La lettre juridique n°369 du 29 octobre 2009 : Famille et personnes

[Jurisprudence] Expertise génétique : un motif légitime de plus pour refuser

Réf. : Cass. civ. 1, 30 septembre 2009, n° 08-18.398, M. Jules François Telitsine, F-P+B (N° Lexbase : A5908ELE)

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N1809BMX

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

le 07 Octobre 2010

C'est une affaire exceptionnelle à laquelle la Cour de cassation a mis un terme dans son arrêt du 30 septembre 2009. Qu'on en juge : une femme, née en 1945, est reconnue par son père quelques jours après sa naissance, alors que sa mère était morte en couches ; aucune relation n'est établie entre le père et la fille, qui ne se rencontrent qu'en 1985, mais celui-ci réaffirme le lien de filiation lors d'une donation notariée en 2004. Un mois plus tard, il s'aperçoit "de l'impossibilité biologique de sa paternité". En 2006, son fil légitime, qui souhaite revendre un immeuble que lui avait donné ses parents, se heurte au refus de sa demi-soeur, de renoncer à son droit à répétition ou revendication garanti par l'article 930 du Code civil (N° Lexbase : L0082HPQ). Il agit alors en contestation de la reconnaissance et son père intervient volontairement à l'instance sur le fondement de l'ancien article 339 du Code civil (N° Lexbase : L2812ABR). L'assignation en date de mai 2006 étant antérieure à l'entrée en vigueur de la réforme de la filiation intervenue avec l'ordonnance du 4 juillet 2005 (ordonnance n° 2005-759, portant réforme de la filiation N° Lexbase : L8392G9P) ; c'est donc l'ancien droit qui est applicable. Classiquement, le demandeur sollicite une expertise génétique dont il pense qu'elle aboutira à remettre en cause la filiation. Mais les juges du fond, pour éviter justement cette remise en cause, refusent l'expertise en utilisant les motifs légitimes faisant exception, comme la Cour de cassation l'avait elle-même énoncé dans son arrêt du 28 mars 2000 (1), au principe de l'expertise de droit. La Cour de cassation rejette le pourvoi contre l'arrêt d'appel qui avait refusé la remise en cause de la filiation établie quelques soixante années auparavant. Elle considère, en effet, que "après avoir constaté d'une part que M. Jules T. n'a pas contesté sa paternité pendant plus de 60 ans et a déclaré, en octobre 2004, au notaire rédacteur de la donation que Mme Marie T. était sa fille, d'autre part, qu'il a reconnu avoir eu au moins une relation sexuelle avec la mère de celle-ci, la cour d'appel qui a relevé que la demande en annulation de la reconnaissance, formée en mai 2006, outre son caractère déstabilisateur sur une personne actuellement âgée de 62 ans, n'était causée que par un intérêt strictement financier, a ainsi caractérisé l'existence d'un motif légitime pour ne pas procéder à l'expertise sollicitée".

L'arrêt du 30 septembre 2009 s'inscrit dans le droit fil d'une jurisprudence plutôt extensive quant à l'interprétation du motif légitime justifiant le refus d'une expertise génétique dans le cadre d'une contestation d'une filiation établie depuis longtemps (2). Il reprend indirectement, deux motifs essentiels de ne pas ordonner l'expertise (3) déjà présents dans les arrêts antérieurs : la volonté (I) et le temps (II), auquel elle ajoute un nouvel élément, l'intérêt purement financier du demandeur à l'action (III).

I - L'influence de la volonté

Volonté de l'auteur de la reconnaissance. Dans sa motivation, approuvée par la Cour de cassation, la cour d'appel insiste sur les éléments témoignant de la volonté du père prétendu d'établir et de maintenir le lien de filiation. La volonté de l'auteur de la reconnaissance est un argument déjà invoqué par le passé pour refuser de remettre en cause, à travers l'expertise génétique, le lien de filiation. Ainsi, dans un arrêt du 25 avril 2007 (4), la Cour de cassation avait admis que la volonté constante du père d'assumer sa paternité -certes conjuguée à des difficultés matérielles pour procéder à l'expertise- permettait de caractériser le motif légitime rendant impossible l'expertise génétique. Toutefois, dans l'affaire en cause dans l'arrêt du 30 septembre 2009, l'auteur de la reconnaissance n'a sans doute voulu maintenir le lien de filiation que parce qu'il pensait être vraiment le père de l'enfant. Son attitude change d'ailleurs après la révélation de l'impossibilité biologique de sa filiation puisqu'il intervient volontairement à l'action en contestation de la reconnaissance. On peut alors s'interroger sur le poids qu'il convient d'accorder à la volonté d'une personne induite en erreur... Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de 2007, la cour d'appel avait, en effet, relevé des manifestations permanentes d'affection de la part du père qui faisaient largement défaut dans la seconde affaire.

