La lettre juridique n°374 du 3 décembre 2009 : Procédure administrative

[Jurisprudence] La reconnaissance de l'effet direct des Directives communautaires : enfin !

Réf. : CE Contentieux, 30 octobre 2009, n° 298348, Mme Perreux (N° Lexbase : A6040EMN)

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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique

le 07 Octobre 2010

C'est à un "isolement", ni "splendide", ni "pathétique", mais, néanmoins, "préoccupant" que l'Assemblée du contentieux du Conseil d'Etat vient de mettre fin par son arrêt "Mme Perreux" lu le 30 octobre 2009, suivant, en cela, les conclusions de son Rapporteur public, M. Mattias Guyomar (1). Cet arrêt constitue, d'ores et déjà, l'une si ce n'est la plus grande décision de l'année 2009, car elle abandonne la célèbre jurisprudence "Ministre de l'Intérieur c/ M. D. Cohn-Bendit" (2), par laquelle le juge administratif avait refusé, en 1978, d'admettre l'invocabilité des Directives communautaires à l'encontre des actes administratifs individuels. Ce ne sont pas seulement trois décennies qui séparent ces deux arrêts du Conseil d'Etat mais, bien davantage, une véritable différence de conception des rapports entre le droit communautaire et le droit interne. Nous sommes, en effet, aujourd'hui bien loin de l'époque où, commentant l'arrêt précité du 22 décembre 1978, le Professeur Bernard Pacteau concluait son étude par l'affirmation selon laquelle "le système communautaire est décidément moins fort pratiquement que perfectionné juridiquement. Le colosse européen a encore des pieds d'argile" (3). Force est de constater que, si "le dialogue des juges" prôné par le Président Bruno Genevois dans ses conclusions sur l'arrêt "Cohn-Bendit" est une réalité incontestable qui produit des effets ô combien bénéfiques, il est tout aussi évident que les discussions entre le juge national et le juge communautaire conduisent, bien souvent, à un alignement du premier sur les positions du second. Le colosse aux pieds d'argile n'est donc plus nécessairement en 2009 celui que l'on croyait être en 1978, comme en témoignent le présent arrêt, mais aussi, avant lui, les arrêts "Nicolo" (4), "Société De Groot en Slot Allium B. V. et autre" (5), "Arcelor" (6), "Conseil National des Barreaux" (7), ou encore "Gestas" (8). L'on retrouve, à l'origine de cette importante décision, des faits qui rappellent étrangement un autre grand arrêt de la jurisprudence administrative, l'arrêt "Barel" (9). Mme X, magistrate occupant depuis 2002 les fonctions de juge d'application des peines au tribunal de grande instance de Bordeaux, s'était portée plusieurs fois candidate à un poste de chargé de formation à l'Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) pour l'application des peines. Sa candidature ayant été rejetée à trois reprises, elle a saisi le Conseil d'Etat d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre l'arrêté du Garde des Sceaux du 29 août 2006, nommant Mme Y au poste convoité. Au soutien de son recours, Mme X a invoqué deux moyens, l'un tiré de l'erreur de droit commise par le Garde des Sceaux qui aurait écarté sa candidature en raison de son engagement syndical, et l'autre tiré de l'erreur manifeste d'appréciation entachant la nomination de Mme Y. Plus précisément, la requérante invoquait le bénéfice des règles relatives à la charge de la preuve fixées par l'article 10 de la Directive (CE) 2007/78 du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L3822AU4). Elle demandait au Conseil d'Etat d'appliquer à son profit la règle selon laquelle "les Etats membres prennent les mesures nécessaires, conformément à leur système judiciaire, afin que, dès lors qu'une personne s'estime lésée par le non-respect, à son égard, du principe de l'égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement". Cette Directive avait été transposée en droit français par l'article 4 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L8986H39), mais de façon tardive, puisque la date limite de transposition avait été fixée au 2 décembre 2003. Pour le dire autrement, il était demandé au Conseil d'Etat de revenir sur sa jurisprudence "Cohn-Bendit", et d'admettre qu'un administré puisse invoquer devant lui la violation d'une Directive non transposée à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir formé contre un acte administratif individuel.

