Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 10 juillet 2009, n° 324156, Département de l'Aisne (N° Lexbase : A7176EIM)
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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique
le 07 Octobre 2010
Nul doute que la présente décision est d'une portée pratique considérable. Elle pose en principe que toutes les personnes publiques peuvent se porter candidates à l'attribution d'un contrat public (marché public, délégation de service public, contrat de partenariat, etc.), sans qu'il leur soit nécessaire de s'assurer (et de prouver, en cas de litige) que leur candidature est justifiée par un intérêt public ou par une insuffisance, voire une carence de l'initiative privée. La portée de cette décision est, également, considérable d'un point de vue théorique. Elle consacre, en effet, une solution précieuse en posant les règles présidant à l'articulation entre trois jurisprudences ou, plus précisément, entre une jurisprudence ancienne récemment précisée et une jurisprudence récente. La jurisprudence ancienne est évidemment celle découlant des arrêts "Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers" et "Ordre des avocats au barreau de Paris" qui ont rappelé que si les personnes pouvaient légalement intervenir sur le marché, c'est sous réserve de respecter de strictes conditions visant à préserver la liberté du commerce et de l'industrie. En effet, une personne publique n'est autorisée à intervenir sur le marché, selon ces deux arrêts, que dans les limites de ses compétences et à condition de "justifier d'un intérêt public, lequel peut résulter, notamment, de la carence de l'initiative privée".
La seconde jurisprudence est celle découlant de l'avis contentieux "Société Jean-Louis Bernard Consultant" du 8 novembre 2000 (5). Consacrant un principe de liberté de candidature des personnes publiques à l'attribution d'un contrat public, le Conseil d'Etat n'a pas manqué d'exiger que cette candidature se fasse dans le respect des règles de concurrence. Obligation est, ainsi, faite aux personnes publiques de respecter un principe d'égale concurrence, ce qui signifie qu'elles ne doivent pas employer les avantages liés à leur statut de personne publique pour fausser la concurrence.
Jusqu'à l'intervention de l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat n'avait jamais pris parti, à notre connaissance tout au moins, sur la conciliation entre ces deux solutions et l'on pouvait légitimement se poser la question suivante : le principe de liberté d'accès des personnes publiques à la commande publique était-il encore d'actualité, après la réaffirmation, par l'arrêt "Ordre des avocats au barreau de Paris", de la nécessité pour toute personne publique de respecter le principe de la liberté du commerce et de l'industrie ? Le Conseil d'Etat tranche ce débat en disposant que la candidature d'une personne publique à un contrat de la commande publique n'est pas soumise au respect de la liberté du commerce et de l'industrie (I), mais que sa validité demeure conditionnée par le respect du principe d'égale concurrence (II).
I - Une candidature non soumise aux exigences du principe de la liberté du commerce et de l'industrie
Il est, désormais, acquis que la licéité de la candidature d'une personne publique à un contrat de la commande publique n'est pas liée à la démonstration de l'existence d'un intérêt public local. Cette solution, dont il faut saluer les mérites, met fin à une jurisprudence antérieure hésitante.
Au cours des dernières années, les juges du fond avaient été confrontés à la question de la validité de la candidature des personnes publiques aux contrats de la commande publique, et avaient retenu des solutions divergentes. Dans un arrêt du 16 novembre 2006 (6), la cour administrative d'appel de Douai n'avait pas vu d'obstacle à la candidature du syndicat intercommunal de distribution d'eau du Nord à la procédure de délégation de service public de distribution d'eau lancé par la commune de Quiévrechain. Pour les juges du fond, une telle candidature était légalement possible, dès lors qu'elle entrait dans le champ de compétences de l'établissement public, et il ne leur était pas apparu nécessaire de s'interroger sur l'existence d'un intérêt public la légitimant. A l'inverse, dans un arrêt du 15 juillet 2008 (7), la cour administrative d'appel de Bordeaux avait considéré que, "pour intervenir sur un marché, les personnes publiques doivent non seulement agir dans la limite de leurs compétences, mais, également, justifier d'un intérêt public, lequel peut résulter, notamment, de la carence de l'initiative privée".
