sur le métier ; mais le poste lui est refusé, du fait de son engagement syndical, nous livre-t-elle... Abasourdie par tant de discrimination, elle est tirée de son effarement quand elle voit passer un Lapin blanc aux yeux roses, vêtu d'une redingote, qui court en s'écriant : "Je suis en retard ! En retard ! En retard !"... Ce Lapin blanc n'est autre que notre article 10 de la Directive (CE) 2000/78 du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, dont le délai de transposition a expiré le 2 décembre 2003, donc antérieurement à la date des décisions de refus attaquées, cette disposition n'ayant été transposée de manière générale que par l'article 4 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations...
Suivant la voie de l'invocabilité directe d'une Directive non transposée dans les délais requis, notre magistrate-Alice, "curieuse, extravagamment curieuse" nous la décrit l'auteur, entre, alors, dans le terrier, et fait une chute interminable qui l'emmène dans un monde fantastique... D'aucuns diront absurde, où il convient, pour en sortir, de tout relativiser et de chercher la logique, le bon sens... le monde de la souveraineté juridique où de la loi, de la Constitution, du Traité, du Règlement et de la Directive, on ne sait plus, très bien, quelle doit être notre "Reine de coeur"...
Alors, on sait qu'Alice, notre magistrate, trouve un petit flacon, sur une table dans une pièce souterraine, avec l'indication "bois-moi". Elle suit les arcanes de la procédure (administrative), elle s'exécute et... rétrécit à la vue de l'immense défi qui l'attends : l'arrêt "Cohn-Bendit", cadeau de Noël de la Haute juridiction administrative à la veille des premières élections européennes. Elle mange, ensuite, un gâteau qui se trouve sous la table, dans une boîte sur laquelle est écrit : "mange-moi". Elle s'attend à grandir, mais rien ne se passe. L'arrêt du 22 décembre 1978 est implacable : les Directives ne sauraient être invoquées par les ressortissants des Etats de l'Union à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif individuel.
La magistrate se met à pleurer et se retrouve, alors... dans l'une de ses larmes. Elle y rencontre un Canard, un Dodo, un Lori et un Aiglon... et l'on sait combien ce quatuor symbolise, pour l'auteur, le pouvoir politique (anglais pour Lewis).
Alors, il est question d'une course à la Comitarde ! Il s'agit, pour les non-initiés, d'être le plus rapide à prendre position pour gagner... ici, un dé à coudre ! Ce sont, d'abord, les arrêts "Van Gend en Loos", en 1963, et "Costa c/ Enel", en 1965, de la Cour de justice européenne, qui affirment que les normes européennes créent "un ordre juridique souverain" s'imposant sur "un texte interne quel qu'il soit". Mais, le Conseil d'Etat ne l'entendit pas de cette oreille et claironna sa jurisprudence "Cohn-Bendit" sur la non invocabilité, déjà présentée ! Puis, le Conseil constitutionnel s'en mêle, lui-même, et s'il réaffirme la primauté de la Constitution dans sa décision "Sarran", il en place, désormais, l'essentiel "sous le chapeau de l'article 88-1" qui dispose que "La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences". Par là même, seuls les articles 1er (sur la République est laïque) et 3 (sur le corps électoral) ne sont pas inféodés à la Norme européenne.
S'en suit une longue histoire sans fin, racontée par une Souris, pour engourdir notre héroïne : en l'espèce, si certains éléments peuvent faire présumer l'existence d'une discrimination, il ressort des pièces du dossier et, notamment, des éléments de comparaison produits en défense par le Garde des Sceaux, que la décision de nommer une autre personne plutôt que la requérante au poste de chargé de formation à l'ENM repose sur des motifs tenant aux capacités, aptitudes et mérites respectifs des candidates. La préférence accordée à la candidature de la personne finalement retenue procédait, en effet, d'une analyse comparée des évaluations professionnelles des deux magistrates, et était, également, en correspondance avec les critères fixés préalablement dans la description du poste publiée par l'école, tenant au fonctionnement et aux caractéristiques de l'équipe pédagogique, ainsi qu'aux capacités linguistiques requises par ses missions internationales.
