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par Anne-Laure Blouet Patin, Rédactrice en chef du Pôle Presse
le 07 Octobre 2010
Christian Boyer : Avant de répondre à cette importante question, je souhaiterai faire quatre mises au point sur votre présentation, si vous le permettez. Tout d'abord le projet de loi prévoit que c'est au 1er janvier 2010, et non 2011, que la fusion, en réalité une suppression, s'opère. Ensuite la simplification annoncée est un leurre ou une falsification de la vérité. Chaque justiciable devra avoir un avocat postulant devant la cour d'appel, exactement comme il doit aujourd'hui avoir un avoué. Quant au coût il est avéré qu'il sera supérieur pour le justiciable, la disparition du tarif rendant le coût de la postulation libre. Il sera supérieur pour le contribuable, une partie des diligences des avoués étant transférées aux fonctionnaires du greffe. Il sera nettement supérieur pour les avocats qui devront investir pour la communication électronique pour un coût minimum dans une petite structure de 10 000 euros (le chiffre d'affaire des avoués d'une cour comme Toulouse réparti entre les avocats du ressort sera de moins de 300 euros par avocat ce qui permet de cerner le déficit pour un avocat ou le surcoût pour un justiciable...). Enfin vous évoquez la satisfaction du CNB. C'est passer sous silence ses derniers communiqués, révolté contre la suppression du tarif et la période transitoire.
Pour répondre à votre question elle-même, l'avoué, devant la cour d'appel, représente la partie, accomplit sous sa responsabilité tous les actes de procédure et travaille de concert avec l'avocat. Il est le copilote du procès, un spécialiste de la procédure et un généraliste du droit. Sa proximité quotidienne avec le juge fait de lui un contre-pouvoir nécessaire au sein du pouvoir judiciaire. Une comparaison juste avec le monde médical permettrait de dire que cette suppression ferait du médecin de campagne du jour au lendemain un chirurgien cardiaque... chacun comprendra la difficulté.
Pascal Bugis : La distinction réside en ce qu'actuellement dans certaines matières, un avocat ne peut postuler devant la cour d'appel. Autrement dit les actes de procédure sont accomplis exclusivement par l'avoué qui assure la mise en état du dossier et se charge ensuite de l'exécution de l'arrêt obtenu. Cette distinction mérite d'exister tout autant à mon sens que demeure le système de la mise en état. Dans la mesure où elle ne disparaît pas, il n'y a effectivement aucun intérêt financier, ni pratique pour le justiciable à ouvrir la postulation à l'avocat. La vraie question me paraît donc être : la mise en état est-elle nécessaire?
La pratique montre que dans les matières où elle n'existe pas (appels prud'homaux) l'on perd en souplesse ce que l'on ne gagne pas en vitesse d'évacuation. Le rapport avec le magistrat se réduit à une fiche fixant des délais à chaque partie et la date d'audience. C'est le prêt-à-porter alors que la mise en état assure un côté sur mesure. C'est toute une conception de la gestion du procès qui en découle: peu ou pas de rapports entre magistrats et conseils des parties, automatisation maximum des aspects procéduraux. De là à dire que la part humaine de la décision de justice cède peu à peu à la réglementation...
Lexbase : Le chapitre premier du projet de loi prévoit donc l'intégration des avoués dans la profession d'avocat. Concrètement cette disposition va donner la possibilité aux avocats de postuler devant la cour d'appel de leur ressort. Quels regards portez-vous l'un et l'autre sur cette nouvelle attribution de l'avocat ?
Christian Boyer : Tout est possible. La loi peut tout. Tous les avocats le veulent-ils ? La nouvelle mission qui va leur être confiée, chacun veut-il et peut-il l'exercer ? Il ne s'agit pas ici d'un problème de compétence que chacun pourrait développer, mais de temps, d'énergie, de moyens financiers. Ce qui est certain c'est que l'éloignement du juge sera incontournable. Il y aura donc disparition du contre-pouvoir évoqué précédemment. Tout le procès d'appel va devenir électronique. Le magistrat, quelles que soient sa bonne volonté et son humilité, sera plus puissant parce que plus isolé. En outre il faut savoir que le coût moyen d'équipement pour permettre à un cabinet d'avocat de suivre une procédure devant la cour est (sous) estimé à 10 000 euros, hors formation et temps passé. De nombreux avocats seront donc exclus de fait de procédures que les avoués assuraient avec eux. Leur inquiétude se manifeste maintenant tous les jours.