Après avoir reproduit le considérant de principe l'arrêt "Ordre des avocats au barreau de Paris" de 2006, lequel rappelait clairement qu'il fallait bien distinguer les deux principes de la liberté du commerce et de l'industrie (l'intervention de la personne publique sur le marché est-elle possible par principe ?) et de l'égale concurrence (l'intervention de la personne publique sur le marché est-elle légale dans les conditions précises où elle s'opère ?), les juges bordelais avaient poursuivi en affirmant que la société requérante n'était pas fondée "à soutenir que le principe de la liberté du commerce et de l'industrie ou de libre concurrence aurait fait obstacle, en lui-même, à l'attribution du marché public litigieux au département de la Charente-Maritime en raison de sa qualité de collectivité territoriale". De cet arrêt, l'on pouvait donc déduire que si rien ne s'opposait, par principe, à ce qu'une personne publique se porte candidate à l'attribution d'un contrat public, encore fallait-il que cette candidature soit justifiée par l'existence d'un intérêt public, et qu'elle soit formulée dans des conditions respectueuses de la libre concurrence. Par l'arrêt du 10 juillet 2009 ici commenté, le Conseil d'Etat écarte la solution bordelaise et retient celle proposée par les juges douaisiens.
En consacrant le principe selon lequel les personnes publiques peuvent se porter candidates à l'attribution d'un contrat public sans avoir à démontrer l'existence d'un intérêt public justifiant cette intervention, le Conseil d'Etat retient une solution pragmatique. Une solution inverse aurait pu, en effet, avoir des conséquences pratiques difficilement admissibles. Obligation aurait été faite aux personnes publiques concernées d'apporter systématiquement la preuve du bien-fondé de leur candidature. Nul doute qu'une telle obligation aurait été à la source d'une perte de temps et d'énergie non négligeable, comme le relevait le Rapporteur public dans ses conclusions.
Un autre argument, lui aussi évoqué par M. Frédéric Lénica, a pu peser dans la balance. S'il avait imposé que les personnes publiques apportent la démonstration de l'existence d'un intérêt public justifiant leur candidature, le Conseil d'Etat aurait peut-être obtenu le résultat inverse de celui attendu. Le critère de l'intérêt public aurait donc pu être la source d'une double discrimination. D'une discrimination entre opérateurs publics, tout d'abord, car l'application du critère de l'intérêt public local aurait pu favoriser le localisme. Dans la présente affaire par exemple, "à démonstration identique d'un intérêt public dans son principe, un laboratoire public d'analyse et de recherche rattaché au département du Nord-Pas-de-Calais aurait davantage de facilités à démontrer un intérêt local par rapport au laboratoire rattaché au département de l'Aisne". L'application dudit critère aurait pu être, ensuite, à la source d'une discrimination plus large, prohibée par le droit communautaire. De toute évidence, il n'aurait pas été possible d'imposer le respect du critère de l'intérêt public local à une personne publique étrangère (ce qui est envisageable dans le cas de contrats publics présentant un intérêt transfrontalier, mais aussi pour tous les autres contrats), sans méconnaître le principe de non-discrimination en raison de la nationalité.
La solution retenue par le Conseil d'Etat ne signifie en aucun cas que le principe de la liberté du commerce et de l'industrie connaît un nouveau déclin (8). Elle n'est, d'ailleurs, pas fondamentalement novatrice, car l'arrêt "Compagnie d'exploitation méditerranéenne des services d'eau" du 16 octobre 2000, et l'avis "Société Jean-Louis Bernard Consultants" du 8 novembre 2000, posaient, déjà, le principe de la liberté de candidature des personnes publiques à l'attribution d'un contrat public (9). Elle est, néanmoins, importante car des doutes avaient pu naître à la suite de la décision "Ordre des avocats au barreau de Paris", par laquelle le Conseil d'Etat avait réaffirmé l'actualité du principe de la liberté du commerce et de l'industrie. Il ne fait, désormais, plus aucun doute que la liberté du commerce et de l'industrie ne peut, à elle seule, faire obstacle à l'accès des personnes publiques à la commande publique. Cela ne signifie pas, pour autant, que les personnes publiques peuvent se porter candidates à l'attribution d'un contrat public sans condition. Encore leur faut-il respecter le principe d'égale concurrence.
