Réf. : Cass. civ. 1, 7 mai 2008, n° 07-11.692, M. Willem, Laurens Van Troostenburg de Bruijn, F-P+B (N° Lexbase : A4413D8X)
Lecture: 15 min
N1954BHT
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Alexandre Bordenave, Juriste, Chargé d'enseignement à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan
le 07 Octobre 2010
Pour l'une des cautions au moins, le discours avait quelque chose de séduisant : le bien donné en garantie pour autrui lui tenait lieu de résidence principale et, qui plus est, représentait la source de l'essentiel de ses revenus. Ajoutons que la plaideuse aurait eu tort de se priver d'un argument qui a souvent fait mouche ces dernières années ! Ce faisant, elle invita les magistrats à trancher la question suivante : faut-il reconnaître une quelconque efficacité à une sûreté réelle donnée pour autrui pour le cas où elle serait manifestement disproportionnée ?
Ni le juge du fond, ni le juge de cassation n'ont adhéré à la position de la demanderesse : dans son arrêt de rejet, la Cour de cassation a froidement balayé l'argument de la disproportion en estimant que "la sûreté réelle consentie pour garantir la dette d'un tiers [...] n'est pas un cautionnement et que, limité au bien hypothéqué, elle est nécessairement proportionnée aux facultés contributives du souscripteur".
La solution, quoique teintée de sévérité, n'est pas surprenante, dans la mesure où elle est pleinement cohérente avec la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation qui, refusant, désormais, de voir dans le cautionnement réel une sûreté personnelle (même seulement pour partie), ne lui applique pas les règles relatives au cautionnement (I) et semble balayer même l'idée selon laquelle une sûreté réelle pourrait être disproportionnée (II).
I - Une sûreté réelle, rien qu'une sûreté réelle
Cela fait maintenant bientôt trois ans que la Cour de cassation s'est fait une religion sur la nature du "cautionnement hypothécaire" (A) ; ce faisant, elle en tire pleinement les conséquences (B).
A - Le "cautionnement hypothécaire", une sûreté réelle
1- Les techniques d'hybridation
Jamais à court d'imagination (3), les juristes ont élaboré quatre manières d'accommoder un zest de sûreté réelle et un soupçon de sûreté personnelle.
- Une première variante consiste pour un tiers à consentir une sûreté réelle (gage ou hypothèque, par exemple) au profit d'un tiers. C'est cette réalité qu'on a pu vouloir désigner sous l'expression plus claire et exhaustive de "sûreté réelle consentie pour garantir la dette d'un tiers" (4).
- Une deuxième possibilité, impliquant certainement quelques précautions dans la rédaction l'acte, est le fait pour une caution de limiter son engagement à la valeur d'un bien, sans pour autant limiter les poursuites du bénéficiaire à ce seul bien. L'intérêt de la formule est peu évident.
- Une troisième alternative consiste à ajouter à un engagement de caution une sûreté réelle pour garantir la dette du débiteur principal. Il y a alors deux sûretés distinctes : une sûreté personnelle, d'une part, et une sûreté réelle, d'autre part, (5) ;
- Enfin, il est possible d'imaginer que la caution fournisse au créancier une sûreté réelle non pour garantir la dette du débiteur principal mais sa propre dette envers le créancier.
2 - Le maintien d'une solution devenue constante
Dans les faits de l'arrêt commenté, la "caution hypothécaire" avait affecté en garantie de la dette du tiers sa "maison d'habitation". Aucune mention n'est faite d'un quelconque engagement personnel : c'est donc la deuxième branche de notre énumération que les parties avaient retenue.
C'est au fond la plus délicate à qualifier juridiquement ; c'est en tous cas celle qui a un temps posé des difficultés à la Cour de cassation, difficultés tenant, notamment, au fait que les parties utilisaient généralement dans leurs instrumenta l'ambiguë expression "cautionnement réel" (6). C'est sur cette association subtile que la Chambre mixte a arrêté une position claire en décembre 2005, en estimant que "une sûreté réelle consentie pour garantir la dette d'un tiers n' [implique] aucun engagement à satisfaire l'obligation d'autrui et n' [est] pas dès lors un cautionnement, lequel ne se présume pas" (7).
