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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 07 Octobre 2010
Lexbase : Quels sont les enjeux de la nouvelle procédure de référé contractuel, telle qu'issue de l'ordonnance du 7 mai 2009 ?
Stéphane Braconnier : L'avènement du référé contractuel, né de la transposition de la Directive "recours" du 11 décembre 2007 par l'ordonnance du 7 mai 2009 et son décret d'application du 27 novembre 2009 (décret n° 2009-1456, relatif aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique N° Lexbase : L9773IEP) complète, dans la chaîne de conclusion des contrats publics d'affaires, la panoplie des recours ouverts aux opérateurs économiques intéressés par la conclusion du contrat : référé précontractuel, référé suspension, déféré préfectoral, recours contre les actes détachables, et recours en contestation de validité du contrat né de l'arrêt "Tropic" du 16 juillet 2007 (2). L'on peut rappeler que, sous l'empire du régime antérieur, pour contester efficacement et rapidement la passation du contrat, les candidats évincés ne disposaient que du référé précontractuel, celui-ci devant être introduit avant la signature du contrat, la saisine étant, à défaut, irrecevable (3). Au-delà, le nouveau recours, régi, s'agissant des contrats administratifs conclus par les pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices, par les articles L. 551-13 (N° Lexbase : L1581IEB) à L. 551-51 du Code de justice administrative, et, s'agissant des contrats de droit privé, par les articles 11 à 20 de l'ordonnance du 7 mai 2009, permet, à l'instar du recours "Tropic", mais de manière plus spécifique, de toucher des contrats qui, conclus en méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence obligatoires, n'ont fait l'objet d'aucun référé précontractuel efficient. L'article L. 551-14, alinéa 2, du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1603IE4) énonce, en effet, que le référé contractuel "n'est pas ouvert au demandeur [qui a fait usage du référé précontractuel] , dès lors que le pouvoir adjudicateur ou l'entité adjudicatrice a respecté [le caractère suspensif de ce dernier] et s'est conformé à la décision juridictionnelle rendue sur ce recours". En ce sens, le nouveau référé conforte l'existence du référé précontractuel et en garantit l'efficience.
Lexbase : Comment articuler le référé contractuel avec le recours en contestation de validité du contrat symbolisé par la jurisprudence "Tropic Travaux" ?
Stéphane Braconnier : L'avènement du référé contractuel, deux ans seulement après l'arrêt "Tropic" du 16 juillet 2007, érode, à première vue, l'intérêt du recours "Tropic" en contestation de validité du contrat. Aujourd'hui, en effet, les concurrents évincés et, plus largement, les opérateurs économiques ayant intérêt à conclure les contrats publics d'affaires, disposent de deux voies concurrentes leur permettant de contester la validité d'un contrat conclu en méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence pesant sur les pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices. La concurrence entre les deux voies de recours est d'autant plus flagrante que les personnes recevables à les exercer sont les mêmes : concurrents évincés pour le recours "Tropic", personnes ayant intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par ces manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence pour le référé contractuel. Les effets des deux recours sont, également, les mêmes. Toutefois, ces deux recours conservent quelques différences qui empêchent de considérer que l'un a absorbé l'autre. Ces différences pourraient même amener à constater leur complémentarité (4). La différence majeure réside dans les contrats concernés. Le référé contractuel ne concerne, ainsi, que les contrats remplissant les critères figurant aux articles L. 551-1 (N° Lexbase : L1591IEN) et L. 551-5 (N° Lexbase : L1572IEX) du Code de justice administrative, alors que le recours "Tropic" concerne, au moins potentiellement, tous les contrats administratifs, et n'est pas bridé par l'exception de recours précontractuel parallèle posée à l'article L. 551-14 du même code. A l'inverse, le référé contractuel peut viser certains contrats de droit privé, alors que le recours "Tropic" ne concerne que les seuls contrats administratifs.