Pascal Bugis : Je vois surtout que, d'ores et déjà, la postulation a subi d'énormes brèches et que l'avocat est éjecté de fait de pans entiers du contentieux judiciaire et administratif. Veut-on aller plus loin et évacuer toute notion de postulation ? L'idée est peut être -certainement- que moins il y aura obligation de recourir à des professionnels de la justice, moins il y aura de procès. On a pu mesurer la pertinence de ce type de raisonnement en ce qui concerne le système de santé... On ne peut juger de l'opportunité d'une telle réforme à court terme. Il faut chercher l'objectif réellement poursuivi par les politiques et se demander s'il s'agit vraiment et simplement de supprimer une profession. A mon sens sûrement pas !
Lexbase : Il est prévu, aux termes du chapitre deux du projet, qu'une indemnité soit versée aux avoués en raison de la perte qu'ils auraient quant à la possibilité de présenter leur successeur à l'agrément du Garde des Sceaux, droit qu'ils avaient acquis de leur prédécesseur en lui payant un prix de cession. Estimez-vous que l'indemnisation initialement envisagée, soit près de deux tiers de la valeur de l'office, soit en adéquation avec la réalité économique et qu'adviendrait-il des personnels employés au sein de l'étude ?
Pascal Bugis : C'est une réforme qui commencerait donc par des dépenses et qui se caractériserait par un coût social. Au delà de ce simple constat et sur cette épineuse question, Maître Boyer me semble bien mieux à même d'évaluer la pertinence des propositions financières annoncées...
Christian Boyer : Quant aux personnels, le ratio d'employés pour un avoué est 1 avoué pour 5 salariés, alors que 1 avocat emploie 0,5 salarié. L'avoué sait gérer de la masse de contentieux. Il est structuré et organisé pour cela. Il n'est pas difficile de considérer que sur 2 000 salariés d'avoués, moins de 150 resteront au mieux embauchés dans les futurs cabinets d'avocats des ex-avoués. Il faut souligner ici l'impéritie de l'Etat qui est inquiet ou scandalisé lorsque Michelin supprime 1 000 emplois avec des précautions sociales remarquables, ou lorsque Continental envisage un plan social avec une indemnité de départ de 50 000 euros, mais qui ne fait rien du tout pour les 2 000 emplois qu'il supprime du jour au lendemain, sans aucun motif économique. Les responsables politiques qui parlent de "patrons voyous" devraient regarder la poutre de leur oeil...
Quant à l'indemnisation des avoués, elle est envisagée par l'Etat à hauteur de 66 % d'une évaluation faite par lui sur des critères totalement différents des cessions auxquelles il a donné son agrément. Il s'agit d'une expropriation forcée. Qui accepterait de voir sa maison expropriée pour les 2/3 de sa valeur, l'Etat indiquant au surplus que la valeur d'achat (qu'il aurait lui-même vérifiée et agréée) était trop chère et qu'il y aurait déjà lieu de prendre une valeur de calcul de base minorée de 40 % en moyenne ? Le seul mot juste est ici celui de spoliation. Espérons que les députés et sénateurs auront un sens de l'équité qui évitera des recours devant toutes les juridictions françaises et européennes. Et il convient de souligner qu'il ne s'agit que de la valeur de la charge d'avoué, sans aucune considération du préjudice professionnel et autre préjudice de liquidation.
Lexbase : Le chapitre quatre du texte offrirait la possibilité aux avoués d'exercer simultanément leur profession et celle d'avocat pendant une période transitoire d'une durée de un an. Pensez-vous, à l'instar du Conseil national des Barreaux, que cette disposition soit superflue car risquant de désorienter le justiciable ? Quelles leçons devrait-on tirer de la fusion en 1991 des professions d'avocat et de conseil juridique pour bien réussir cette "nouvelle fusion" ?
Christian Boyer : Cette double question mérite une mise au point importante : loin des démagogies de mode, les avocats responsables, tous barreaux confondus, ayant une vision cohérente de leur fonction, admettent tous que la fusion de 1991 a été une catastrophe : perte d'identité, perte d'âme, perte de crédibilité...