La volonté de l'enfant. La volonté de l'enfant a également exercé dans certains cas une influence sur la décision du juge de refuser une expertise génétique. Une décision du tribunal de grande instance de Lyon (5) a ainsi refusé une expertise génétique dans le cadre d'une contestation de maternité, au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant, en se référant à la volonté du mineur âgé de plus de quinze ans de ne pas bouleverser ses conditions de vie. Ces solutions auraient pu s'inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme qui accorde beaucoup d'importance aux sentiments de l'enfant et à son désir de conserver ou non sa filiation (6). Elle considère ainsi dans l'arrêt "Mizzi" (7) comme dans l'arrêt "Paulik" (8), que l'impossibilité pour un homme de contester sa paternité est d'autant moins justifiée que l'enfant concerné, adulte, avait déclaré ne pas avoir d'objection à ce que le requérant désavoue sa paternité.

Effet déstabilisateur de l'action. En réalité, c'est la volonté de l'enfant de conserver sa filiation, et donc le caractère déstabilisant pour lui de la remise en cause de celle-ci qui est prise en compte par le juge. De ce point de vue "le droit de l'enfant à une filiation pourrait bien s'entendre non seulement du droit d'établir sa filiation mais également du droit de protéger celle-ci contre des contestations intempestives" (9). Cet argument a convaincu les juges dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 30 septembre 2009. La cour d'appel a, en effet, relevé, le caractère déstabilisateur de la demande en annulation de la reconnaissance "sur une personne actuellement âgée de 62 ans". Il semble que l'âge de "l'enfant" concerné par la filiation en cause revêt une importance certaine pour les juges. On peut, en effet, considérer qu'après toutes ces années, la filiation est un élément de l'identité de la personne et que sa remise en cause pourrait avoir des conséquences psychologiques profondes. Et ce, même si, comme en l'espèce, le titre fondant la filiation n'est pas corroborée par une possession d'état.

II - L'influence de l'écoulement du temps

Double référence au temps. La motivation de la cour d'appel, approuvée par la Cour de cassation, fait doublement référence à la période particulièrement longue qui s'est écoulée entre l'établissement et la contestation de la filiation en se plaçant du point de vue des personnes concernées : elle constate, d'une part, que l'auteur de la reconnaissance ne l'a pas contestée pendant plus de 60 ans et, d'autre part, que la personne reconnue a vécu avec cette filiation pendant 62 ans.

Prescription. On peut se demander comment une telle situation est possible. Même si celle-ci est régie par l'ancien droit, il n'en reste pas moins que la prescription applicable à l'action en contestation ou en annulation de la reconnaissance faisait l'objet d'une prescription trentenaire qui était largement établie ! Cet argument n'a toutefois pas été soulevé par le défendeur, ce qui peut paraître curieux. La démonstration aurait, en effet, été beaucoup plus simple que le raisonnement consistant à établir l'existence d'un motif légitime de ne pas ordonner une expertise génétique. Peut-être la défenderesse craignait-elle que ne soit soulevée l'impossibilité dans laquelle se trouvait l'auteur de la reconnaissance, et du même coup son fils légitime, de contester une filiation dont il pensait à tort qu'elle était fondée sur la réalité biologique. Toutefois, il est difficile de savoir si les juges auraient admis le report du point de départ du délai de prescription au jour de la connaissance par le père de l'absence de conformité de la filiation à la réalité biologique.

Stabilité des filiations. Le passage du temps, s'il ne prend pas formellement la forme d'une prescription dans cette affaire, n'est à l'évidence, pas étranger à sa solution. D'autant plus que la réforme de la filiation a eu notamment pour objectif de conférer une plus grande stabilité, de par l'effet du temps, aux filiations établies, notamment par la réduction à dix ans de la prescription de principe en matière de filiation. Cette orientation législative ne peut pas ne pas influencer les décisions rendues après l'entrée en vigueur des nouveaux textes mêmes si elles sont fondées sur l'ancien droit.

III - L'influence du caractère "strictement financier" de la motivation du demandeur

Inédit. La cour d'appel énonce clairement parmi les motifs légitimes lui permettant de refuser l'expertise, et donc la remise en cause de la filiation, le fait que "la demande en annulation de la reconnaissance n'était causée que par un intérêt strictement financier". Même si ce n'est pas tout à fait inédit que la Cour de cassation se montre sensible au caractère purement matériel de l'objectif du demandeur à l'action en justice (10), c'est la première fois qu'elle admet aussi ouvertement la prise en compte d'un tel argument en y faisant franchement référence comme élément justifiant, parmi d'autres, le refus de l'expertise biologique (11).

Qualité du demandeur. La nature de l'objectif du demandeur est incontestablement liée à sa qualité. C'est bien parce qu'il s'agissait d'un autre descendant de l'auteur de la reconnaissance que cet intérêt est purement personnel et matériel. Il n'est, en effet, pas personnellement et directement concerné par la filiation qu'il remet en cause. Les faits à l'origine de l'arrêt établissent qu'il a agi en annulation de la reconnaissance pour des raisons patrimoniales. L'argument n'aurait pas eu le même poids si le demandeur avait été le père lui-même, ce dernier ayant un intérêt personnel -un droit, relevant selon la Cour européenne des droits de l'Homme, du droit à la vie privée (12)- à remettre en cause une filiation dont il pense qu'elle est mensongère. Le fait qu'il se soit joint à l'action de son fils n'a manifestement pas suffi aux juges pour considérer que la contestation de la filiation n'avait pas seulement un objectif patrimonial.