Le Conseil d'Etat y a fait droit, en jugeant que "la transposition en droit interne des Directives communautaires, qui est une obligation résultant du Traité instituant la Communauté européenne, revêt, en outre, en vertu de l'article 88-1 de la Constitution (N° Lexbase : L1350A9U), le caractère d'une obligation constitutionnelle". Par conséquent, "il appartient au juge national, juge de droit commun de l'application du droit communautaire, de garantir l'effectivité des droits que toute personne tient de cette obligation à l'égard des autorités publiques ; que tout justiciable peut, en conséquence, demander l'annulation des dispositions réglementaires qui seraient contraires aux objectifs définis par les Directives et, pour contester une décision administrative, faire valoir, par voie d'action ou par voie d'exception, qu'après l'expiration des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister des dispositions réglementaires, ni continuer de faire application des règles, écrites ou non écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les Directives ; qu'en outre, tout justiciable peut se prévaloir, à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d'une Directive, lorsque l'Etat n'a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires".

Appliquant ce raisonnement au cas d'espèce, le juge administratif a considéré que la Directive ne pouvait pas être directement invoquée au motif qu'elle ne comportait pas de disposition inconditionnelle. Le texte communautaire réservait, en effet, la possibilité de ne pas aménager la charge de la preuve en matière de discrimination lorsque le juge disposait de tels pouvoirs, ce qui était précisément le cas du juge administratif. Malgré cela, le Conseil d'Etat a défini, de manière autonome, un dispositif adapté de charge de la preuve ayant vocation à s'appliquer dans des situations couvertes par la loi du 27 mai 2008 précitée, loi qui n'était pas applicable ratione temporis au présent litige. Selon ce dispositif prétorien, le requérant s'estimant lésé par une mesure discriminatoire doit soumettre au juge administratif des éléments de fait susceptibles de faire présumer une atteinte au principe de non-discrimination. En retour, il incombe à l'administration de produire tous les éléments de fait permettant d'établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. C'est, alors, au vu de cet échange contradictoire, qui pourra être complété par toute mesure d'instruction utile, que le juge administratif se prononcera.

L'arrêt "Mme Perreux" est donc un grand arrêt à un double titre. Parce qu'il consacre, tout d'abord, un régime autonome de la charge de la preuve devant le juge administratif et parce qu'il admet, ensuite, la possibilité, pour un requérant, d'invoquer la méconnaissance d'une Directive communautaire non transposée à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif individuel. Ce dernier point, sur lequel nous concentrerons nos développements, peut être analysé autour de l'idée que l'abandon de la jurisprudence "Cohn-Bendit" était attendu (I). Il n'en demeure pas moins que sa portée doit être appréciée à sa juste mesure, car la reconnaissance de l'effet direct des Directives communautaires est conditionnée au respect de strictes exigences (II).

I - L'abandon attendu de la jurisprudence "Cohn-Bendit"

Le revirement opéré par l'arrêt "Mme Perreux" était assurément attendu. Cela tient au fait que, si l'opposition entre la jurisprudence "Cohn-Bendit" et la jurisprudence communautaire était initialement forte et sonnait comme une "révolte contentieuse" (10), celle-ci s'est progressivement réduite à tel point que l'on a pu affirmer, au sein même du Conseil d'Etat, que la jurisprudence "Cohn-Bendit" n'était, dans le dernier état du droit, qu'une "pétition de principe" (11).

