La lettre juridique n°295 du 6 mars 2008 : Procédure civile

[Le point sur...] Le juge d'appel existe-t-il encore ? (Point sur la réforme de l'exécution provisoire du 29 décembre 2005)

Lecture: 10 min

N3448BEG

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Le point sur...] Le juge d'appel existe-t-il encore ? (Point sur la réforme de l'exécution provisoire du 29 décembre 2005). Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209886-lepointsurlejugedappelexistetilencorepointsurlareformedelexecutionprovisoiredu29dec
Copier

par Christian Boyer, Avoué à la cour d'appel de Toulouse

le 07 Octobre 2010

Au travers du bilan de la dernière réforme de la procédure civile touchant à l'exécution provisoire des décisions de première instance (décret n° 2005-1678 du 28 décembre 2005, relatif à la procédure civile, à certaines procédures d'exécution et à la procédure de changement de nom N° Lexbase : L3298HEU), il convient de s'interroger sur la réalité de l'existence actuelle du juge d'appel. Après de nombreux rapports d'éminents magistrats, loin derrière d'autres réformes, d'autres projets, et malgré certaines mises en garde, au coeur d'un très volumineux décret balayant tout le Code de procédure civile, voire toutes les procédures en général, quelques dispositions modifient les règles relatives à l'exécution provisoire des décisions frappées d'appel. Il est inutile de rappeler que la voie de recours qu'est l'appel a, pour l'essentiel, deux effets :
- l'effet dévolutif, qui va permettre à la cour de rejuger l'entier litige ;
- l'effet suspensif qui permet de ne pas exécuter la décision de première instance en attendant l'arrêt de la cour. A l'énoncé de ce deuxième effet de l'appel, certains peuvent paraître surpris comme devant un survivant inattendu. En effet, de plus en plus de décisions sont dites "exécutoires de droit à titre provisoire", c'est-à-dire qu'elles peuvent être exécutées, nonobstant l'appel, de par le seul effet de la loi. En dresser une liste serait risquer d'en oublier ; aussi comme le législateur dans l'article 514 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L5009GU3), il faut considérer que "sont notamment exécutoires", les ordonnances de référé, la plupart des décisions du juge aux affaires familiales, les décisions en matière de procédure collectives... rien qu'avec ces exemples, il est clair que l'effet suspensif est un principe dont le législateur a fait peu à peu une exception. Les projets les "plus fous" pensaient même inverser le principe : "toute décision serait exécutoire de plein droit par provision, sauf [...]".

Pourquoi ? Officiellement pour restaurer l'"imperium" du juge de première instance, l'autorité de la première décision ; en réalité, plus statistiquement parlant, pour limiter le nombre de recours soumis à la cour d'appel.

Le principe est donc "sauf" ... jusqu'à quand ? Nul ne le sait.

Le ministre de la Justice, en son décret du 28 décembre 2005, a, cependant, retouché une nouvelle fois les textes en la matière (la précédente modification ne datait que du 20 août 2004 et elle avait alors permis au premier président d'arrêter dans des cas très exceptionnels l'exécution des décisions exécutoires de plein droit : décret n° 2004-836, portant modification de la procédure civile N° Lexbase : L0896GTD).

Apparemment en lisant les textes, on ne relevait pas grand chose :

- on "lime" l'article 515 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7666HEN) : l'exécution provisoire peut, désormais, être ordonnée sur l'intégralité de la décision, y compris les dépens.
- on fait glisser l'article 526 en un article 525-1 (N° Lexbase : L7649HEZ), et on comble le vide ainsi créé avec un nouvel article 526 (N° Lexbase : L7650HE3).

C'est autour de ce dernier, et après presque deux ans d'application que l'on peut tenter de se demander si le juge d'appel n'est pas, peu à peu, en train de perdre tous pouvoirs.

I - Nouvelle révérence de la cour devant le jugement

Que prévoit donc cet article 526 du Code de procédure civile ? Il dispose que, "lorsque l'exécution provisoire est de droit ou a été ordonnée, le premier président, ou, dès qu'il est saisi le conseiller de la mise en état, peut, en cas d'appel, décider, à la demande de l'intimé, et après avoir recueilli les observations des parties, la radiation du rôle de l'affaire lorsque l'appelant ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée d'appel ou avoir procédé à la consignation autorisée dans les conditions de l'article 521 (N° Lexbase : L4946GUQ), à moins qu'il lui apparaisse que l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives ou que l'appelant est dans l'impossibilité d'exécuter la décision".