S'agissant des pouvoirs du juge, le recours en contestation de validité est également plus large que le référé précontractuel, ce dernier ne pouvant, par exemple, octroyer de dommages et intérêts (CJA, art. L. 551-16 N° Lexbase : L1593IEQ). Surtout, les pouvoirs du juge des référés contractuels sont limitativement énumérés par les textes et fortement conditionnés. Ne peuvent être invoqués, devant lui, que des motifs liés à la méconnaissance d'obligations de publicité et de mise en concurrence, alors que le juge du recours en contestation de validité du contrat peut librement "après avoir pris en considération la nature de l'illégalité éventuellement commise, [...] prononcer la résiliation du contrat ou modifier certaines de ses clauses, [...] décider de la poursuite de son exécution, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation par la collectivité contractante, [...] accorder des indemnisations en réparation des droits lésés, soit enfin, après avoir vérifié si l'annulation du contrat ne porterait pas une atteinte excessive à l'intérêt général ou aux droits des cocontractants, [...] annuler, totalement ou partiellement, le cas échéant avec un effet différé, le contrat".
Lexbase : Quelles sont les modifications majeures apportées par les textes précités au référé précontractuel ?
Stéphane Braconnier : L'ordonnance de 2009 a, tout d'abord, restructuré, en vue de sa simplification, le dispositif textuel autour d'une double distinction contrats administratifs-contrats de droit privé, d'une part, et contrats passés par les pouvoirs adjudicateurs-contrats passés par les entités adjudicatrices, d'autre part. L'ordonnance a, également, élargi le périmètre des contrats soumis au référé précontractuel. Initialement réservé aux seuls contrats énumérés par l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (marchés publics, délégation de service public et contrat de partenariat), le référé est désormais ouvert aux "contrats ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, ou la délégation de service public". A une logique énumérative, l'ordonnance du 7 mai 2009 a, ainsi, substitué une logique plus générique, articulée autour de critères issus du droit communautaire. Elle a, en outre, imposé une suspension automatique de la signature du contrat dès l'introduction de l'instance. En effet, dès lors que le juge est saisi, le contrat ne peut plus, de plein droit, être signé jusqu'à la notification de la décision juridictionnelle. Ce mécanisme, plus efficace, se substitue à l'injonction de différer la signature du contrat pour une période maximale de vingt jours, introduite dans le mécanisme du référé précontractuel par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative aux référés administratifs (N° Lexbase : L0703AIU). Cela n'exclut pas, cependant, que l'administration signe le contrat en méconnaissance de l'obligation de suspension, ce qui provoquera un non-lieu à statuer.
Enfin, sans que cette liste ne soit exhaustive, l'ordonnance a ouvert au juge des référés précontractuel la possibilité de mettre en balance les intérêts en présence. Le juge peut, ainsi, "en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public", écarter certaines mesures qu'il est susceptible de prendre, "lorsque leurs conséquences négatives pourraient l'emporter sur leurs avantages" (CJA, art. L. 551-12 N° Lexbase : L1588IEK et L. 551-7 N° Lexbase : L1590IEM). Il s'agit ici d'une nouvelle illustration du pouvoir de modulation de l'office du juge (5).
Lexbase : Le resserrement de l'intérêt à agir dans le référé précontractuel opéré par l'arrêt "Smirgeomes" a-t-il définitivement marqué la fin de l'instrumentalisation de cette procédure ?
Stéphane Braconnier : L'arrêt "Smirgeomes" du 3 octobre 2008 (6) a indiscutablement permis de mettre fin aux abus, constatés en jurisprudence, auxquels a pu donner lieu l'instrumentalisation, et le caractère parfois radical, lorsqu'il aboutit à l'annulation d'une procédure, du référé précontractuel. La subjectivisation de ce dernier, à travers l'exigence de la preuve d'une lésion ou d'un risque de lésion au détriment d'un concurrent évincé a, de ce point de vue, constitué un progrès considérable. Par cette décision, la Haute juridiction administrative a, en effet, précisé que le juge des référés précontractuels ne pouvait annuler la procédure de passation que si l'entreprise qui le saisit démontre qu'une autre entreprise a été avantagée par l'irrégularité dénoncée, en énonçant qu'"il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente". Le Conseil d'Etat a, ainsi, mis un coup d'arrêt aux annulations de procédure prononcée sur le fondement d'imprécisions ou d'oublis qui, pour être réels, ne lésaient aucunement les entreprises requérantes et, surtout, n'avantageaient en aucun cas leurs concurrents. L'on peut, toutefois, s'interroger sur le risque que ces exigences nouvelles privent, par une sorte de retour brutal de balancier, les opérateurs économiques de la substance des droits qu'ils tirent du référé précontractuel.