La requête d'Alice est donc finalement rejetée. Elle se retrouve seule... Le Lapin blanc revient, l'interpelle et l'appelle "Marianne" -France revoilà ton sacerdoce !- : et notre héroïne magistrate qui demeure convaincu qu'il est temps que les choses bougent, que l'invocabilité directe des Directives européennes ce n'est pas l'abandon de la souveraineté législative, c'est la consécration de la souveraineté européenne, de la souveraineté concertée ; et ce, même si le taux de transposition français avoisine fièrement, désormais, les 98,9 %. Quelle valeur juridique, quelle opposabilité pour les points en pourcentage restant ?
Notre effrontée magistrate rencontre, alors, sur son chemin, par chance, un Ver à soie fumant le narguilé sur un champignon. Le rapporteur public Mattias Guyomar, dans ses fantasmagoriques conclusions, proposent, rien de moins, que d'abandonner la jurisprudence "Cohn-Bendit" sur l'absence d'effet direct d'une Directive communautaire lorsqu'elle est invoquée contre une décision individuelle. Abandonner ? Oui, parce que malgré quelques tempéraments, au cours de la décennie précédente, le Conseil d'Etat avait, encore en 2005 (arrêt "Syndicat d'agglomération nouvelle ouest Provence"), réaffirmé son attachement à sa jurisprudence traditionnelle. Et, les frères Tweedeldee et Tweedeldum de se contredire sans arrêt...
Alice, de concert avec le Ver à soie, récite, alors, un poème où il est question de vieillesse, du temps qui passe, et finalement de modernité... Le Ver s'efface, notre magistrate intrépide mange deux bouts de champignon, espérant retrouver sa taille normale : mais avec le premier, son corps disparaît et sa tête est à terre ; avec le second, son cou s'allonge terriblement et sa tête se retrouve au dessus des arbres. Quelle est la juste taille, le juste tempérament ?
Passons le Pigeon, la Duchesse Natricia et le Chat du Cheshire, Alice s'avance, à pas certain, vers la maison du Lièvre de Mars. Et, là, la magistrate s'assied pour boire une tasse de thé en compagnie du Chapelier du Conseil d'Etat, du Lièvre de la CJCE et du Loir de la CEDH. Les explications contradictoires s'enchaînent : pour le Chapelier, 75 % de notre législation provient des Directives européennes, alors un peu de patience ! Toute invocabilité viendra à point nommé ; il est, certes, possible d'invoquer par la voie de l'exception la contrariété à une Directive suffisamment précise de dispositions de droit interne qui servent de fondement à l'acte individuel, y compris si l'incompatibilité résulte d'une loi ne comportant par la disposition exigée par la Directive (arrêt "Cabinet Revert et Badelon") et même si s'interpose un "règle nationale applicable", c'est-à-dire la jurisprudence administrative (arrêt "Tête"). Mais, Le Lièvre de Mars et le Loir -citant le Professeur Paul Cassia -, rappellent que la possibilité pour les Directives d'avoir un effet direct a, déjà, été reconnue non seulement par la Cour européenne des droits de l'Homme (arrêt "Bosphorus"), mais également par le Conseil constitutionnel, qui a considéré que certaines Directives pouvaient comporter des "dispositions inconditionnelles et précises" (décision n° 2004-496 sur la loi pour la confiance dans l'économie numérique). La jurisprudence "Cohn-Bendit" apparaît, dès lors, incompatible avec les exigences de la jurisprudence de la Cour de justice sur "l'effet utile" des Directives (arrêt "Van Duyn").
Au Pays des merveilles, le temps est déréglé, au point qu'il n'y en a pas assez, comme pour le Lapin blanc toujours pressé, ou, au point que l'on soit condamné à vivre éternellement à l'heure du thé, comme pour le Chapelier.
Notre héroïque magistrate s'enfuit, mange, à nouveau, un champignon, rétrécit et finit par atterrir dans un grand jardin lumineux. Elle y rencontre, souveraineté suprême, la Reine de coeur qui veut... lui couper la tête.
Exit l'histoire de la Tortue "Fantaisie", du quadrille des homards, notre héroïne, qui a, à nouveau, grandi, renverse le banc des jurés et clame bien fort devant le tribunal que la transposition en droit interne des Directives communautaires "est une obligation résultant du Traité instituant la Communauté européenne" et "revêt, en outre, en vertu de l'article 88-1 de la Constitution, le caractère d'une obligation constitutionnelle". "Tout justiciable peut se prévaloir, à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d'une directive, lorsque l'Etat n'a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires".
Les cartes (toutes de la même couleur, celle du coeur) sont jetées et Alice se réveille couchée sur un talus... avec toute sa tête, mais toujours en compagnie de ses consoeurs...
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