II - Une candidature soumise aux exigences du principe d'égale concurrence
Le Conseil d'Etat rappelle fort opportunément, dans l'arrêt ici commenté, que la liberté de candidature des personnes publiques implique, en retour, le respect du principe de libre concurrence. Il ne fait, ainsi, qu'appliquer les règles posées par l'avis "Société Jean-Louis Bernard Consultants" : "pour que soient respectés tant les exigences de l'égal accès aux marchés public que le principe de la liberté de la concurrence, qui découle, notamment, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (N° Lexbase : L8307AGR), l'attribution d'un marché public ou d'une délégation de service public à un établissement public administratif suppose, d'une part, que le prix proposé par cet établissement public administratif soit déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat, et, d'autre part, que cet établissement public n'ait pas bénéficié, pour déterminer le prix qu'il a proposé, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public, et enfin qu'il puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié".
Ces exigences ne sont pas purement formelles. Le juge administratif se livre, en effet, à un examen précis et minutieux des éléments ayant permis à la personne publique de formuler son offre de prix. Ainsi, et à titre d'exemple, la cour administrative d'appel de Douai n'a pas hésité, dans l'arrêt précité, à analyser les composantes de l'offre proposée par le syndicat intercommunal pour la délégation du réseau d'eau potable, et à juger celle-ci illégale au regard du principe de libre concurrence. En effet, elle a relevé que le prix de l'eau au mètre cube proposé était inférieur de près de la moitié à celui pratiqué par le syndicat les années précédentes dans le cadre du précédent contrat d'affermage signé avec la même commune, et inférieur de 37 % par rapport au prix proposé par la société Eau et Force Nord-Ardennes, seule entreprise concurrente. Pour les juges douaisiens, si le prix proposé par le syndicat intercommunal pouvait se justifier par une certaine baisse des charges du syndicat résultant d'une répartition plus fine des travaux mis à la charge de la collectivité délégante et du délégataire que celle fixée par le précédent contrat, il ne pouvait en aucun cas être considéré comme respectueux d'une véritable concurrence. En effet, l'instruction a fait apparaître que, si le syndicat intercommunal avait pu proposer un prix aussi faible, c'est parce qu'il avait procédé à une péréquation générale de ses dépenses. Pour la cour administrative d'appel, le prix proposé ne pouvait, alors, que révéler une violation du principe de libre concurrence, puisqu'il "ne correspondait plus, dès lors, à l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat".
Dans l'affaire jugée par le Conseil d'Etat, l'Institut Pasteur de Lille soutenait que le principe de libre concurrence avait été violé au motif que le laboratoire départemental avait perçu une subvention d'équilibre de 280 000 euros. Néanmoins, le Conseil a considéré que la concurrence n'avait pas été faussée, dès lors que l'Institut Pasteur avait, lui-même, reçu en 2007 au moins 840 000 euros de subventions au titre de sa participation à des missions d'intérêt général. Au total, le présent arrêt semble témoigner de la volonté d'équilibre qui anime la jurisprudence relative à la candidature des personnes publiques à la commande publique. Sur le plan des principes, le Conseil d'Etat pose un principe de liberté d'accès à la commande publique (sous réserve, toutefois, que l'objet du contrat corresponde au champ de compétences de la personne publique), que l'on ne peut qu'approuver car il favorise l'accès des personnes publiques aux contrats publics et participe, ainsi, d'une forme de promotion de la concurrence en obligeant certains opérateurs privés à quelques efforts. Sur le plan des modalités d'intervention ensuite, il se pose en gardien du principe d'égale concurrence et se garde le droit de sanctionner toute personne publique qui ne le respecterait pas.
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