La lettre juridique n°336 du 5 février 2009 : Juristes d'entreprise

[Questions à...] Vers un rapprochement des professions d'avocat et de juriste d'entreprise... Entretien avec Alain-Marc Irissou, Président de l'Association française des juristes d'entreprise (AFJE)

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[Questions à...] Vers un rapprochement des professions d'avocat et de juriste d'entreprise... Entretien avec Alain-Marc Irissou, Président de l'Association française des juristes d'entreprise (AFJE). Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211470-questions-a-vers-un-rapprochement-des-professions-davocat-et-de-juriste-dentreprise-entretien-avec-a
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par Anne-Lise Lonné, Secrétaire générale de rédaction

le 27 Mars 2014

Le 30 juin 2008, Nicolas Sarkozy missionnait Maître Jean-Michel Darrois, à la présidence d'une commission de réflexion tendant à réformer la profession d'avocat avec, comme objectif, la création d'une grande profession du droit. La Commission "Darrois", dont la remise du rapport, initialement prévue au 1er janvier 2009, ne devrait plus tarder, a, notamment, en charge de formuler toutes propositions visant "à créer en France une grande profession du droit et préciser les formes que cette profession pourrait prendre, en conciliant l'indépendance nécessaire à l'exercice des droits de la défense avec les exigences propres à la réalisation de missions d'intérêt général". La grande profession du droit, dans l'esprit du Président de la République, regrouperait les avocats, les notaires, les avoués près la cour d'appel, les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, les administrateurs judiciaires, les huissiers, les conseils en propriété industrielle... et les juristes d'entreprise. L'Association française des juristes d'entreprise (AFJE) a été auditionnée par la Commission dans le cadre d'un rapprochement entre les avocats et les juristes d'entreprise. Les éditions juridiques Lexbase ont rencontré Alain-Marc Irissou, Président de l'AFJE, en vue de saisir les enjeux d'un tel rapprochement. Lexbase : Pourquoi un rapprochement entre les métiers d'avocats et de juristes d'entreprise est-il aujourd'hui nécessaire ?

Alain-Marc Irissou : L'exemple vient des pays anglo-saxons dans lesquels les métiers du droit sont beaucoup moins segmentés et cloisonnés qu'en France, où nous avons les avocats, les avocats aux conseils, les notaires, les avoués à la cour d'appel, les huissiers, les administrateurs judiciaires et mandataires de justice etc.. Dans les pays de Common Law et bon nombre de pays de l'Union européenne, la plupart des fonctions correspondantes sont exercées par des avocats, et, par ailleurs, il n'existe pas non plus de distinction sémantique ni statutaire entre avocats et juristes d'entreprise. En France, chacun de ces métiers relève d'un ordre professionnel. Le seul métier qui ne soit pas réglementé est celui de juriste d'entreprise.

Auditionnée par la Commission Darrois à propos d'un rapprochement entre avocats et juristes d'entreprise, l'AFJE se prononce en faveur d'un tel rapprochement, car nous pensons qu'il est de l'intérêt des entreprises que ce projet dont on parle depuis si longtemps se réalise enfin.

Il faut observer que les avocats, d'un côté, et les juristes d'entreprise, de l'autre, ne poursuivent pas les mêmes objectifs.

Les avocats, représentés par le Conseil national des barreaux dans le cadre de ce projet, sont confrontés au problème du surplus des jeunes avocats sortant des CFPA (centres de formation à la profession d'avocat). Dans la mesure où le potentiel de croissance de la fonction juridique de nos entreprises est encore important, l'ouverture des entreprises aux jeunes diplômés du CAPA apparaît comme une solution. Au demeurant, bon nombre d'avocats, jeunes ou expérimentés, sont attirés aujourd'hui par les entreprises. Or, en devenant salariés d'une entreprise, les avocats perdent leur statut, ou du moins, sont mis en omission du barreau. L'intérêt d'un rapprochement des professions, du point de vue des avocats, serait de permettre aux avocats recrutés dans les entreprises de garder leur rattachement au barreau et l'ensemble des prérogatives, droits et obligations attachés à cette profession. Donc, du côté des avocats, l'intérêt est plutôt corporatiste.

Pour les juristes d'entreprise, les motifs sont différents. La fonction des juristes d'entreprise s'est considérablement développée tant du point de vue de l'intérêt professionnel, par l'élargissement de leurs attributions, que d'un point de vue salarial. Par ailleurs, la fonction est parfaitement reconnue au sein de l'entreprise, les directeurs juridiques des grandes entreprises étant de plus en plus rattachés à la direction générale.

