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N9286BLI
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par Anne-Laure Blouet Patin, directrice de la rédaction
le 07 Octobre 2010
Bernard Blais : Actuellement, un peu plus de 95 % des enquêtes pénales sont menées par les services de police judiciaire -police ou gendarmerie- sous la direction des magistrats du parquet : le procureur de la République assisté d'un ou de plusieurs substituts sur lesquels il exerce une autorité hiérarchique. Un peu moins de 5 % des dossiers sont confiés, au début ou au cours de l'enquête, à un juge d'instruction, saisi par le parquet et désigné par le président du tribunal de grande instance pour instruire, en toute indépendance, à charge et à décharge, tant sur les faits eux-mêmes que sur la personnalité de leurs auteurs présumés. Seules donc, les affaires criminelles, de manière obligatoire, ou les procédures les plus complexes nécessitant de lourdes investigations ou l'emploi de mesures attentatoires aux libertés (perquisitions, saisies, écoutes téléphoniques ou détention provisoire) transitent par le cabinet d'un juge d'instruction.
A première vue, l'idée de confier au seul parquet le soin de diriger l'intégralité des enquêtes pénales peut paraître séduisante : la police judiciaire n'aurait qu'un seul interlocuteur, constitué par une équipe de magistrats placés sous l'autorité du procureur de la République et donc contrôlés dans leur activité, alors que le juge d'instruction est un homme seul, de surcroît souvent jeune et inexpérimenté (cf. affaire dite "d'Outreau").
Pourtant, les propositions du rapport "Léger" recèlent un certain nombre de mesures dangereuses en ce qu'elles ne garantissent pas l'impartialité nécessaire à la recherche de la vérité.
Les magistrats du parquet sont hiérarchisés et placés sous l'autorité du Garde des Sceaux.
La rupture de tout lien entre le pouvoir exécutif et le parquet, un temps envisagée, paraît irréaliste. Il est légitime que le ministre de la Justice, émanation d'un gouvernement démocratiquement arrivé aux responsabilités, définisse les grandes orientations de la politique pénale qu'il souhaite mener tout comme il est indispensable qu'il puisse faire entendre sa voix dans le cours du procès pénal, toute infraction constituant un trouble à l'ordre public, dont l'autorité politique ne saurait se désintéresser. Pour autant, le ministère public, partie à la procédure, soumis à l'autorité du pouvoir exécutif, peut-il devenir seul maître de l'enquête y compris dans les affaires les plus complexes et les plus sensibles susceptibles de porter atteinte à la crédibilité du pouvoir en place, quel qu'il soit ? Est-il sérieusement envisageable de laisser au seul procureur de la République le soin de poursuivre ou de classer sans suite les procédures les plus lourdes sans porter atteinte, de manière grave, à la séparation des pouvoirs ?
Seule une modification du statut actuel des magistrats du parquet serait de nature à lever les soupçons légitimes d'une justice aux ordres qu'entraînerait inévitablement un tel bouleversement.
Lexbase : Justement, parmi les préconisations des membres de la commission "Léger", l'une d'elles concerne la nomination des magistrats et envisagerait que toute nomination soit subordonnée à l'avis conforme du CSM. Pouvez-vous nous éclairer sur la situation actuelle de nomination des magistrats et nous dire quels changements cette proposition pourrait apporter ?
Bernard Blais : Actuellement, les magistrats du siège (ou de manière générique les juges) sont nommés par décret du Président de la République après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) (Const., art. 65 N° Lexbase : L0894AHL). Le pouvoir doit donc se plier aux avis émis par cette instance constitutionnelle même si les propositions de nomination lui sont présentées par la Chancellerie (à l'exception notable des plus hauts placés, les premiers présidents, dont le choix et la nomination dépendent exclusivement du CSM).
Ce mode de nomination constitue, à l'évidence, une garantie sérieuse d'indépendance de la justice, la carrière des juges ne dépendant pas du pouvoir exécutif.
