La lettre juridique n°318 du 18 septembre 2008 : Marchés publics

[Jurisprudence] La notion de "passation" d'un marché au sens du droit communautaire

Réf. : CJCE, 19 juin 2008, aff. C-454/06, Pressetext Nachrichtenagentur GmbH c/ Republik Osterreich (Bund) (N° Lexbase : A2000D9X)

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

La modification d'un contrat en cours d'exécution constitue-t-elle un nouveau contrat imposant le respect des procédures de passation prévues par le droit communautaire ? En dépit de la désormais abondante jurisprudence de la Cour de justice en matière de marchés publics, cette question demeurait encore inédite. La question préjudicielle posée à la Cour de justice des Communautés européennes par le Bundesvergabeamt (commission de recours statuant en matière de marchés publics) trouvait son origine dans un litige opposant l'Austria Presse Agentur registrierte Genossenschaft mit beschränkter Haftung (ci-après "APA") et les autorités fédérales autrichiennes, d'une part, et la pressetext Nachrichtenagentur GmbH (ci-après "PN"). L'APA est la principale agence de presse autrichienne, constituée après la seconde Guerre mondiale sous forme de coopérative, qui réunit la plupart des grands médias autrichiens. La PN est, également, une agence de presse, mais beaucoup plus jeune puisqu'elle n'est apparue sur le marché autrichien qu'en 1999. En 2004, avant l'adhésion de l'Autriche à l'Union européenne, les autorités fédérales autrichiennes ont passé avec l'APA un marché prévoyant la fourniture de certains services consistant, essentiellement, dans la possibilité de consulter, à partir d'une base de données, des informations et des textes originaux. Ce contrat a été conclu pour une durée indéterminée et contenait des clauses relatives à l'évolution du tarif des prestations. En septembre 2000, l'APA a constitué l'APA-OTS, filiale qu'elle détient à 100 %, à laquelle elle a confié ses activités de service de textes originaux. Les autorités fédérales ont donné leur accord pour que ce service soit, désormais, fourni par l'APA-OTS. En 2001 et 2005, ont été conclus deux avenants visant à modifier les tarifs des prestations fournies. La PN, avec qui les autorités fédérales avaient refusé de conclure un contrat, avait donc saisi le Bundesvergabeamt car elle estimait que le transfert du contrat de l'APA à l'APA-OTS et les avenants au contrat de 2001 et de 2005 méconnaissaient les règles communautaires, dans la mesure où il s'agirait d'une adjudication de fait.

Selon l'article 3, paragraphe 1, de la Directive 92/50/CEE du Conseil du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (N° Lexbase : L7532AUI) (JOCE n° L 209 du 24 juillet 1992, p. 1) alors applicable (elle est, désormais, remplacée par la Directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services N° Lexbase : L1896DYU, JOCE, n° L 134 du 30 avril 2004, p. 114, mais la question conserve toute son actualité), "pour passer leurs marchés publics de services ou pour organiser un concours, les pouvoirs adjudicateurs appliquent des procédures adaptées aux dispositions de la présente Directive". Les questions relativement complexes posées par le Bundesvergabeamt revenaient, finalement, à interpréter la signification du terme "passer" au sens de cette disposition.

Afin d'y répondre, la Cour a précisé, à titre préliminaire, que si le marché en cause a été conclu avant que la République d'Autriche n'adhère à l'Union européenne, les règles communautaires en la matière s'appliquent à un tel marché à partir de la date d'adhésion de cet Etat (CJCE, 24 septembre 1998, aff. C-76/97, Walter Tögel c/ Niederösterreichische Gebietskrankenkasse N° Lexbase : A1892AWY, Rec., p. I-5357). Dans un premier temps, elle a posé les principes qui permettent de distinguer la modification d'un marché existant de la passation d'un nouveau marché (I). Elle a, ensuite, appliqué ces principes aux faits à l'origine du litige pour conclure à l'absence de passation d'un nouveau marché en l'espèce (II).

I - La distinction entre modification d'un marché existant et passation d'un nouveau marché

La Cour a posé les critères permettant de déterminer dans quelles hypothèses il y avait passation d'un nouveau marché (A). Il est possible de s'interroger sur les conséquences d'un tel raisonnement sur certains principes cardinaux du droit des contrats administratifs (B).