Proportionnalité. La prise en compte de l'intérêt purement patrimonial du demandeur à l'action introduit, en réalité, de manière incidente et sans que cela ne soit formulé expressément une dose de proportionnalité dans le raisonnement. Les juges semblent procéder sans le dire à une pesée des intérêts : d'un côté l'intérêt de celle dont la filiation est établie depuis plus de 60 ans à ne pas voir remis en cause un élément de son identité personnelle, de l'autre l'intérêt purement matériel de celui qui souhaite l'annulation d'un lien qui gêne ses projets patrimoniaux. Les juges ont considéré, sans doute légitimement, qu'un intérêt purement patrimonial ne justifiait pas les effets désastreux sur le plan personnel de la destruction du lien de filiation.


(1) Cass. civ. 1, 28 mars 2000, n° 98-12.806, Mme X c/ M. Y (N° Lexbase : A8717AHC), D., 2000, p. 731, note Th. Garé ; D., 2001, somm., p. 976, obs. F. Granet Lambrechts ; JCP éd. G, 2000, II, 10409, concl. C. Petit, note M.-Ch. Monsallier-Saint-Mleux ; Dr. Famille, 2000, comm. n° 72, note P. Murat ; Defénois, 2000, p. 769, obs. J. Massip ; RTDCiv., 2000, p. 304, obs. J. Hauser.
(2) A noter, cependant, l'arrêt du 28 mai 2008 (Cass. civ. 1, 28 mai 2008, n° 07-15.037, FS-P+B+I N° Lexbase : A7686D88 et nos obs., Expertise génétique : le rappel (à l'ordre) de la Cour de cassation, Lexbase Hebdo n° 307 du 3 juin 2008 - édition privée générale N° Lexbase : N2166BGC), qui traduit la volonté de la Cour de cassation de ne pas étendre de manière excessive la liste des motifs légitimes permettant de refuser une expertise.
(3) Constitue, également, des motifs de ne pas ordonner l'expertise, l'existence d'autres éléments, tels que des présomptions ou des expertises antérieures, permettant d'aboutir à une certitude quant à la filiation recherchée ou contestée : Cass. civ. 1, 12 juin 2001, n° 98-21.796, M. Herculano Fernandes c/ Mme Luisa Moreira-Marinho (N° Lexbase : A5816ATL), Dr. fam., 2001, comm. n° 2, obs. P. Murat ; Cass. civ. 1, 24 septembre 2002, n° 00-22.466, Mlle Jessica Leban c/ Mme Catherine Marius, F-P (N° Lexbase : A4910AZU), Dr. fam., 2003, comm. n° 23, note P. Murat, RTDCiv., 2003, p. 71, obs. J. Hauser ; Cass. civ. 1, 3 novembre 2004, n° 02-11.699, Mme Eliane Hazard, épouse Coyard c/ Mme Jeannine Hazard, épouse Langlais, F-D (N° Lexbase : A7552DD3) ; Cass. civ. 1, 9 décembre 2003, n° 02-10.097, M. Saïd Oihdi c/ Mme Marie-Christine Boukef, épouse Oihdi, F-D (N° Lexbase : A4311DAW) ; Cass. civ. 1, 30 mars 2004, n° 01-00.823, M. René Lepez c/ M. Claude Lepez, F-D (N° Lexbase : A7415DBA), Dr. fam., 2004, comm. n° 96, obs. P. Murat.
(4) Cass. civ. 1, 25 avril 2007, n° 06-13.872, M. Henri Gabert, F-P+B premier moyen (N° Lexbase : A0331DW8), AJ fam., 2007. 273, obs. F. Chénedé ; Dr. fam., 2007, comm. n° 170, obs. P. Murat ; JCP éd. G, 2008. I. 102, obs. Y. Favier.
(5) TGI Lyon, 5 juillet 2007, D., 2007, p. 3052, obs. A. Gouttenoire.
(6) F. Dekeuwer-Defossez, obs. préc..
(7) CEDH, 12 janvier 2006, req. n° 26111/02, Mizzi c/ Malte.
(8) CEDH, 10 octobre 2006, req. n° 10699/05, Paulik c/ Slovaquie.
(9) Nos obs. préc..
(10) V. déjà Cass. civ. 1, 14 novembre 2006, n° 04-20.131, F- D (N° Lexbase : A9268DLT), Dr. famille, 2006, comm. 33 et les obs. de P. Murat.
(11) P. Murat, obs. sous l'arrêt commenté, Dr. fam., 2009, à paraître.
(12) La Cour européenne consacre, sur le fondement du droit à la vie privée, un droit de contester sa paternité juridique lorsque celle-ci ne correspond pas à la réalité biologique, F. Sudre et alii, Les grands arrêts de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, PUF 2009, p. 525, et réf. cit..

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