Le lecteur attentif n'a pas manqué de constater combien les termes employés par les formations de la Cour de cassation dont il est ici question sont proches ; le message est clair : une sûreté réelle pour autrui n'a rien à voir avec un cautionnement. L'arrêt du 7 mai 2008 (comme d'autres auparavant) fait ainsi prendre à jurisprudence de la Cour de cassation une constance appréciable. Constance à propos de laquelle il faut souligner que le législateur a, ne serait-ce qu'inconsciemment, entériné le principe : en effet, le nouvel article 2334 du Code civil (N° Lexbase : L1161HIT) (issu de l'ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006, relative aux sûretés N° Lexbase : L8127HHH) dispose que "le gage peut être consenti [...] par un tiers; dans ce dernier cas, le créancier n'a d'action que sur le bien affecté en garantie". La décision qui nous intéresse n'est donc aucunement novatrice ici.
B - La construction du régime du "cautionnement hypothécaire"
1- L'exclusion des règles applicables au cautionnement
Retenir une qualification univoque et uniforme pour le "cautionnement hypothécaire" est la clé qui permet de le soumettre à un régime juridique ne soulevant pas d'incertitude. Chacun des arrêts rendus ces derniers mois en la matière contribue à enrichir le modus operandi de cette sûreté ad hoc :
- l'arrêt du 2 décembre 2005 a précisé que l'article 1415 du Code civil (8) n'est pas applicable à la fourniture pour autrui d'une sûreté réelle (9) ;
- la "caution hypothécaire", personne physique, ayant souscrit son engagement au profit d'un établissement de crédit, n'est pas créancière des obligations d'information dont dispose l'article L. 313-22 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2923G97) (10) ;
- le "cautionnement hypothécaire" doit, à peine de nullité, être conclu en la forme des actes notariés, conformément à l'article 2416 du Code civil (N° Lexbase : L1322HIS) (11) ;
- la "caution hypothécaire" ne peut être condamnée à payer la dette principale (12).
2- L'inapplicabilité de l'article L. 341-4 du Code de la consommation
Applicable en matière de cautionnement, l'article L. 341-4 du Code de la consommation (N° Lexbase : L8753A7C) dispose que "un créancier professionnel ne peut se prévaloir d'un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l'engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation".
Sans la jurisprudence du 2 décembre 2005, il aurait été pertinent de fonder un moyen du pourvoi sur cette disposition légale. Sans doute éclairée par son avocat aux Conseils, la requérante ne le fit pas. Pour autant, elle ne manqua pas d'y faire une référence à peine voilée en dénonçant sa sûreté comme un engagement "manifestement disproportionné".
L'effort était louable ; très logiquement, la Cour de cassation ne s'y arrêta pas et rejeta le pourvoi en bloc. Ce faisant, on peut raisonnablement estimer qu'elle ajoute une pierre à l'édifice du régime du "cautionnement hypothécaire" : l'article L. 341-4 du Code de la consommation n'en fait pas partie.
Au-delà de cette précision apportée au régime des sûretés réelles constituées pour autrui, l'arrêt du 7 mai 2008 est porteur (et peut-être annonciateur) d'un débat sur la nature proportionnée ou non des sûretés réelles.
II - La sûreté réelle et la proportionnalité de l'engagement du garant
L'attendu principal de l'arrêt de la Cour de cassation ne surprend guère lorsqu'il se prononce sur la nature du "cautionnement hypothécaire" ; en revanche, l'affirmation selon laquelle une sûreté réelle est "nécessairement proportionnée aux facultés contributives" ne peut laisser de marbre.
A - Les sûretés réelles : des sûretés structurellement proportionnées ?
1- Le faux principe de proportionnalité du droit des sûretés
C'est peu dire que, au cours des dernières années, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a su faire preuve d'audace sur le sujet de la proportionnalité des sûretés. Depuis l'arrêt rendu le 17 juin 1997 (Cass. com., 17 juin 1997, n° 95-14.105, M. Macron c/ Banque internationale pour l'Afrique occidentale et autres, publié N° Lexbase : A1835ACX), et ce sans fondement légal exprès, elle semblait s'être parée d'un large pouvoir modérateur en matière de sûretés d'ampleur exagérée. L'artifice -permettons-nous le terme- consistait à considérer que le créancier acceptant une sûreté disproportionnée commet une faute engageant sa responsabilité et ouvrant droit pour le "garant" à des dommages et intérêts s'élevant purement et simplement au montant de la dette principale (13).