Il n'y a pas d'erreur de ponctuation : il n'y a qu'une phrase. Le style n'est pas limpide. On peut résumer ainsi : une décision exécutoire ; un défaut d'exécution (ou de consignation autorisée) ; un appel ; l'intimé bénéficiaire des condamnations peut demander la radiation de l'appel ; elle sera prononcée sauf si l'exécution a des conséquences manifestement excessives et si l'appelant est dans l'impossibilité d'exécuter.

Il y a tout de même un second alinéa : "Le premier président ou le conseiller de la mise en état autorise, sauf s'il constate la péremption de l'instance, la réinscription de l'affaire au rôle de la cour, sur justification de l'exécution de la décision attaquée".

On peut déjà donner raison aux commentateurs les plus avisés : il s'agit "d'un dispositif sophistiqué rempli de chausses trappes".

Ce mécanisme existe déjà au niveau de la Cour de cassation. Il est prévu par l'article 1009-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7695HEQ), mais avec la particularité que le pourvoi en cassation est une voie de recours extraordinaire.

Ce décret du 28 décembre 2005 est entré en vigueur le 1er mars 2006.

Certainement conscient des dérives d'application possibles, dès le 8 février 2006, le ministère offrait aux praticiens une circulaire de glose en 21 pages (circulaire CIV/04/06 du 8 février 2006).

Sur notre article 526, elle insiste sur le nécessaire contrôle du juge au cas par cas des circonstances de l'espèce, en s'assurant (ce que le texte ne prévoit pas !!) que la radiation ne constituerait pas une mesure disproportionnée eu égard aux buts poursuivis -au pluriel- ce qui peut paraître singulier puisque le seul but affirmé est d'assurer l'effectivité de la décision de première instance.

Quoique l'on en pense et quelle que soit l'application de ce texte, il est clair que le magistrat de la mise en état en radiant ou refusant de radier l'appel s'incline avec respect devant la décision de son collègue de première instance.

Rappelons que ce dernier peut ordonner l'exécution provisoire sans la motiver, alors que le premier président de la cour d'appel ne peut la suspendre qu'avec une motivation draconienne sur des critères très stricts -il ne peut même pas suspendre l'exécution d'une décision manifestement nulle ! On peut alors se poser la question de savoir qui est, ici, prééminent.

II - Le bilan de deux ans d'application

Afin de permettre d'appréhender la qualité de ce texte par le biais de la pratique, il reste à dresser le panorama de 23 mois de son application, avec toutes ses variantes.

A - Variations du contrôle sur le fond

1.Variabilité du contrôle du juge

  • Sur le fond du litige

La circulaire excluait toute appréciation de fond et, pourtant, le conseiller de la mise en état n'a pu résister à relever que l'appel ne pouvait être considéré comme dilatoire, puisque l'appelante avait conclu au fond, et que rien ne permettait d'emblée de dire que ses moyens seraient dénués de tout sérieux. Il osait même ajouter qu'il y aurait disproportion entre la sanction de radiation portant atteinte au droit au double degré de juridiction et la protection recherchée du créancier (CA Paris, 16ème ch., sect. A, 13 juin 2007, n° 06/12825, SARL La Grange c/ M. Claude, Henri, Léon D. N° Lexbase : A2218DYS).

Il est à noter que cette appréciation est fondée sur des principes étrangers au seul qui fonde le texte : l'effectivité de la décision en évitant les appels dilatoires.

Le juge d'appel tenterait-il de faire de la résistance ?

  • Sur l'état de la procédure : le critère de la "police du rôle"

Les décisions considèrent fréquemment que le but affiché est d'éviter les appels dilatoires. On peut cependant considérer que ces appels n'existent plus depuis que l'article 915 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9055HGH) oblige l'appelant à conclure dans les quatre mois de l'appel. C'est ce qui fait que les radiations ne sont jamais ou presque prononcées pour ce motif. Au contraire, il est classique que les conseillers de la mise en état rejettent la demande de radiation en constatant que l'affaire est en état d'être jugée.