A - Les critères de la passation d'un nouveau marché

Selon un rituel rhétorique bien établi, la Cour de justice rappelle que "l'objectif principal des règles communautaires en matière de marchés publics est d'assurer la libre circulation des services et l'ouverture à la concurrence non faussée dans tous les Etats membres" (point 31). Il en découle que "pour la poursuite de ce double objectif, le droit communautaire applique, notamment, le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, le principe d'égalité de traitement des soumissionnaires et l'obligation de transparence qui en découle" (point 32).

Dès lors, les modifications d'un contrat en cours doivent être regardées comme une nouvelle passation "lorsqu'elles présentent des caractéristiques substantiellement différentes de celles du marché initial et sont, en conséquence, de nature à démontrer la volonté des parties de renégocier les termes essentiels de ce marché" (voir déjà, dans un contexte, toutefois, sensiblement différent, CJCE, 5 octobre 2000, aff. C-337/98, Commission des Communautés européennes c/ République française N° Lexbase : A1751AWR, Rec., p. I-8377). On remarquera que le critère repose sur le standard du caractère substantiel de la modification. La Cour fait donc preuve d'un certain pragmatisme afin de préserver au procédé contractuel toute sa souplesse. On retrouve, ainsi, implicitement l'équilibre entre, d'une part, l'autonomie de la volonté qui doit également bénéficier aux entités publiques et, d'autre part, l'objectif de réalisation du marché intérieur ouvert et concurrentiel. La Cour utilise l'expression de concurrence non faussée qui était affirmée par l'article I-3, paragraphe 2, du Traité établissant une Constitution pour l'Europe et qui a quasiment disparu du Traité de Lisbonne en raison des réticences que ce terme avait fait naître en France. Le protocole n° 27 sur le marché intérieur et la concurrence rappelle simplement que "le marché intérieur tel qu'il est défini à l'article 3 du Traité sur l'Union européenne comprend un système garantissant que la concurrence n'est pas faussée".

La Cour procède, ensuite, de manière fort pédagogique et donne plusieurs exemples de ce que pourrait être une modification substantielle. Il peut, d'abord, s'agir de l'hypothèse dans laquelle sont introduites "des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure de passation initiale, auraient permis l'admission de soumissionnaires autres que ceux initialement admis, ou auraient permis de retenir une offre autre que celle initialement retenue" (point 35). La modification est également substantielle "lorsqu'elle étend le marché, dans une mesure importante, à des services non initialement prévus" (point 36) ou "lorsqu'elle change l'équilibre économique du contrat en faveur de l'adjudicataire du marché d'une manière qui n'était pas prévue dans les termes du marché initial" (point 37).

Cette conception de la passation d'un nouveau marché n'est peut-être pas sans incidence sur le droit français des contrats administratifs.

B - L'impact incertain sur le droit français des contrats administratifs

Pour assurer la continuité du service public, la jurisprudence administrative a développé toute une théorie relative à la mutabilité du contrat administratif. L'existence d'un pouvoir de modification unilatérale de l'administration a fait l'objet d'un important débat jurisprudentiel et doctrinal (CE, 10 janvier 1902, n° 94624, Gaz de Deville-lès-Rouen N° Lexbase : A6862B7B, Rec., p. 5 ; CE, 11 mars 1910, n° 16178, Compagnie générale française des tramways N° Lexbase : A7823B7U, Rec., p. 223, conclusions L. Blum) mais a été finalement admis sans aucune ambiguïté par le Conseil d'Etat (CE, 2 février 1983, n° 34027, Union des transports publics urbains et régionaux N° Lexbase : A1402AMU, Rec., p. 33).

Ce pouvoir a pour contrepartie l'indemnisation intégrale du préjudice subi par le cocontractant, mais ne peut, cependant, être utilisé par l'administration que pour des raisons tirées de la nécessité du fonctionnement du service public. Il est, en effet, lié au pouvoir d'organisation du service public que l'administration détient et, fondé sur le principe d'adaptabilité du service public, ne peut donc être exercé que dans ce cadre. Il ne permet pas de toucher aux clauses financières du contrat, ni d'en changer la substance. Cette dernière condition permet donc de penser que la solution développée dans l'arrêt d'espèce ne remet pas en cause ce pouvoir de modification unilatérale, du moins si les modifications substantielles sont interprétées de la même manière par la jurisprudence administrative et la jurisprudence communautaire.

