Lecture: 7 min
N7494BL7
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Fany Lalanne, Rédactrice en chef Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Jean-François Amadieu : Effectivement, le tribunal correctionnel de Paris avait jugé que les faits de discrimination n'étaient pas établis, car il n'y avait pas de victimes identifiées dans cette affaire. La décision de la Cour de cassation du 23 juin 2009 ne dit, d'ailleurs, pas le contraire. Il s'agit là du premier enseignement à tirer de cette espèce. Une entreprise peut être condamnée alors qu'il n'y a pas de discrimination constatée, mais une intention de discriminer attestée par une "annonce" discriminante. Finalement, cela révèle une certaine cohérence. En effet, il était, ici, inutile de chercher des victimes dans la mesure où il existait bel et bien une annonce à caractère discriminatoire. Le délit était donc constaté. C'est indiscutable. Au pénal, l'intention de discriminer suffit.
Pour les entreprises, en revanche, cela ouvre des perspectives importantes, même s'il faut insister sur le fait que, dans cette affaire, ce n'est pas un système discriminatoire qui est dénoncé et mis en évidence par une approche statistique ou par l'existence de victimes, mais une demande qui est faite à un intermédiaire.
Lexbase : Par cet arrêt du 23 juin 2009, la Chambre criminelle condamne donc non seulement une personne, mais également, et surtout, un "processus collectif de décisions discriminatoires", pour reprendre les termes employés par la Halde. C'est vraisemblablement là l'un des apports majeurs de la décision. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Jean-François Amadieu : Quand on regarde la décision, sont concernées des personnes qui auraient des niveaux de responsabilité suffisants pour engager l'entreprise, donc il ne s'agirait pas d'un acte isolé, mettant en cause une seule personne. C'était là toute la question. La Cour rappelle d'ailleurs qu'il y avait déjà eu des antécédents. Au-delà, c'est surtout la mise en cause de Garnier qui est ici en jeu et, a fortiori, celle de L'Oréal, et pas seulement celle de Districom et d'Adecco, alors même qu'il n'y avait pas de traces écrites, donc pas d'évidence, l'ordre éventuel restant oral. C'est donc là tout l'enjeu que d'impliquer le donneur d'ordre (Garnier), sans preuve directe.
La condamnation du donneur d'ordre est, dans cette affaire, confirmée en cassation. Il y a donc mise en cause d'une entreprise en dépit du fait qu'il n'y avait pas de faits établis. Pour autant, la mise en cause de Garnier peut être discutable. En effet, elle constitue un risque, pour les entreprises, dans la mesure où elle implique qu'un simple employé, travaillant, par exemple, comme ici, pour le compte d'un fournisseur de main d'oeuvre, peut conduire à la mise en cause de l'entreprise donneur d'ordre, voire de la société-mère elle-même, comme c'est le cas dans cette affaire, avec les répercutions médiatiques de la condamnation de Garnier. Il y aurait donc un impact sur le groupe L'Oréal lui-même et les répercussions peuvent être considérables. En dehors des sanctions pécuniaires, finalement symboliques, 30 000 euros d'amende, c'est l'image même du groupe qui peut être atteinte.
Lexbase : Quels sont les autres apports de l'arrêt ?
Jean-François Amadieu : Les avocats de L'Oréal faisaient remarquer que, certes, Garnier était peut-être à l'origine de la discrimination, mais que, parallèlement, la société restait garante d'une certaine image de diversité. La Cour de cassation ne retient pas cet argument. Ce qui est intéressant, pour les entreprises, c'est de savoir si l'attitude du juge peut être modifiée du fait de l'attitude "vertueuse" de l'entreprise en la matière et de tous les efforts mis en place afin de garantir une certaine diversité. Ici, la réponse est non. Et si les faits sont anciens et les efforts indéniablement accomplis depuis, le juge s'appuie sur les faits de l'époque, les codes "BBR" étaient alors bien réels. C'est suffisant pour reconnaître une situation discriminatoire, même si l'entreprise est, par la suite, devenue "exemplaire" en la matière. On sait, de même, que les entreprises de travail temporaire, dont Adecco, ont joué un rôle précurseur dans la lutte contre les discriminations, précisément pour corriger les mauvaises pratiques en usage dans ce secteur il y a quelques années.
Lexbase : Pensez-vous que l'utilisation du code "BBR" ait constitué une circonstance aggravante ?
Jean-François Amadieu : Il y a ici quelque chose d'important. Le cas est intéressant car, dans cette affaire, il y a, à l'origine, quatre motifs de discrimination (l'âge, le sexe, l'appartenance physique et la "race"). Or, l'arrêt du 23 juin 2009 ne porte que sur le code "BBR", donc sur la "race". On pourrait le comprendre s'il y avait des victimes identifiées, car c'est SOS Racisme qui a agi, mais à partir du moment où c'est l'annonce qui est discriminatoire, c'est plus difficile à concevoir. C'est dommage, car c'était l'occasion, pour la Cour de cassation, d'apporter certains éléments de réponse en matière de discrimination multiple. Or, la Haute juridiction, en ne retenant que le code "BBR", élude la question.