A - L'opposition initiale des jurisprudences nationale et communautaire

Les Directives communautaires n'ont pas d'équivalent en droit interne. Elles sont définies par l'article 189 du Traité de Rome comme liant "tout Etat membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens". Elles se différencient des Règlements qui ont une "portée générale", et sont "obligatoires dans tous leurs éléments et sont directement applicables dans tout Etat membre". La notion de Directive communautaire, que le Traité de Lisbonne conforte, est perçue comme un instrument "d'harmonisation des règlementations nationales dans les secteurs de compétence encadrées ou coordonnées" (12). Elle nécessite une mesure nationale de transposition et ne devrait donc pas revêtir, en principe, un effet direct. Ce n'est pas le parti qu'a retenu la Cour de justice des Communautés européennes. S'écartant de la lettre de l'article 189 précité, le juge communautaire n'a, en effet, pas hésité à reconnaître, dans certaines circonstances, l'effet direct des Directives communautaires (13). En vérité, cette solution s'imposait au regard de la multiplication d'actes communautaires qui n'avaient de Directives que le nom, et qui constituaient matériellement d'authentiques Règlements. C'est, en effet, au regard de "la nature, l'économie et les termes" (14) de la disposition d'une Directive que la Cour de justice se donne le droit d'en reconnaître l'effet direct.

A cette solution qui était dictée par la situation, certaines Directives étant rédigées comme des Règlements, et justifiée par le souci d'assurer la pleine efficacité du droit communautaire, le Conseil d'Etat a opposé une réponse différente et, à vrai dire, radicalement opposée. Dans son arrêt "Cohn-Bendit", le juge administratif a, en effet, considéré que les autorités nationales restaient "seules compétentes pour décider de la forme à donner à l'exécution des Directives et pour fixer elles-mêmes, sous le contrôle des juridictions nationales, les moyens propres à leur faire produire effet en droit interne", avant d'en déduire que "que quelles que soient, d'ailleurs, les précisions qu'elles contiennent à l'attention des Etats membres, les Directives ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif individuel". Sa volonté de continuer à distinguer clairement les Directives des Règlements était d'autant plus nette que par un arrêt du même jour, le Conseil d'Etat n'avait pas hésité à faire application d'un Règlement "qui, en vertu de l'article 189 du Traité instituant la Communauté économie européenne, s'intègre, dès sa publication, dans le droit interne des Etats membres" (15).

Malgré cette volonté affichée de rupture avec la jurisprudence communautaire, l'arrêt "Cohn-Bendit" s'était attaché à reconnaître un effet indirect aux Directives communautaires. Si les requérants ne peuvent assurément pas se prévaloir d'une Directive à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif individuel, ils peuvent, néanmoins, se prévaloir de ladite Directive pour neutraliser la règle nationale la méconnaissant. Comme le note la doctrine, le Conseil d'Etat a admis l'invocabilité d'exclusion de la Directive communautaire à défaut de vouloir consacrer son invocabilité de substitution (16). Concrètement, cela signifiait, dans l'affaire "Cohn-Bendit", que le requérant aurait dû contester les mesures réglementaires prises par le Gouvernement français pour l'application de la Directive au lieu de contester directement la mesure individuelle. Au total, "les Directives ont donc bien, selon l'arrêt du Conseil d'Etat, un effet juridique, mais indirect, médiatisé, à travers les mesures d'application" (17).

B - Le rapprochement progressif des jurisprudences nationale et communautaire

Les années qui ont suivi l'arrêt "Cohn-Bendit" furent celles d'un lent rapprochement entre les positions nationale et communautaire, rapprochement dont l'arrêt "Mme Perreux" constitue l'aboutissement.