La compatibilité de la théorie de l'imprévision (CE, 30 mars 1916, n° 59928, Compagnie générale d'éclairage du Gaz de Bordeaux N° Lexbase : A0631B9A, Rec.¸ p. 125, conclusions Chardenet) avec la jurisprudence "APA" mérite, également, d'être examinée. La théorie de l'imprévision permet d'indemniser le cocontractant lorsqu'un événement étranger à la volonté des parties est venu bouleverser l'équilibre du contrat. Le cocontractant reçoit une indemnité d'imprévision correspondant à 90 à 95 % de ses charges supplémentaires, mais il est contraint de continuer à exécuter le contrat. Peut-on considérer qu'il y a un changement de l'équilibre économique du contrat au sens de l'arrêt "APA" ? Ce n'est pas certain puisque, justement, l'indemnité d'imprévision vise au maintien de l'équilibre du contrat. En outre, la théorie de l'imprévision ne vise qu'à remédier à une situation temporaire. Dès lors, soit l'équilibre se rétablit, soit le bouleversement revêt un caractère définitif et se crée un cas de force majeure qui justifie que soit demandée la résiliation du contrat par le juge avec, éventuellement, des indemnités (CE Ass., 9 décembre 1932, n° 89655, Compagnie des tramways de Cherbourg, Publié au Recueil Lebon N° Lexbase : A6802B73).

Au-delà de ces problèmes généraux, l'arrêt "APA" apporte une intéressante illustration de l'absence de modification substantielle du marché.

II - L'absence de passation d'un nouveau marché en l'espèce

La Cour a examiné si, constituait une modification substantielle, d'une part, le transfert d'une partie des activités de l'APA à l'APA-OTS (A) et, d'autre part, la révision des conditions tarifaires (B).

A - Modification substantielle et transfert des activités à une nouvelle entité

La question était ici de savoir si le transfert d'une partie des activités de l'APA à l'APA-OTS constituait une modification substantielle du contrat nécessitant la passation d'un nouveau marché. La Cour rappelle, tout d'abord, que "la substitution d'un nouveau cocontractant à celui auquel le pouvoir adjudicateur avait initialement attribué le marché doit être considérée comme constituant un changement de l'un des termes essentiels du marché public concerné, à moins que cette substitution ait été prévue dans les termes du marché initial, par exemple au titre de la sous-traitance" (point 40).

Toutefois, en l'espèce, il apparaît que l'APA-OTS est une filiale détenue à 100 % par l'APA, que cette dernière dispose d'un pouvoir de direction sur l'APA-OTS, et qu'il existe entre ces deux entités un contrat de transfert des pertes et des bénéfices, assumé par l'APA. En outre, l'APA est responsable solidairement avec l'APA-OTS. Dès lors, la prestation globale existante reste inchangée et pour la Cour de justice, il s'agit plutôt d'une réorganisation interne du cocontractant.

Ce raisonnement apparaît comme le parfait symétrique de l'exception in house, par ailleurs développée par la Cour de justice, et qui permet à une entité adjudicatrice de confier, sans procédure de passation, un marché à une entité sur laquelle elle possède "un contrôle analogue à celui qu'elle exerce sur ses propres services et où cette personne réalise l'essentiel de son activité avec la ou les collectivité (s) qui la détiennent" (CJCE, 18 novembre 1999, aff. C-107/98, Teckal Srl c/ Comune di Viano et Azienda Gas-Acqua Consorziale (AGAC) di Reggio Emilia N° Lexbase : A0591AWS, Rec. p. I-8121, n° 50). On retrouve alors les mêmes difficultés et, notamment, le problème du changement des actionnaires postérieurement à la conclusion du contrat.

En matière d'exception in house, la Cour de justice a estimé que, dans la mesure où la société à capitaux entièrement publics avait acquis une vocation de marché, le contrôle qu'une commune pouvait exercer était précaire et cette exception était donc exclue (CJCE, 13 octobre 2005, aff. C-458/03, Parking Brixen GmbH c/ Gemeinde Brixen, Stadtwerke Brixen AG N° Lexbase : A7748DK8, Rec., p. I-8612). Cette solution avait été, ensuite, assouplie. La Cour ne semble plus considérer comme un obstacle à la qualification de contrat in house le fait que des actionnaires privés puissent entrer dans la société à qui a été confié le marché (CJCE, 11 mai 2006, aff. C-340/04, Carbotermo, Consorzio Alisei c/ Commune du Busto Arsizio, AGESP SpA N° Lexbase : A3283DPB, Rec., p. I-4137). Dans cette affaire, elle avait, toutefois, précisé que les statuts de la société en cause prévoyaient, non seulement que la majorité du capital restait détenue par la commune, mais qu'un actionnaire ne pouvait avoir plus d'un dixième du capital de cette société, et que chacun d'entre eux ne pouvait disposer de plus de 10 % des parts sociales.

