La lettre juridique n°364 du 24 septembre 2009 : Éditorial

Transsexualisme et droit social : vers une nouvelle scolastique

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N9266BLR

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Transsexualisme et droit social : vers une nouvelle scolastique. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211974-transsexualisme-et-droit-social-vers-une-nouvelle-scolastique
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Le ridicule est qu'on cultive l'apparence à l'encontre d'autrui jusqu'à s'imaginer qu'elle est vérité..." - Emmanuel Kant. Mais, en matière de transsexualisme, que sont l'apparence et la réalité ?

De mauvaises langues diront que, même dans cette tribune, on pêche par facilité et que l'on cherche à profiter de l'intérêt naturel du lecteur pour le "sensationnel", afin d'écrire un papier attrayant affublé, de facto, des sigles bien connues de P+B+I ! Qu'il me soit, alors, permis de m'inscrire en faux, en partageant, ci-après, un modeste éclairage sur l'arrêt médiatique rendu le 3 juin 2009 par la cour d'appel de Montpellier, au sujet du licenciement abusif d'un homme ayant annoncé à son employeur sa volonté de changer de sexe ; arrêt sur lequel revient, cette semaine, pour une analyse et une contextualisation nécessaire, en droit social, sur fond de prise d'acte de rupture du contrat de travail, Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale.

A priori, cette affaire et, plus fondamentalement, cet arrêt suscitent trois séries de questions qui permettent de dépasser une approche superficielle du transsexualisme, approche qui aurait pu être menée à grand renfort de bons mots, comme on pourra sans doute les lire dans d'autres colonnes pourtant prestigieuses.

La première série de réflexions a trait à la terminologie employée par les juges de Montpellier. Cet arrêt demeure, en effet, dans une approche constante de l'appréhension du transsexualisme au plan juridique, en fondant son dispositif concluant au licenciement abusif, dépourvu de cause réelle et sérieuse, sur une discrimination d'ordre sexuel ; discrimination qui, chacun le sait, est prohibée, comme d'autres, par l'article L. 1132-1 du Code du travail. Or, en l'espèce, peut-on dire qu'il s'agit d'une discrimination fondée sur le sexe du salarié concerné ? A-t-il été licencié parce qu'il est un homme ou bien, parce qu'il est une femme ? Assurément, ni l'un, ni l'autre. Si bien que soit il existe un troisième sexe, "trans", dans lequel les personnes concernées ne se reconnaissent cependant aucunement, souhaitant être reconnues comme appartenant à un genre ou un autre, et ce qui bouleverse tout de même le partage universel de l'humanité ; soit la cour aurait bien fait d'introduire clairement en droit français le concept "d'identité de genre" issu des principes de Jogjakarta, reconnus par les Nations-Unies, sur l'application du droit international des droits de l'Homme en matière d'orientation sexuelle et d'identité de genre. Ainsi, la discrimination relevée par la cour de Montpellier a trait, plus évidemment, à la prise de position de l'employeur quant à une identité de genre, qu'à l'appartenance du salarié à un sexe ou à un autre. On relèvera, toutefois, que la cour aura fait un premier pas vers la singularisation de la discrimination à l'encontre du transsexualisme, en évoquant dans son dispositif un "changement d'apparence physique et de genre". Mais, pour être plus précis, on notera que la cour ne condamne pas une discrimination afférente à un état, mais à une action : la volonté du salarié de changer de sexe. Ce qui, on s'en réjouira, satisfera les fidèles du droit romain, et plus particulièrement de la sumna divisio du jurisconsulte Gaius, si bien explicitée par Paul-Frédéric Girard. Souvenons nous, en effet, des paroles du jurisconsulte : "Omne jus quo utimur, vel ad personas pertinet, vel ad res, vel ad actiones" (Tout le droit que nous faisons se rapporte ou aux personnes, ou aux choses ou aux actions). Et, si le droit contemporain eut tendance à englober les actions dans le concept de choses, du fait d'une contractualisation massive des obligations civiles, au détriment de la délictualisation, la structuration tripartite de notre droit d'inspiration romaine perdure assurément.