Lexbase : L'encadrement des pouvoirs du juge du référé précontractuel, opéré dès l'arrêt "Région Réunion", peut-il lui permettre d'exercer pleinement ses prérogatives ?
Stéphane Braconnier : Ce que révèle surtout l'arrêt "Région Réunion" (7), dans lequel le juge a effectué un rappel à l'ordre quant à la portée du contrôle limité aux questions de publicité et de mise en concurrence et au caractère subjectif du contentieux précontractuel (8), c'est une attention accrue du juge administratif, dont on peut se réjouir, au respect de la loyauté de la procédure. Cette émergence de la loyauté dans le champ contractuel était en germe dans l'arrêt "Smirgeomes", et s'étend aujourd'hui dans beaucoup d'aspects du contentieux des contrats. L'arrêt "Ville de Béziers" (9), qui consacre le principe de loyauté contractuelle en imposant au juge de plein contentieux de faire application du contrat en cas de litige entre ses signataires (10), en constitue un exemple tangible.
Lexbase : Comment assurer un niveau de sécurité juridique minimale en maîtrisant tous les recours applicables ?
Stéphane Braconnier : Il faut admettre que le renforcement de la compétence des acheteurs publics dans le domaine du droit des contrats et marchés publics a singulièrement sécurisé les procédures. Il suffit de siéger dans une commission d'appel d'offres pour s'apercevoir du niveau de technicité atteint par certains agents dans ce domaine. Le perfectionnement des processus internes d'achat constitue le premier levier de sécurité. Je suis, en revanche, plus réservé sur l'élaboration de "codes internes", qui me paraissent, au contraire, fragiliser les marchés publics locaux, surtout lorsque ces codes sont adoptés par décision de l'assemblée délibérante.
Lexbase : Les exigences plus fortes du juge interne que celles du juge communautaire en matière de passation de marchés publics, comme en témoigne l'annulation du décret "20 000 euros", ne risquent-elles pas de compliquer inutilement le travail des acheteurs publics ?
Stéphane Braconnier : Il y a là une véritable évolution, pour ne pas dire une révolution. Les règles et principes internes du droit des marchés publics se révèlent, en effet, depuis quelques mois, singulièrement plus contraignants que le droit communautaire. Le mouvement prend sans doute ses racines dans l'émergence du "droit commun de la commande publique", découvert par le Conseil constitutionnel en 2003 (11), mais ne produit réellement ses effets, sur le terrain du droit administratif, que depuis les années 2008 et 2009. La raison principale de ce renversement de tendance s'explique, en partie, par les objectifs visés respectivement par le droit communautaire et le droit national. Là où le droit communautaire vise essentiellement au renforcement de la concurrence entre opérateurs économiques, les règles et principes internes visent conjointement au renforcement de la transparence. Le curseur des exigences de publicité et mise en concurrence peut, dans ces conditions, se situer à un niveau différent. Il n'en demeure pas moins que ce degré d'exigence variable pose deux difficultés majeures qui résultent d'une déconnexion grandissante, sur le plan du droit interne, entre les règles juridiques et les contraintes de la pratique : un problème de lisibilité et de sécurité juridiques pour les acheteurs publics et leurs cocontractants, d'une part, et un problème de dynamisme économique de la commande publique, d'autre part.
La décision du 10 février 2010 (12) par laquelle le Conseil d'Etat a annulé les dispositions du décret n° 2008-1356 du 19 décembre 2008, relatif au relèvement de certains seuils du Code des marchés publics (N° Lexbase : L3156ICU), relevant de 4 000 à 20 000 euros le seuil en deçà duquel un marché peut être conclu sans publicité ni mise en concurrence préalable, traduit, presque par l'absurde, cette déconnexion entre l'esthétisme de la solution juridique et son efficience économique (13).
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