  • Sur la hiérarchie des normes

Ainsi le conseiller de la mise en état, tout en paraissant le regretter, constate qu'il ne peut contrôler la légalité ou la constitutionnalité de ce texte, alors qu'il lui appartient d'apprécier sa conformité avec la norme supérieure qu'est la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH), et son article 6 (N° Lexbase : L7558AIR) en particulier. Il a considéré que ce fameux article 6 ne permet pas de faire échec à l'application de l'article 526 du Code de procédure civile car il n'a un caractère ni systématique, ni automatique, le juge ayant un pouvoir d'appréciation au terme d'un débat contradictoire (CA Colmar, 3ème ch., sect. A, 30 avril 2007). Au contraire, dans un arrêt rendu par la cour de Limoges, un premier président a considéré que ce même texte est incompatible avec l'article 6 de la CESDH, car il prive de fait le justiciable de l'accès au double degré de juridiction (CA Limoges, 1ère ch., 31 août 2006). Comment donner tort à ce dernier ? Faut-il parler ici de variabilité ou d'insécurité ? Le débat est manifestement ouvert entre les magistrats autour d'un texte trop flou. Le magistrat devient ainsi, et grâce à ce fameux article 6, le gardien des droits "fondamentaux", terme qui peut présenter une certaine analogie avec certains commentaires rugbystiques... oserait-on pousser la métaphore jusqu'à l'essence ou l'esprit du jeu, comme l'essence ou l'esprit du procès réside dans les règles essentielles à son déroulement loyal et complet ?

  • Sur l'étendue de l'exécution et des mesures d'exécution nécessaires

Dans un premier temps, l'exécution intégrale était exigée pour éviter la radiation.

Certaines décisions permettent, désormais, de considérer qu'un début d'exécution ou une exécution en cours, qu'elle soit volontaire ou forcée, interdit la radiation.

On note une curiosité supplémentaire en matière de procédure collective : l'ouverture d'un redressement judiciaire, postérieurement à la radiation, permet la réinscription au rôle et la poursuite de l'appel. En effet, l'exécution étant interdite, l'appel ne peut plus être radié.

En revanche, la jurisprudence hésite quant au degré de "menace" que doit avoir exercé l'intimé pour exiger l'exécution du jugement : pour certains de simples demandes amiables de règlement entre avocats ou entre avoués suffisent, alors que d'autres exigent des actes d'exécution forcée.

2. Variabilité de la compétence du premier président

Il est compétent durant toute la procédure d'appel pour suspendre l'exécution provisoire sur le fondement de l'article 524 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L4949GUT). Mais il n'est compétent pour radier l'appel que jusqu'à la désignation du conseiller de la mise en état, en pratique de un à trois jours au plus, sauf dans les procédures où il n'y a pas de conseiller de la mise en état. Dans ces cas, il pourra connaître d'une demande principale en référé aux fins d'arrêt de l'exécution provisoire présentée par l'appelant et d'une demande reconventionnelle en radiation par l'intimé. Toutes les deux sont fondées sur les "conséquences manifestement excessives" de l'exécution provisoire. Nous verrons un peu plus loin si cette notion unique recouvre la même réalité dans les deux cas. Il arrive, en effet, que le premier président soit saisi d'une demande d'arrêt de l'exécution provisoire concomitamment avec une demande de radiation devant le conseiller de la mise en état.

3. Variabilité de la notion de "conséquences manifestement excessives"

Là naît le conflit entre le premier président, toujours exclusivement compétent pour arrêter l'exécution provisoire, si existent des conséquences manifestement excessives, et le conseiller de la mise en état compétent pour radier l'appel, sauf s'il existe les "mêmes" conséquences manifestement excessives. Les mêmes ? Pas si sûr.

C'est ainsi qu'un appelant a demandé au premier président de la cour d'appel de Toulouse d'arrêter l'exécution provisoire d'un jugement qui l'a condamné à faire des travaux (notamment de réfection de toiture). Le premier président rejette la demande car il n'est pas invoqué de conséquences manifestement excessives (impossibilité de restituer...) (CA Toulouse, 10 octobre 2007).