Le Conseil d'Etat a, en effet, utilisé diverses techniques pour donner plein effet aux Directives communautaires. Il s'est efforcé d'interpréter le droit national dans un sens permettant de le rendre compatible avec le droit communautaire, de même qu'il n'a pas hésité, comme il l'avait indiqué dès 1978 dans l'arrêt "Cohn-Bendit", à écarter l'application des mesures réglementaires de transposition contraires aux objectifs des Directives (18), et à déclarer les actes individuels pris sur leur fondement comme étant alors dépourvus de base légale (19). Plus fondamentalement, le juge administratif a admis l'invocabilité des Directives contre toutes les mesures réglementaires entrant dans leur champ d'application, et non pas seulement contre celles assurant leur transposition (20). Une obligation d'abroger les règlements illégaux ab initio, ou devenus illégaux à la suite d'un changement dans les circonstances de droit et de fait, a ensuite été consacrée, et spécialement précisée, en cas de contrariété avec une Directive communautaire. L'arrêt "Compagnie Alitalia" du 3 février 1989 (21), a, en effet, précisé que, si les autorités nationales restaient seules compétentes pour "décider de la forme à donner à l'exécution de ces Directives et pour fixer elles-mêmes, sous le contrôle des juridictions nationales, les moyens propres à leur faire produire leurs effets en droit interne, ces autorités ne peuvent légalement, après l'expiration des délais impartis, ni laisser subsister des dispositions réglementaires qui ne seraient plus compatibles avec les objectifs définis par les Directives dont s'agit, ni édicter des dispositions réglementaires qui seraient contraires à ces objectifs". Dans le même sens, la jurisprudence administrative a posé l'obligation pour le pouvoir réglementaire de s'abstenir de pendre les mesures d'application d'une loi contraires aux objectifs d'une Directive (22). Poursuivant la logique de reconnaissance progressive de la justiciabilité des directives, le juge administratif a, ensuite, admis que la violation d'une Directive par une loi pouvait être invoquée à l'occasion de recours dirigés contre des actes individuels (23). A vrai dire, l'étape la plus décisive avait sans doute été franchie en 1996 avec l'arrêt "SA Cabinet Revert et Badelon" (24). En l'espèce, le juge administratif avait écarté des dispositions du Code général des impôts, au motif qu'elles n'exonéraient pas de TVA toutes les opérations effectuées par les courtiers d'assurance, et cela en contradiction avec les termes d'une Directive de 1977. Comme le notent les auteurs des Grands arrêts de la jurisprudence administrative (25), "l'incompatibilité de la loi peut même résulter de ce qu'elle ne comporte pas la disposition exigée par la Directive communautaire". C'est, pour reprendre les termes de Mattias Guyomar, "une incompatibilité en creux" qui est, ainsi, sanctionnée, et celle-ci peut provenir du silence de la loi, comme cela était le cas dans l'affaire "SA Cabinet Revert et Badelon", mais aussi d'une règle jurisprudentielle comme l'a montré par la suite l'arrêt "Tête" (26).

Au regard de ce rapide panorama, il ne faisait guère de doute que la jurisprudence administrative était, pour une très large part, conforme à la jurisprudence communautaire. La seule pierre d'achoppement résidait, semble-t-il, dans le refus persistant d'admettre l'évidence, à savoir l'invocabilité directe des Directives à l'encontre des actes administratifs individuels. Mais sur ce sujet, il faut noter que la jurisprudence communautaire avait, elle aussi, fait un pas en direction de la position française en interprétant plus strictement que par le passé les conditions dans lesquelles elle admettait l'effet direct des Directives. Pour le dire clairement, elle a durci les règles posées dans son arrêt "Van Duyn". Sans entrer dans le détail, l'on peut dire que la Cour de justice a posé deux conditions cumulatives à l'invocabilité de substitution des Directives communautaires. Elle a exigé qu'il y ait une défaillance de l'Etat, c'est-à-dire que la Directive soit inexécutée, et que celle-ci ait un contenu inconditionnel et suffisamment précis. L'effet direct de la Directive n'étant ni plus ni moins qu'une sanction dans l'esprit du juge communautaire. C'est parce qu'un Etat membre n'a pas rempli toutes ses obligations qu'un particulier peut alors se retrouver en droit de lui opposer directement les termes d'une Directive. C'est cette logique de sanction que le Conseil d'Etat transpose dans l'arrêt "Perreux", en ne procédant qu'à une reconnaissance conditionnée de l'effet direct des Directives communautaires.

II - La reconnaissance conditionnée de l'effet direct des Directives communautaires

Comme le note le communiqué de presse du Conseil d'Etat relatif à l'arrêt "Mme Perreux", ce n'est pas une reconnaissance générale de l'effet direct des Directives communautaires qui est opérée (27). Cette reconnaissance est, en effet, liée au respect de certaines conditions (A), dont il faut préciser la signification (B).