Les magistrats du parquet, pour leur part, sont nommés eux aussi par décret du Président de la République mais après avis simplement consultatif du CSM auquel l'autorité politique n'est pas tenue de se soumettre. Mieux, les plus hauts placés, les procureurs généraux, sont nommés, à l'instar des préfets, en Conseil des ministres ce qui souligne davantage, si besoin était, le caractère éminemment politique de telles nominations. Le pouvoir ne s'est d'ailleurs pas privé, au cours des derniers mois, de procéder, contre l'avis du CSM et des intéressés eux mêmes, à des mutations qui s'apparentent à de vraies sanctions disciplinaires dissimulées. Plusieurs procureurs généraux dont le dernier d'entre eux, M. Marc Robert, procureur général à Riom, unanimement apprécié pour son indépendance d'esprit, en ont fait les frais.
La carrière des magistrats du parquet et l'avancement légitime auquel les meilleurs d'entre eux peuvent prétendre, est donc entièrement soumis au bon vouloir, sinon au caprice, du pouvoir en place. Dans ces conditions la marge de manoeuvre, qui leur est laissée par la loi dans l'exercice des pouvoirs propres qui sont les leurs (liberté de parole à l'audience, obligation pour le ministre de la Justice de donner des instructions écrites versées au dossier de la procédure, interdiction des instructions négatives tendant au classement d'une affaire -cf. article 30 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L0948DYR-), devient parfaitement illusoire, les "recommandations" de la Chancellerie s'exprimant de manière orale, et le plus souvent téléphoniques, sans qu'ils aient réellement la possibilité de s'y opposer.
Certains membres de la commission "Léger", mais pas la commission elle-même, comme nombre de professionnels du droit, estiment donc la réforme envisageable qu'à la condition expresse que le statut des magistrats du ministère public, et notamment leur nomination, soit le même que celui de leurs collègues du siège. Je me rallie bien évidemment à cette proposition qui était d'ailleurs celle de la conférence des procureurs généraux. Seule, cette condition est de nature à garantir au parquet une certaine autonomie dans l'exercice du pouvoir considérable qui lui serait laissé de conduire seul l'ensemble des enquêtes pénales et de décider, sans recours véritable, du classement ou de la poursuite d'une infraction. Les parquetiers ne seront, en effet, à même de refuser d'exécuter un ordre contraire à la loi ou à leur conscience et d'exiger des instructions écrites versées au dossier prévues par l'article 30 du Code de procédure pénale que lorsque leur avancement ne sera pas soumis à la seule volonté du pouvoir politique, même si je me refuse à envisager, pour les raisons exposées plus haut la rupture du "cordon ombilical" entre le ministère public et la Chancellerie.
Enfin, les pouvoirs non négligeables du juge de l'enquête et des libertés n'auraient un réel impact que s'il lui était reconnu, à lui seul, et pas seulement en matière criminelle, le pouvoir, à l'issue de l'enquête, de classer l'affaire ou de la renvoyer devant la juridiction compétente, à la condition, de surcroît, que sa décision puisse faire l'objet d'un recours. Rien de tel n'est prévu par la commission et les propositions faites me paraissent inacceptables en l'état.
Lexbase : Le rapport souhaiterait voir instaurer un "plaider coupable" criminel pour les affaires dans lesquelles les faits sont reconnus. Quel est votre avis sur cette proposition ?
Bernard Blais : La cour d'assises est compétente pour juger les affaires les plus graves, les crimes, lourdement sanctionnés par la loi. Je me refuse à envisager pour ces affaires une procédure simplifiée dans l'hypothèse d'une reconnaissance de culpabilité de la part de l'auteur présumé des faits. De telles affaires doivent être jugées dans la plus grande transparence et les faits examinés minutieusement même si l'accusé ne conteste pas sa culpabilité. Cette exigence est due à la société, au nom de laquelle l'arrêt est rendu, mais également à la victime qui a le droit sacré de connaître les circonstances exactes dans lesquelles le crime a été commis. Il est, d'ailleurs, singulier qu'une telle procédure soit envisagée à une époque où la religion de l'aveu, source de nombreuses erreurs judiciaires, est combattue à juste titre par nombre de juristes.
(1) R. Ollard, Comité de réflexion sur la justice pénale : présentation du rapport d'étape sur la phase préparatoire du procès pénal, Lexbase Hebdo n° 372 du 28 mai 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N4437BKK).
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