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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Alors, peut-on imaginer l'incompréhension du citoyen lambda face à la loi n° 81-766 du 10 août 1981, relative au prix du livre, qui, pour protéger l'édition et la créativité littéraire, dispose d'un mécanisme de fixation des prix exactement inverse, pour ne pas dire un mécanisme de contrôle des prix -non par l'Etat, mais- par les éditeurs français réunis sur un marché oligopolistique.
De deux choses l'une, soit l'un de ces mécanismes n'est pas le bon, soit le livre n'est pas, décidément, un bien de consommation comme les autres, mais un bien culturel... et la culture doit se défaire du jeu la concurrence.
Toujours est-il que le système de fixation des prix du livre issue de la loi de 1981 est tellement rigide, qu'en pratique aucune promotion commerciale, aucun rabais, ni aucune ristourne, ne sont possibles, sans passer sous les Fourches Caudines de la "censure judiciaire". Pour preuve, cet arrêt rendu le 6 mars 2009 par la cour d'appel de Paris, sur renvoi après cassation, sur lequel revient Malo Depincé, Maître de conférences à l'Université de Montpellier I, Avocat au Barreau de Montpellier, et qui confirme la condamnation de l'action promotionnelle d'un éditeur, consistant dans le remboursement d'une somme de 4 euros à la suite de l'achat de deux ouvrages de sa collection. Si les premiers juges ayant eu à traiter de l'affaire ont constaté une pratique illicite en soi, les juges en formation de renvoi ont condamné l'action commerciale sur le terrain de la publicité faite auprès des détaillants. A leurs yeux, l'offre de remboursement est licite, mais tous les détaillants de France (et de Navarre) n'ont pas été informés de l'offre en question -et ce malgré une campagne importante mise en place par l'éditeur-, contrevenant, ainsi, à l'article 1er de la loi de 1981. L'information de tous les détaillants ne pouvant être garantie, on voit mal comment une telle action de promotion pourrait trouver grâce aux yeux des juges.
Et voici que, dans son objectif d'assurer une égalité des prix sur le territoire, la loi de 1981 et son interprétation judiciaire conduisent, souvent, à oublier le porte-monnaie des lecteurs et, plus singulièrement, le jeu de la concurrence.
Pour mémoire, jusqu'en 1979, le "prix conseillé" fut le système en vigueur en France. Le prix pouvait être marqué sur l'ouvrage ; et si les libraires appliquaient en général ce prix, ils étaient libres de vendre le livre avec des remises, voire avec des majorations de prix. En février 1979, l'"arrêté Monory" instaura le régime du "prix net". L'éditeur ne pouvait plus conseiller un quelconque prix, le libraire étant alors totalement libre de fixer son prix de vente au public sans qu'il puisse indiquer un quelconque prix de référence. C'est par la volonté présidentielle nouvelle que la loi de 1981 a instauré le système du prix unique du livre : chaque livre ayant un prix fixé par l'éditeur ou par l'importateur et ce prix s'imposant à tous les détaillants.
En 1981, Jack Lang, ministre de la Culture, avait alors défini devant l'Assemblée nationale les objectifs de la loi : "Ce régime dérogatoire est fondé sur le refus de considérer le livre comme un produit marchand banalisé et sur la volonté d'infléchir les mécanismes du marché pour assurer la prise en compte de sa nature de bien culturel qui ne saurait être soumis aux seules exigences de rentabilité immédiate. Le prix unique du livre doit permettre :
- l'égalité des citoyens devant le livre, qui sera vendu au même prix sur tout le territoire national ;
- le maintien d'un réseau décentralisé très dense de distribution, notamment dans les zones défavorisées ;
- le soutien au pluralisme dans la création et l'édition en particulier pour les ouvrages difficiles".
Or, force est de constater qu'en 30 ans la création littéraire est devenue une "industrie du livre", avec son salon, son marketing, ses meilleurs ventes régulièrement publiées, et ses records de publication toujours explosés. D'aucuns diront que c'est la loi de 1981 qui a assuré le pluralisme des publications, d'autres que le livre n'est plus un bien de consommation "à part" et qu'il doit répondre aux canons de la concurrence entre revendeurs et non plus seulement entre éditeurs, pour être le plus accessible possible à son public. Enfin, certains argueront que la pluralité des publications ne doit pas être confondue avec le pluralisme, et qu'à l'heure du cybermarché et des comparateurs de prix, la loi de 1981 pourrait bien passer pour une relique... de la Guerre froide.
Pourtant, le contrôle des prix n'a pas mauvaise presse par les temps qui courent. Un article de la Review of political economy (Stéphanie Laguérodie et Francisco Vergara, vol. 20, n° 4, octobre 2008) nous le rappelle. En effet, les pères fondateurs de la pensée libérale, Adam Smith en tête, n'y étaient pas opposés ; ce dernier souhaitant, par exemple, un système d'éducation publique à bas prix, accessible à tous, et un maximum légal sur les taux d'intérêt. Cecil Pigou écrivait que des prix plafonds "aident un Gouvernement à contenir la menace ultime d'une inflation galopante". Enfin, John Kenneth Galbraith reste, bien entendu, avec son ouvrage de 1952 (A Theory of Price Control), fruit de son rôle de contrôleur des prix dans le gouvernement Roosevelt, comme le principal penseur sur le sujet. Et, de convenir que le contrôle des prix est destiné à gagner du temps face à un dérapage inflationniste et ne peut être imposé que de manière temporaire (cf. Christian Chavagneux, Retour au contrôle des prix, Alternatives Economiques). Toute la question est donc de savoir si, contrairement aux produits alimentaires et assimilés, la priorité gouvernementale est à la baisse des prix des biens culturels ou à la stabilisation du marché du livre, par peur de voir s'opérer une restructuration du marché de la consommation culturelle...
"Les libraires établiront leur domicile où bon leur semblera ; quant aux trente-six imprimeurs qui suffiraient seuls à pourvoir les savants de la montagne, ils resteront dans la première enceinte, et par ce moyen on aura pourvu à l´intérêt de la religion, du gouvernement et des moeurs, à la liberté du commerce, au secours de la librairie qui en a plus besoin que jamais, à la commodité générale et au bien des lettres. Si donc les libraires requièrent à ce qu´il plaise au roi de leur permettre de passer les ponts et de déroger aux arrêts et règlements à ce contraire, il faut leur accorder". Ainsi conclut Diderot dans sa Lettre sur le commerce de la librairie. Mais, "s´ils demandent des défenses expresses à tous colporteurs et autres sans qualité de s´immiscer de leur commerce et de s´établir dans les maisons royales et autres lieux privilégiés, dépens, dommages et intérêts, même poursuite extraordinaire, information, enquête, peines selon les ordonnances, saisie et le reste, il faut leur accorder", poursuit-il. Décidément, la concurrence et le livre ne font pas bon ménage...
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