Avant tout, il est important de préciser que, dans cette affaire, "nous ne visons ni la robe, ni le titre". En effet, l'intérêt d'un rapprochement avec les avocats vient de ce que la fonction juridique dans les entreprises françaises est aujourd'hui handicapée du fait que les juristes d'entreprise, à la différence des juristes des pays de Common Law et de beaucoup de pays d'Europe continentale, qui disposent du legal privilege, ne bénéficient pas de la confidentialité des consultations et des écrits qu'ils produisent pour leur entreprise. Ces consultations peuvent donc être saisies, soit par une autorité administrative, soit par une autorité judiciaire, soit par un adversaire dans le cadre d'un contentieux. En effet, sous juridiction anglo-saxonne, la procédure de discovery oblige les parties à divulguer toutes les pièces se trouvant en leur possession ; les consultations des juristes d'entreprises françaises n'étant pas protégées, l'entreprise française se trouve en état d'insécurité juridique et d'infériorité par rapport aux autres entreprises. Cela crée un problème de concurrence, puisque l'on ne se trouve pas "à armes égales", ni vis-à-vis de la justice, ni vis-à-vis des adversaires dans le cadre des procès.

L'intérêt d'un rapprochement avec les avocats serait donc de pouvoir bénéficier des mêmes prérogatives que les avocats en France, donc du secret professionnel. Le secret professionnel comporte deux facettes. D'un côté, il se manifeste par l'obligation, pour l'avocat, de ne pas divulguer les informations dont il dispose concernant un client. Cette obligation existe déjà pour les juristes d'entreprises mais n'est pas d'origine légale ; elle relève du devoir de loyauté et de discrétion dû par tout salarié à son entreprise. D'un autre côté, le secret professionnel a pour corollaire le droit pour l'avocat d'opposer la confidentialité de ses consultations à toute tentative de saisie. En principe, la justice n'a pas le droit de les saisir et de les utiliser à charge contre le client. Cela doit également valoir pour les juristes d'entreprise.

Lexbase : Comment, concrètement, réaliser un tel rapprochement entre avocats et juristes d'entreprises ?

Alain-Marc Irissou : L'idée serait de créer, à côté de la profession d'avocat en exercice libéral, une forme nouvelle d'exercice de la profession d'avocat, qui serait "l'avocat en entreprise". L'avocat en entreprise pourrait être recruté aussi bien parmi les avocats issus des CFPA, que parmi les juristes internes, lesquels auraient accès à ce statut en justifiant d'une ancienneté suffisante. Il s'agirait, donc, d'adapter le système de la "passerelle", qui existe déjà, en réduisant la condition d'ancienneté qui est actuellement de huit ans. Autrement dit, ce que nous souhaitons, c'est que l'admission des juristes d'entreprise à ce statut se fasse de manière équitable et équilibrée par rapport aux avocats, avec une condition d'expérience qui soit comparable au stage de deux ans nécessaire pour devenir avocat. Nous préconisons, en outre, la réunion d'autres conditions pour qu'un juriste d'entreprise soit admis au barreau et accède au statut d'avocat en entreprise.

A côté du critère d'ancienneté, il conviendrait de prévoir un critère d'autonomie du juriste, qui pourrait être attesté par le chef d'entreprise ou le directeur juridique.

Par ailleurs, le juriste d'entreprise devrait recevoir une formation à la déontologie, analogue à celle des avocats, mais adaptée à la spécificité de l'exercice du droit en entreprise, qui pourrait s'acquérir en quelques heures dans le cadre de la formation professionnelle continue, et éventuellement dispensée par les CFPA.

Lexbase : Les avocats n'ont-ils rien à craindre d'un tel rapprochement ?

Alain-Marc Irissou : Actuellement, le recrutement des avocats par les entreprises ne se justifie pas tant au regard de la formation qu'ils ont reçue dans les CFPA, mais plutôt en considération de l'expérience qu'ils ont acquise ensuite dans un cabinet en matière de droit des affaires. Ce n'est pas la compétence acquise dans le domaine de la pratique du Palais qui intéresse les entreprises quand elles embauchent un avocat, car leurs juristes internes ne plaident pas.

En effet, ce que visent les juristes d'entreprise n'est pas de pouvoir plaider, ni d'acquérir un titre pour exercer en mode libéral. Ce que nous visons c'est l'intérêt de l'entreprise exclusivement. L'intérêt de l'entreprise réside dans une fonction juridique forte, respectée, compétente et sur laquelle les dirigeants puissent se reposer pleinement sans la crainte d'une utilisation à charge contre eux des consultations de leurs juristes. Tel est notre unique objectif qui n'entre donc nullement en conflit avec la profession d'avocat traditionnelle. Au contraire, le développement des cabinets d'affaires est en relation directe avec le développement de la profession juridique dans les entreprises, grâce à l'internationalisation des entreprises françaises. Il existe donc une réelle convergence d'intérêt entre nos professions.

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