A notre connaissance, les décisions rendues en la matière concernent exclusivement des sûretés personnelles. Comme précisé plus haut, pour le cautionnement, le principe d'origine prétorienne a été généralisé par la loi "Dutreil" (loi n° 2003-721 du 1er août 2003, pour l'initiative économique N° Lexbase : L3557BLC). Le faisceau d'indices est remarquable ; ce serait se voiler la face que de nier la tendance : y aurait-il donc un principe général de proportionnalité en matière de droit des sûretés ? Les plumes les plus autorisées y ont consacré des lignes (14) : cela ne trompe pas.
Et d'ailleurs : le pourvoi ne s'y trompe pas. Clairement, le moyen soumis à la Cour de cassation est porteur du cri de ralliement (15) à un principe en germe de proportionnalité des sûretés. Peut-être le cri est-il arrivé étouffé aux magistrats ; toujours est-il qu'ils ne l'entendent pas, alors même qu'il est difficilement contestable que la sûreté octroyée, en l'espèce, était disproportionnée eu égard aux capacités financières de la "caution hypothécaire". A notre sens, il y a matière à tirer une conclusion simple : il n'est pas de principe général uniforme de proportionnalité du droit des sûretés réelles, donc du droit des sûretés en général.
2- Disproportion économique et disproportion juridique
L'argument final auquel recourt la Cour de cassation est frappant : une sûreté réelle serait nécessairement proportionnée. Cela nous paraît constituer un point de raisonnement à part entière car les juges auraient parfaitement pu aboutir à une solution équivalente sans se fendre de cette remarque.
La constitution d'une sûreté réelle est un acte de disposition qui suppose de son auteur qu'il soit le propriétaire du bien destiné à tenir lieu d'assiette de la sûreté. Cela permet d'arguer à juste titre que le simple fait de pouvoir constituer la sûreté témoigne de sa nécessaire proportionnalité à ce que la Cour de cassation appelle les "facultés contributives" du constituant. Ajoutons, par ailleurs, qu'il est exact que certaines sûretés réelles présentent la particularité d'embrasser l'entier patrimoine d'une personne : c'est le cas des privilèges généraux, au rang desquels on trouve entre autres le "super-privilège" des salaires (16) ou celui des articles L. 622-17 (N° Lexbase : L3876HB8) et L. 641-13 (N° Lexbase : L3904HB9) du Code de commerce. Il ne viendrait pas à l'idée de prétendre que ces privilèges sont disproportionnés. De manière provocatrice, les Professeurs Jacob et Rontchevsky font la même remarque au sujet du droit de gage général figurant à l'article 2384 du Code civil (N° Lexbase : L1330HI4) (17).
A notre sens, cela procède d'une lecture purement juridique de ce qu'est la disproportion, lecture qui se fonde très élémentairement sur la notion de patrimoine et la libre disposition des actifs qui s'y trouvent (18). Car, sur un plan économique, on ne saurait valablement soutenir que la sureté consentie dans les faits de l'arrêt était proportionnée : elle fut donnée sur un bien représentant la quasi-intégralité du patrimoine de la constituante, bien générateur de fruits (19) et hautement symbolique puisqu'il s'agissait de la résidence principale de la garante. Cette sûreté, si on peut admettre qu'elle "tienne juridiquement" dans les "dimensions" du patrimoine de celle qui la donne, ne semble pas proportionnée à ses capacités contributives comme l'affirme de la Cour de cassation : sa réalisation appauvrirait bien trop la constituante pour que cela soit économiquement vrai. C'est d'autant plus le cas que la sûreté est ici donnée pour autrui et que le bénéfice retiré par la constituante n'est qu'indirect.
B - La faveur donnée à la proportionnalité à la créance garantie ?
1- La proportionnalité accessoire
A défaut d'être proportionnée à la fortune du constituant, rien de cavalier à attendre d'une sûreté réelle que son assiette ait au moins quelque rapport avec le montant de la dette principale. Deux dispositions légales vont d'ailleurs en ce sens :
- l'article 2444 du Code civil (N° Lexbase : L1216HIU) dispose que "lorsque les inscriptions prises en vertu des articles 2401 [N° Lexbase : L1345HIN] (hypothèque légale) et 2412 [N° Lexbase : L1318HIN] (hypothèque judiciaire) sont excessives, le débiteur peut demander leur réduction" ;
- et l'article L. 650-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L4139HBW) qui prévoit tant un cas de responsabilité pour crédit abusif (20) qu'un cas de nullité dans l'hypothèse de sûretés disproportionnées aux "concours consentis" à une entreprise venant à être soumise à une procédure collective.