Pour ce qui concerne le changement des associés du prestataire initial, la solution est encore plus simple. La Cour de justice remarque fort logiquement que "les marchés publics sont régulièrement attribués à des personnes morales. Si une personne morale est constituée sous la forme d'une société anonyme cotée en Bourse, il résulte de sa nature même que son actionnariat est susceptible de changer à tout moment. En principe, une telle situation ne met pas en cause la validité de l'attribution d'un marché public à une telle société. Il pourrait en être autrement dans des cas exceptionnels, telles des manoeuvres destinées à contourner les règles communautaires en matière de marchés publics" (point 51). Dès lors, la même remarque s'applique "dans le cadre de marchés publics attribués à des personnes morales constituées, comme dans l'affaire au principal, sous la forme non pas d'une société anonyme, mais d'une coopérative enregistrée à responsabilité limitée. D'éventuels changements dans la composition du cercle des associés d'une telle coopérative n'entraînent pas, en principe, une modification substantielle du marché attribué à celle-ci".

Restait, alors à examiner, si la révision des conditions tarifaires était susceptible en l'espèce de constituer une modification substantielle du marché.

B - Modification substantielle et révision des conditions tarifaires

L'avenant de 2001 prévoyait, d'abord, la conversion des prix en euros. La Cour estime fort logiquement que "dans le cas où, à la suite du passage à l'euro, un marché existant est modifié en ce sens que les prix initialement exprimés en monnaie nationale sont convertis en euros, il s'agit non pas d'une modification substantielle du marché, mais uniquement d'une adaptation de celui-ci à des circonstances extérieures modifiées, pour autant que les montants en euros sont arrondis conformément aux dispositions en vigueur" (point 57).

De manière plus importante, la Cour rappelle que "le prix constitue une condition importante d'un marché public" (point 59). Elle en déduit, ensuite, que "modifier une telle condition pendant la période de validité du marché, en l'absence d'habilitation expresse en ce sens figurant dans les termes du marché initial, risquerait d'entraîner une violation des principes de transparence et d'égalité de traitement des soumissionnaires" (point 60, v. CJCE, 29 avril 2004, aff. C-496/99, Commission des Communautés européennes c/ CAS Succhi di Frutta SpA N° Lexbase : A0426DCR, Rec., p. I-3801). Elle peut, à l'aune de ces principes, examiner l'avenant de 2001 qui prévoyait, également, la conversion des prix en euros accompagnée d'une réduction de leur montant intrinsèque et de la reformulation d'une clause d'indexation des prix. Cette dernière ne posait pas de difficultés, en réalité, puisqu'elle avait été prévue dans le contrat initial.

S'agissant de la réduction du montant, la redevance annuelle pour l'utilisation des articles rédactionnels et des archives médias avait été réduite de 0,3 %, afin qu'elle corresponde à un chiffre rond pouvant faciliter les calculs. Par ailleurs, les prix à la ligne pour l'insertion de communiqués de presse dans le service OTS ont été réduits, respectivement, de 2,94 % et de 1,47 % pour les années 2002 et 2003, afin qu'ils soient exprimés en chiffres ronds susceptibles, également, de faciliter les calculs. Le caractère minime de ces ajustements justifie que la Cour conclut à l'absence de modification substantielle. C'est avec un raisonnement analogue que la Cour de justice estime que l'augmentation des rabais prévue par l'avenant de 2005 ne constitue pas, non plus, une modification substantielle.

Il est possible d'être moins convaincu par l'argument selon lequel "ces ajustements de prix interviennent, non pas au profit mais au détriment de l'adjudicataire du marché, celui-ci consentant une réduction des prix qui auraient résulté des règles de conversion et d'indexation normalement applicables" (point 62). On pourrait, en effet, estimer qu'avec des prix plus bas, une autre entreprise aurait pu proposer une autre offre économiquement plus avantageuse.

En guise de conclusion, on notera la prise de position intéressante de la Cour de justice relative aux marchés publics à durée indéterminée : "la pratique consistant à conclure un marché public de services pour une durée indéterminée est en soi étrangère au système et à la finalité des règles communautaires en matière de marchés publics. Une telle pratique peut avoir pour effet, à terme, d'entraver la concurrence entre les prestataires de services potentiels et d'empêcher l'application des dispositions des Directives communautaires en matière de publicité des procédures de passation des marchés publics. Néanmoins, le droit communautaire, dans son état actuel, n'interdit pas la conclusion de marchés publics de services à durée indéterminée" (points 73 et 74).

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