La deuxième série de réflexions suscitées par cet arrêt révèle une contrariété entre l'employeur et le salarié quant l'usage du corps de ce dernier. Excluons d'emblée l'idée d'un jusforti au bénéfice de l'employeur ; celui-ci n'ayant pas (ou plus) de pouvoir (abusus) sur le corps de son salarié. En revanche, on pourra extrapoler les théories franciscaines d'Occam, en considérant que, si le salarié dispose d'un droit d'usage (juspoli) sur son corps aux fins de changer même de genre, l'employeur ne considère-t-il pas que, durant le temps de travail, il a l'usage de ce même corps aux fins d'exécuter un travail particulier. Et, voici que deux droits d'usage, l'un permanent mais mis à disposition -ce que l'on a appelé au temps ouvrier la force de travail- et l'autre temporaire -à l'image d'une location de main d'oeuvre-, s'affrontent alors que le salarié entend changer de genre, pour ne pas dire opérer une modification corporelle telle qu'elle mettrait en cause le droit d'usage temporaire issu du contrat de travail. Par ailleurs, on notera l'opposition des identités juridiques sujet et chose, à considérer le droit au travail et à la vie privée comme relevant des droits de la personne et le droit du licenciement relevant des droits patrimoniaux -le lecteur prêtera attention aux conjonctions à et de significatives à cet égard-.

Enfin, la troisième série de réflexions a trait aux effets de la toute récente disponibilité de l'état, c'est-à-dire de la possibilité pour un transsexuel de modifier son genre au registre de l'état civil, sur la relation contractuelle spécifique qu'est la relation de travail. On sait qu'à l'état civil, que Lacan classe dans le domaine du symbolique (lire Jean Périn, Le transsexuel et le droit à la vie privée), s'adjoint la réalité sexuelle (le réel chez le psychanalyste), et la possession d'état (l'imaginaire, fruit de la représentation sociale de la personne). Si, pendant longtemps, le symbolique et le réel prédominaient parce que immuables, la science -pour le réel- et la jurisprudence -pour le symbolique- auront permis une adéquation parfaite entre les trois tenant de la personnalité juridique. La possession d'état faisant basculer l'ensemble (application singulière de la théorie des apparences). Mais, en va-t-il différemment en droit du travail ? En vérité, l'analyse s'avère plus compliquée car le droit du travail, aussi étonnant que cela puisse paraître, fait abstraction, pour ne pas dire ablation du réel ! Le sexe réel ou le changement de genre relève de la vie privée et n'ont pas vocation à pénétrer la sphère professionnelle. Par conséquent, le droit du travail ne jongle qu'entre le symbolique (le genre inscrit au contrat de travail) et l'imaginaire (la représentation du genre du salarié sur son lieu de travail)... et là encore, à la lecture de cet arrêt de juin dernier, la possession d'état doit ou plus exactement devra faire plier le symbolique. L'affaire n'est pas neuve ! Il suffira de se souvenir de ce contentieux de 1903, aux termes duquel sous, l'impulsion du procureur général Baudoin, "une femme", ou plus précisément considérée comme telle depuis sa tendre enfance, aura pu conserver l'identité de son genre, malgré l'absence d'organes génitaux féminins déterminés. La possession d'état ayant, déjà, emporté la conviction des juges. Plus récemment, on se souviendra de cet arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes, le 27 avril 2006, aux termes duquel le droit communautaire "s'oppose à une législation qui refuse le bénéfice d'une pension de retraite à une personne passée, conformément aux conditions déterminées par le droit national, du sexe masculin au sexe féminin au motif qu'elle n'a pas 65 ans, alors que cette même personne aurait eu droit à une telle pension à 60 ans si elle avait été considérée comme une femme selon le droit national".

Après tout, "la vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses apparences y font de mal" (La Rochefoucauld). Alors, admettons avec Malraux que "le réel est apparence ; et autre chose existe, qui n'est pas apparence et ne s'appelle pas toujours Dieu"... dans un pays où règne l'absence de législation sur le transsexualisme, la jurispudence peut-être ?

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