A - Les conditions de l'effet direct

Les conditions posées par le Conseil d'Etat sont l'exacte réplique de celles dégagées par la Cour de justice. Ces conditions cumulatives sont au nombre de deux.

Une Directive ne peut être invoquée directement à l'appui d'un recours en annulation dirigé contre un acte administratif individuel que si son contenu est inconditionnel et suffisamment précis. Il s'agit ici de ne réserver l'effet direct qu'aux seules hypothèses dans lesquelles la Directive se suffit à elle-même pour déclencher des droits et des obligations clairement identifiables qui peuvent entrer automatiquement dans le chef des particuliers. L'on veut dire que l'effet direct n'est pas possible et n'a, d'ailleurs, aucun sens lorsque la Directive pose des règles dont le juge national n'est pas en mesure de déterminer la substance précise. L'exemple de l'arrêt "Francovich" (28), cité par M. Denys Simon dans son ouvrage Le système juridique communautaire est, à cet égard, particulièrement caractéristique : "le choix laissé aux Etats membres quant à la désignation du débiteur de l'obligation d'assurer le paiement des salaires dus en cas d'insolvabilité de l'employeur ne permet pas au juge d'appliquer la Directive en l'absence de transposition, dans la mesure où il lui est impossible, à moins de faire oeuvre de législateur, de désigner le débiteur de l'obligation de paiement" (29). De toute évidence, il n'appartient pas au juge de se substituer aux autorités nationales pour déterminer les mesures de nature à assurer la transposition d'une Directive communautaire. En revanche, si la Directive est suffisamment précise et inconditionnelle, il lui revient logiquement d'en assurer la pleine application. Encore faut-il pour cela qu'une seconde condition soit réalisée.

Cette seconde condition tient à la défaillance de l'Etat. L'arrêt "Mme Perreux" indique, en effet, qu'un justiciable ne peut se prévaloir "à l'appui d'un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d'une Directive" que "lorsque l'Etat n'a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires". Clairement, l'effet direct d'une Directive ne peut être admis qu'à l'issue du délai de transposition et en cas de faute de l'Etat membre. Ce n'est que dans l'hypothèse où il n'aura pas respecté l'obligation qui était la sienne de transposer la Directive dans le délai imparti que l'effet direct pourra lui être opposé.

B - La signification des conditions de l'effet direct des Directives communautaires

Pour MM. Y. Galmot et J.-C. Bonichot (30) (cités par M M. Guyomar dans ses conclusions), "ces deux conditions d'inconditionnalité et de précision peuvent être distinguées bien qu'elles procèdent, en fin de compte, de la même idée : une Directive ne peut être substituée au droit national que dans la mesure où aucun doute ne subsiste sur le contenu des règles devant résulter de l'opération de législation à deux étages que constitue le mécanisme du 3ème alinéa de l'article 189. En effet, c'est seulement dans ce cas que l'on peut opposer à l'Etat une obligation précise qu'il n'a pas respectée". Que ces deux conditions puissent être distinguées ne fait, en effet, aucun doute, de même qu'il est tout aussi certain qu'elles participent de la même logique.

S'agissant des éléments de différenciation des deux conditions, l'on peut dire que la première est de nature technique, et que la seconde est de nature plus politique. En liant l'effet direct des Directives communautaires à leur caractère précis et inconditionnel, le Conseil d'Etat (qui ne fait ici que transposer la jurisprudence communautaire) considère simplement, et justement, qu'il ne lui revient d'appliquer directement une Directive communautaire que dans l'hypothèse où celle-ci est en état d'être appliquée ! En liant l'effet direct des Directives communautaires à l'absence de mesure de transposition dans le délai imparti, le juge administratif agit comme censeur de l'Etat défaillant. Il lui signifie, très clairement, que le requérant est en droit d'attendre l'application de la Directive, et qu'il peut donc en invoquer le non-respect devant lui. De ce point de vue, cette condition ne fait que reproduire l'esprit du principe d'estoppel, c'est-à-dire d'une sorte de principe de bonne foi appliqué au cas des Directives.