Dans une autre affaire, l'intimé ayant présenté une requête sur le fondement de l'article 526 du Code de procédure civile a sollicité la radiation de l'appel. Le conseiller de la mise en état, à la surprise générale, rejette la demande car l'exécution provisoire des travaux de remise en état aurait des conséquences manifestement excessives car irrémédiables, puisqu'il serait impossible de remettre les lieux en leur état antérieur (CA Toulouse, 2ème ch., sect. 1, 23 octobre 2007).

La perplexité est de mise, à moins que de futures décisions ne permettent de déterminer que les conséquences manifestement excessives n'ont pas le même sens dans les deux textes ?

B - Incertitudes sur la forme du contrôle

1. Variabilité de la décision selon le juge

Citons l'exemple de Paris, où sur un an, on a relevé, pour 30 saisines du conseiller de la mise en état, 18 radiations et 12 rejets ; et, pour 12 saisines du premier président, 1 radiation et 11 rejets.

2. Variabilité du périmètre d'application

Ainsi d'une chambre à l'autre de la même cour, un magistrat refusera la radiation si un seul des intimés la sollicite en considérant qu'il y aurait des conséquences manifestement excessives à ce que certaines parties se voient ainsi privées de tout droit à un recours effectif, alors que son collègue n'hésitera pas à prononcer une radiation partielle (concept nouveau) qui ne concernera que le lien d'instance entre l'appelant et l'intimé demandeur à la radiation, et que subsistera devant la cour la procédure opposant le même appelant à un autre intimé qui aura formé à son encontre un appel provoqué (nouvelle méthode pour "saucissonner" le litige) (CA Paris 19ème ch., sect. B, 3 mai 2007, n° 05/20931, Syndicat des copropriétaires du 9, rue Dunois N° Lexbase : A3494DWC). D'autres magistrats refuseront systématiquement de prononcer une radiation, dès lors qu'il y a plusieurs intimés qui ne sollicitent pas tous simultanément la radiation.

3. Variabilité quant au délai de la demande

Le texte ne prévoit aucun délai pour présenter la demande. Cependant peu à peu, mais là aussi tous les critères ne sont pas aboutis, les conseillers de la mise en état déterminent jusqu'à quand la demande peut-être présentée. Ainsi dans le cadre d'une procédure à jour fixe devant la cour, le premier président de la cour d'appel de Paris a considéré que la radiation serait une réponse inadaptée à la conduite d'une procédure équitable. La fixation à très bref délai interdit de considérer que le recours est dilatoire (CA Paris, 1er septembre 2006). Certains conseillers de la mise en état ont retenu que l'affaire étant fixée au fond la demande de radiation est sans objet (CA Toulouse, 1ère ch., sect. 1, 11 octobre 2007 ). Voire que la radiation d'une affaire fixée à une date peu éloignée présenterait des conséquences manifestement excessives (CA Orléans, 25 octobre 2006, n° 06/01290).

Se trouve ainsi dressé une sorte d'inventaire "à la Prévert".

Il faut bien reconnaître qu'il est extrêmement délicat de faire une synthèse des caractéristiques d'application de ce texte important quant à ses conséquences, au moins au plan des principes.

En revanche, il est plus aisé de prendre un peu de recul pour discerner les interrogations majeures que suscite la pratique quotidienne de ce texte :

- Au travers d'une telle réforme ne détourne-t-on pas la procédure civile de sa nature même de règle du jeu processuel, pour en faire un instrument de régulation des flux de procès ?
- Celui qui réfléchit à comment juger moins, plutôt que mieux, ne risque-t-il pas de transformer le juge, qui dit le droit, en justicier du rôle ?
- A trop vouloir, soit disant, restaurer l'imperium du premier juge (rappelons qu'il peut ordonner l'exécution provisoire sans la motiver, alors que le premier président de la cour d'appel ne peut la suspendre qu'avec une motivation draconienne sur des critères très stricts -il ne peut même pas suspendre l'exécution d'une décision manifestement nulle-) n'efface-t-on pas, peu à peu, le pouvoir des magistrats de la cour d'appel, second et ultime degré de juridiction ?
- Enfin, la question se pose de savoir s'il est nécessaire que dans le droit du procès également, tout change pour que rien ne change ?

newsid:313448