Le code "BBR" ne constitue donc pas, à proprement parler, une "circonstance aggravante", même s'il reste le seul critère discriminatoire retenu par les juges. Il y a peut-être là une certaine fragilité qui se révèle pour le droit de la discrimination. En effet, si cet arrêt était l'occasion, pour la Cour de cassation, de clarifier les discriminations multiples, il aurait été intéressant de s'attarder sur les autres motifs, comme le fait que le candidat doive être de sexe féminin. Est-ce que le fait d'être une femme est un critère légitime pour vendre tel type de produits ? Pareil pour la taille ou l'âge. Est-ce que ces critères étaient plus justifiés que le code "BBR" ?
Dès lors, implicitement, si l'employeur justifie du critère discriminatoire à l'embauche au regard de l'emploi proposé, les juges seront susceptibles d'accepter un tel critère. Si l'on pousse le raisonnement jusqu'au bout, s'il s'avère qu'un profil physique soit plus vendeur qu'un autre, l'entreprise peut justifier de la discrimination.
A la limite, dans cette affaire, si Garnier avait justifié du code "BBR", la discrimination aurait pu être écartée. Il est donc maintenant intéressant de savoir comment le juge va trancher à l'avenir et ce qu'il va en être des motifs utilisés. Pour cela, il faut attendre de voir ce que cela va donner en pratique.
Lexbase : Les poursuites pénales pour discrimination raciale à l'embauche restent, encore aujourd'hui, rares. Pourtant, le Code pénal, comme le Code du travail, sont tout à fait clairs à ce sujet. Comment expliquer cette timidité jurisprudentielle ?
Jean-François Amadieu : Le constat fait par la Halde, notamment, est qu'il faut déjà convaincre les juges eux-mêmes de l'importance de la discrimination dans le processus de recrutement, puis de déroulement de carrière. Il y a ici tout un travail de sensibilisation qui reste à faire. C'est là le premier point à souligner. Ensuite, il faut remarquer que le Parquet pourrait peut-être davantage solliciter les juges.
Surtout, souvent, la preuve reste difficile à établir. Dans l'affaire qui nous intéresse, il existe bien une preuve concrète, le fax, mais on ne peut établir une discrimination dont auraient été victimes des individus clairement identifiés. En effet, il y a condamnation à partir d'une annonce, en revanche, si on recherche des victimes, les faits doivent être requalifiés.
En matière de recrutement, les choses ne sont pas simples. Les annonces discriminantes sont rares et elles restent aujourd'hui "politiquement correctes". Il y a donc peu de preuve directe d'intention discriminante. Il faudrait s'appuyer sur les testings (4)... mais SOS Racisme n'a jamais réussi à remporter une affaire (en matière d'emploi) sur ces fondements. En effet, aucune entreprise n'admet la moindre discrimination. Il y a ici une abnégation totale. La preuve va être d'autant plus difficile à apporter que les entreprises développent un arsenal terrible consistant à démontrer que le testing n'est pas fiable. De même, les éléments statistiques ne sont guère plus probants. En effet, les entreprises ne sont pas obligées de garder la trace des personnes ayant postulé à un emploi. Dans ce cadre, comment prouver la discrimination ? Ce serait, d'ailleurs, peut-être là une réforme à mener pour l'avenir, mais, pour le moment, le problème de la preuve ne trouve pas de véritable solution.
Si, sur le terrain racial, la difficulté est donc de recueillir les faits, pour les autres motifs de discrimination, à l'inaction des parquets s'ajoute le manque d'associations pour agir. Sur des cas où les faits sont faciles à établir, cela ne choque personne et tout le monde semble s'en accommoder. Cela est particulièrement flagrant concernant la nationalité ou, encore, la situation matrimoniale des femmes. En effet, lorsque, lors de la procédure de recrutement, une entreprise demande la nationalité ou, encore, la situation matrimoniale d'une femme, comment peut-elle le justifier au regard de l'emploi ? Ces informations, systématiquement demandées, ne sont-elles pas à l'origine de discriminations ? Il y a là une contradiction énorme, il suffit de lire le Code du travail, que personne ne semble relever...
(1) Loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004, portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (N° Lexbase : L5199GU4).
(2) C. pén., art. 225-2 (N° Lexbase : L0449DZN).
(3) CA Paris, 11ème ch., sect. A, 6 juillet 2007, n° 06/07900, Coulange Thérèse, Delsaut Jacques, Dubois Laurent, SAS Adecco travail temporaire, SAS Ajilon sales & marketing, Société Gemey Maybeline Garnier (N° Lexbase : A8443EKW).
(4) Il s'agira, par exemple, pour une même offre d'emploi, d'envoyer des CV équivalents en modifiant seulement les critères à tester, afin de déceler une éventuelle discrimination.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:367494