En vérité, la distinction entre les deux conditions n'est que minime car elles finissent par se rejoindre autour de l'idée que le juge administratif est juge de droit commun en matière d'application du droit communautaire, et qu'il lui revient, à ce titre, de traiter de la question de la justiciabilité des Directives, non seulement "en termes de distribution des pouvoirs, mais aussi d'allocations des droits" (M. Guyomar). A ce titre, il revient au juge national de donner plein effet aux Directives communautaires non transposées dans les délais, dès lors qu'elles sont suffisamment précises et inconditionnelles, parce qu'elles attribuent des droits aux administrés. C'est d'ailleurs cette dimension protectrice des droits des particuliers qui explique que le Conseil d'Etat ait décidé d'admettre (enfin) l'invocabilité de substitution des Directives. En effet, si l'invocabilité d'exclusion permettait, dans de nombreuses hypothèses, de parvenir à un résultat satisfaisant (précisément dans le contentieux de l'excès de pouvoir où le juge n'a pas d'autre alternative que d'annuler, ou non, l'acte individuel pris sur le fondement d'un acte réglementaire contraire ou conforme à une Directive communautaire), il était des hypothèses particulières dans lesquelles le requérant était, dans une certaine mesure, victime de l'autolimitation du Conseil d'Etat. Tel était le cas dans le cadre du contentieux de pleine juridiction puisque le juge administratif était, en quelque sorte, bloqué par la jurisprudence "Cohn-Bendit". En effet, il ne pouvait pas régler complètement le litige et satisfaire pleinement les attentes du requérant en réformant, par exemple, la décision litigieuse dans un sens conforme aux dispositions de la Directive.

Au total, l'arrêt "Mme Perreux" ne peut susciter que l'approbation parce qu'il s'inscrit dans une logique de meilleur respect du droit communautaire et de meilleure protection des droits des justiciables. Il est, cependant, certain que ces points de satisfaction ne doivent pas faire oublier que le revirement opéré le 30 octobre 2009 intervient tout de même près de 31 ans après l'arrêt "Cohn-Bendit"...