Mais aucune leçon n'en a manifestement été tirée par la profession. Incapables de protéger un périmètre du droit clairement identifié par la loi, ils "foncent tête baissée" dès qu'ils repèrent un professionnel ayant une activité cousine ou juridique annexe. On a vu les conseils en propriété industrielle, les agents immobiliers pour l'instant épargnés. On a craint pour les notaires. On voit poindre les experts-comptables et les juristes d'entreprise. Les généalogistes ne sont pas loin de l'oeil du cyclone. Quand on sait que les concierges et les coiffeurs prodiguent quotidiennement d'excellents conseils, on imagine les passerelles à venir et les fusions futures.
Quant à la période transitoire elle est bonne en son principe. C'est même la seule mesure de cette loi qui ait un sens et vise à sauvegarder le fonctionnement des cours d'appel. Permettre aux greffes, magistrats, avocats, avoués, justiciables de s'adapter, de prendre leurs marques, se réorganiser.
Le CNB ne craint nullement une désorientation du justiciable, mais le libre choix des justiciables entre l'avocat de première instance et l'avoué devenu avocat et reconnu comme spécialiste.
En revanche, le leurre c'est la durée : un an prévu dans le projet alors que le rapport "Darrois" préconise la suppression totale de la postulation en 2014, cela n'a aucun sens.
Un an alors que la Chancellerie a compris que la mise à niveau informatique de 80 % des avocats nécessitera au moins dix ans, c'est soit une utopie, soit une volonté de massacrer le second degré de juridiction.
2014 est un objectif ambitieux si l'Etat met en place des moyens énormes, matériels, humains... le veut-il ? Le peut-il ?
Pascal Bugis : Je suis très proche de la perception de Maître Boyer. La fusion absorption est très gratifiante pour celui qui absorbe, jusqu'au jour où il tombe sur plus vorace que lui. En l'espèce, la chaîne alimentaire est dominée par les professions du chiffre. Ces grands prédateurs attendent que le menu fretin du droit ait fini de s'entre-tuer pour sortir du bois. Aujourd'hui, dans certaines grandes entreprises qui font profession d'avocat, regardez qui dirige... Comptables ou juristes? D'accord encore avec Maître Boyer lorsqu'il justifie le peu de perspicacité d'une profession dont l'essence même devrait la pousser à la vigilance et à l'esprit critique. Le mirage de profits immédiats semble constituer le seul horizon perceptible de nos instances ordinales. Loisel aurait certainement dévasté l'amour-propre de notre profession actuelle en assénant quelque chose comme : "Cécité sur crédulité ne vaut..."
Lexbase : Au final, quelles appréciations portez-vous l'un et l'autre, de part vos activités respectives, sur cette fusion de deux professions juridiques clés et sur sa future mise en oeuvre ?
Christian Boyer : Cette fusion est, en réalité, un petit verrou que le pouvoir exécutif fait sauter dans un schéma beaucoup plus vaste, dont les avocats et les magistrats les plus clairvoyants commencent à peine à se rendre compte : la marginalisation, voir l'effacement du pouvoir judiciaire.
Les avoués passeront avant le juge d'instruction, suivant le juge unique ou rapporteur. La loi organise la disparition des ordres d'avocats des TGI au profit d'un ordre par cour, en attendant un ordre national... Viendra le dépôt de dossiers électroniques, aggravant une déjudiciarisation rampante. Les commissions administratives remplacent partout le juge. N'y a-t-il pas là un danger pour la société ? Par ailleurs, et de façon aussi grave pour les valeurs fondatrices de notre pays, on constate que d'une profession à rémunération tarifée, gage d'égalité entre le petit et les puissants, nous allons passer à une justice davantage soumise à la loi du marché... et des marchands. La Justice marchandise... ? Est-il utile d'exposer les dangers d'un tel système ?
Pascal Bugis : Au risque de me répéter, cela dépend des véritables ambitions de nos dirigeants. Soit il s'agit d'une réformette sans véritable autre but que d'afficher une simplification systémique. Les conséquences en seraient très douloureuses pour les avoués, mais pratiquement inexistantes pour les justiciables. Soit cette réforme s'inscrit dans un plan général beaucoup plus radical et elle annonce une remise en question touchant les professions judiciaires dans leur ensemble. Cela ouvrirait évidemment un questionnement essentiel sur la place et le rôle du système judiciaire tel que nous le connaissons.
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