Est-ce suffisant pour admettre, à défaut d'un principe général et uniforme de proportionnalité, l'existence en droit des sûretés d'un méta-principe de modération de l'appétence du créancier ?
Aucun des deux articles précités n'était applicable en l'espèce. Très justement, le pourvoi ne s'y référait pas. Une fois encore, la Cour de cassation s'en tient à ce qui lui est soumis. Pour ce qui est des faits, il est difficile de se faire un avis précis sur la proportion de la garantie à la créance (21). Gageons, toutefois, que c'était le cas, les limites de la raison du bon père de famille (22) ne semblant pas avoir été franchies.
Aussi, si la Cour de cassation n'incline pas ici en direction du "méta-principe" de proportionnalité que nous venons d'évoquer, on ne saurait pas en tirer de conclusions dirimantes. Sans être trop affirmatif (23), on peut espérer légitimement que le contrôle de proportionnalité entre la sûreté réelle et la dette principale est encore susceptible d'être généralisé. Eu égard à l'objectif même du droit des sûretés -permettre le développement du crédit-, c'est heureux et salvateur.
2- Le surdimensionnement
Même lorsque la loi prévoit une exigence de proportionnalité des sûretés réelles à la créance principale, elle laisse aux parties une marge de manoeuvre : l'article 2444 du Code civil fixe ainsi le cliquet de la proportionnalité à 230 % de la dette garantie (24). C'est peu dire que la marge est vaste, mais les sûretés alors considérées sont d'un genre particulier.
En matière de droit des entreprises en difficultés, l'article L. 650-1 du Code de commerce ne se prononce pas aussi précisément. En conséquence, il ne condamne, ni ne précise, les contours de la technique dite de surdimensionnement bien connue des milieux financiers (25). Le surdimensionnement consiste à requérir du garant qu'il fournisse (ou se fasse fournir) des sûretés légèrement disproportionnées au montant garanti. C'est un classique des financements articulés autour d'un véhicule ad hoc (26). L'idée générale est de constituer, au profit des investisseurs, un matelas de sécurité pour "rehausser le crédit" du montage, ainsi que pour faire face à un certain nombre d'événements défavorables (telle la dépréciation des actifs donnés en garantie, par exemple) et aux coûts éventuels de réalisation des sûretés.
Le surdimensionnement a reçu une consécration légale : le Code monétaire et financier prévoit, pou les sociétés de crédit foncier, que "le montant total des éléments d'actif des sociétés de crédit foncier doit être supérieur au montant des éléments de passif bénéficiant du privilège mentionné à l'article L. 515-19 [du Code monétaire et financier N° Lexbase : L3618HZZ]" (27). Les émissions d'obligations sécurisées (28), qui ont récemment fleuries sur le marché français, font de même en appliquant la technique de surdimensionnement aux sûretés octroyées sous l'empire de l'article L. 431-7-3 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2814G94) (29).
Proportionnalité ne signifie pas équivalence et, dans l'intérêt du bon fonctionnement des marchés, c'est tout aussi heureux et salvateur que le méta-principe susmentionné ; le législateur en a conscience. A la vérité, c'est tout le sens des termes utilisés par le pourvoi (opérant un mimétisme par rapport à la loi) : la doléance concerne un engagement "manifestement disproportionné", seul potentiellement condamnable, ce qui, en l'espèce, n'était pas le cas aux yeux des juges de cassation.
Probablement, l'arrêt de la première chambre civile du 7 mai 2008 ne mérite-t-il pas de figurer dans un quelconque panthéon des jurisprudences concernant le droit des sûretés. Toutefois, il est remarquable de par la façon qu'il a de traiter dans des termes très généraux de la question de la proportionnalité des sûretés réelles et de la manière dont il y convient d'apprécier cette dernière. En tout état de cause, remarquons que la Cour de la cassation reste sibylline ; l'interprète est ainsi contraint de s'aventurer prudemment sur les chemins du non-dit. Neruda a écrit que "la parole est une aile du silence". En matière d'arrêts rendus par la Cour de cassation, le contraire n'est pas (toujours) vrai. De là à prétendre que "la proportionnalité est une aile du droit des sûretés", demeure un vrai pas à franchir...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:331954