(1) Que nous remercions pour leur aimable communication.
(2) CE Contentieux, n° 11604, 22 décembre 1978, Ministre de l'intérieur c/ Sieur Cohn-Bendit (N° Lexbase : A4001AIZ), Rec. 524, D., 1979, p. 155, concl. B. Genevois et note B. Pacteau ; GAJA, n° 89, p. 616 (et toutes les références bibliographiques).
(3) B. Pacteau, note précitée, D., 1979, p. 165.
(4) CE Contentieux, 20 octobre 1989, n° 108243, Nicolo (N° Lexbase : A1712AQH), Rec. CE, p. 190, concl. P. Frydman (et toutes les références bibliographiques).
(5) CE Contentieux, 11 décembre 2006, n° 234560, Société De Groot en Slot Allium B. V. (N° Lexbase : A8835DSZ), Rec. CE, p.512.
(6) CE Contentieux, 8 février 2007, n° 287110, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres (N° Lexbase : A2029DUP), Rec. CE, p. 55, concl. M. Guyomar, GAJA, n° 116, p. 892 (et toutes les références bibliographiques).
(7) CE Contentieux, 10 avril 2008, n° 296845, Conseil National des Barreaux (N° Lexbase : A8060D7N), Rec. CE, p. 129, concl. M. Guyomar.
(8) CE 4° et 5° s-s-r., 18 juin 2008, n° 295831, Gestas (N° Lexbase : A2358D99), Rec. CE, p. 230.
(9) CE Contentieux, 28 mai 1954, n° 28238, Barel (N° Lexbase : A9107B8S).
(10) B. Pacteau, note précitée.
(11) Cf. F. Raynaud et P. Fombeur, chronique, AJDA, 1998, p. 553.
(12) M. Guyomar, conclusions précitées, p. 20.
(13) CJCE, 17 décembre 1970, aff. C-33/70, Société SACE c/ Ministère des Finances de la République italienne (N° Lexbase : A6656AU3), et, surtout, CJCE, 4 décembre 1974, aff. C-41/74, Van Duyn c/ Home Office (N° Lexbase : A6964AUH), CJCE, 26 février 1975, aff. C-67/74, Bonsignore (N° Lexbase : A6980AU3), CJCE, 28 octobre 1975, aff. C-36/75, Ruttili.
(14) CJCE, 4 décembre 1974, Van Duyn c/ Home Office, précité.
(15) CE Contentieux, 22 décembre 1978, n° 01165, Syndicat viticole des Hautes-Graves de Bordeaux (N° Lexbase : A2994AIQ), Rec. CE, p. 286, RTDE, 1979, p. 717, concl. B. Genevois, D., 1979, p. 125, note P. Delvolvé.
(16) Formule que l'on emprunte au Rapporteur public, M. Mattias Guyomar, qui citait dans ses conclusions MM. Y. Galmot et J.-C. Bonichot, La CJCE et la transposition des Directives en droit nationa, RFDA, 1988, p. 1.
(17) M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 17ème édition, 2009, p. 622.
(18) Par exemple, et sans prétention à l'exhaustivité : CE, 28 septembre 1984, n° 28467, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux de France et des pays d'expression française (N° Lexbase : A6632AL9), Rec. CE, p. 512, AJDA, 1984, p. 695, concl. P-A. Jeanneney, AJDA, 1985, p. 83, chron. S. Hubac et J.-E. Schoettl.
(19) Par exemple : CE, 8 juillet 1991, n° 95461, Palazzi (N° Lexbase : A0009ARR), Rec. CE, p. 276.
(20) CE, 7 décembre 1984, n° 41971, Fédération française des sociétés de protection de la nature (N° Lexbase : A3572ALU), Rec. CE, p. 410.
(21) CE Contentieux, 3 février 1989, n° 74052, Compagnie Alitalia (N° Lexbase : A0651AQ8), Rec. CE, p. 44, AJDA, 1989, p. 387, note Fouquet, RFDA, 1989, p. 391, concl. N. Chahid-Nourai, notes O. Beaud et L. Dubouis, GAJA, n° 92, p. 646.
(22) CE, 24 février 1999, n° 195354, Association de patients de la médecine d'orientation anthroposophique et autres (N° Lexbase : A3956AXS), Rec. CE, p. 29.
(23) CE, 3 décembre 1999, n° 199622, Association ornithologique et mammalogique de Saône et Loire et Association France nature environnement (N° Lexbase : A2608B7Q), Rec. CE, p. 379, concl. F. Lamy, GAJA, n° 105, p. 770.
(24) CE, A, 30 octobre 1996, n° 045126, SA Cabinet Revert et Badelon (N° Lexbase : A1022APK), Rec. CE, p. 397, AJDA 1996, p. 1044, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot, RFDA, 1997, p. 1056, concl. G. Goulard.
(25) Précité, p. 625.
(26) CE Contentieux, 6 février 1998, n° 138777, M. Tête (N° Lexbase : A6251ASC), Rec. CE, p. 30, concl. H. Savoie, CJEG 1998, p. 283, concl. H. Savoie et note P. Subra de Bieusses, JCP éd. A, 1998, II, 1223, note P. Cassia. Voir également : CE Contentieux, 20 mai 1998, n° 188239, Communauté de commune du Piémont de Barr (N° Lexbase : A7764ASD), Rec. CE, p. 201, concl. H. Savoie, AJDA, 1998, p. 553, chron. F. Raynaud et P. Fombeur, précitée.
(27) Ce communiqué de presse indique que "le Conseil d'Etat reconnaît, lorsque certaines conditions sont remplies, l'effet direct des Directives communautaires".
(27) CJCE, 19 novembre 1991, aff. C-6/90, Francovich et Bonifaci (N° Lexbase : A5783AYT), Rec. CJCE, I-5357.
(28) D. Simon, Le système juridique communautaire, PUF, 3ème édition, 2001, n° 348, p. 446.
(29) Y. Galmot et J.-C. Bonichot, La CJCE et la transposition des Directives en droit national, RFDA, 1988, p. 1.

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