La lettre juridique n°275 du 4 octobre 2007 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] Appréciation de la faute lourde susceptible de tenir en échec l'application d'un plafond légal de réparation

Réf. : Cass. civ. 1, 19 septembre 2007, n° 05-17.769, Société Sacer Atlantique, FS-P+B (N° Lexbase : A4165DYW)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

Le moins que l'on puisse dire, c'est que, assurément, le contentieux relatif à l'efficacité des limitations, voire des exclusions, légales ou conventionnelles, de responsabilité est particulièrement abondant depuis quelques années. De nombreux arrêts émanant de la Cour de cassation, parfois réunie en formation solennelle, se sont, en effet, succédés pour apporter d'utiles précisions concernant les différents moyens aujourd'hui mobilisés pour faire tomber ces limitations ou exclusions de responsabilité : la cause, l'obligation essentielle, la faute lourde... Un nouvel arrêt de la première chambre civile en date du 19 septembre dernier, à paraître au Bulletin, constitue, ainsi, un nouveau feuilleton de cette véritable saga. En l'espèce, une société de travaux publics routiers, répondant à un appel d'offres, avait adressé à une commune un pli en recommandé avec demande d'avis de réception. Le pli, parvenu au centre local de distribution de la Poste le jour de la date limite fixée par le maire pour la réception des offres, n'a été remis que deux jours plus tard, soit hors délai. L'offre de la société n'ayant pas pu être examinée, celle-ci a assigné la Poste en responsabilité au motif qu'elle avait perdu une chance de voir son offre retenue. La Poste, pour sa défense, a fait valoir que le pli avait bien été présenté dans la limite de recevabilité des offres mais que la mairie était, à cet instant, fermée, si bien que le facteur avait préféré, "selon une entente tacite avec le secrétariat de la mairie", garder le pli afin de le présenter à nouveau le lendemain, ce qu'il avait d'ailleurs fait mais, la mairie étant de nouveau fermée, le pli n'avait finalement pu être remis à son destinataire que deux jours après sa réception au centre de tri. Le facteur avait, cependant, nul ne le contestait, omis d'indiquer sur l'envoi la date de la première présentation. La difficulté venait, ici, de ce que le Code des postes et télécommunications, alors en vigueur, comporte, dans son article 13 (N° Lexbase : L1893HHL), des dispositions qui exonèrent la Poste de toute responsabilité en cas de retard dans la distribution ou de non-remise du courrier. Or, il est, aujourd'hui, acquis que ces dispositions exonératoires de responsabilité ne s'imposent que dans le cas où La Poste, ou le transporteur que celle-ci s'est substituée, n'a commis aucune faute lourde dans l'exécution de sa mission. Tel est, au reste, ce qu'avait jugé un important arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 30 juin 1998 (1). Et, dans l'affaire aujourd'hui soumise à la Cour de cassation, la première chambre civile reprend presque mot pour mot cette formule. La question était donc, de ce point de vue, parfaitement entendue : la Poste ne peut se prévaloir des dispositions exonératoires de responsabilité du Code des postes et télécommunications qu'à la condition de ne pas avoir commis une faute lourde dans l'exécution de sa mission. Aussi bien la question portait-t-elle en l'espèce sur le point de savoir si, précisément, une telle faute pouvait ou non lui être reprochée.

Les juges du fond (Poitiers, 17 mai 2005) ne l'avaient en tout cas pas considéré et avaient, pour débouter la société de sa demande en réparation, retenu que la Poste avait seulement commis une faute de négligence en ne laissant pas d'avis de passage dans la boîte aux lettres du destinataire du pli, précisant au demeurant que cette faute ne portait pas sur l'obligation essentielle du contrat, à savoir la remise effective du courrier au destinataire et le retour de l'avis de réception, mais sur une modalité d'exécution du contrat. Autrement dit, pour justifier cette solution, les premiers juges s'étaient efforcés, pour minimiser la faute et, par suite, exclure la possibilité qu'il ait pu s'agir d'une faute lourde, de montrer que la faute avait été commise dans l'exécution d'une obligation qui n'était pas une obligation essentielle du contrat. C'était là en revenir à une méthode d'appréciation de la faute lourde parfois utilisée en jurisprudence, que l'on pourrait qualifier d'objective en ce qu'elle fait dépendre la qualification de faute non pas de la gravité du comportement du débiteur, mais de l'importance de l'obligation inexécutée (2). Sans grande surprise, à dire vrai, ce raisonnement est condamné par la Cour de cassation qui casse, ici, l'arrêt de la cour d'appel, sous le visa de l'article 13 du Code des postes et télécommunications : "en statuant ainsi, alors qu'en omettant d'indiquer sur l'envoi la date de la première présentation, l'agent de la Poste, qui a ainsi enfreint la procédure applicable à la distribution des plis recommandés, a, par son comportement, caractérisé l'inaptitude de la Poste à l'accomplissement de sa mission, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

Il faut rappeler, en effet, que la jurisprudence récente a, semble-t-il, entendu abandonner l'appréciation de la faute lourde qu'elle avait, parfois, retenue et qui, il faut le redire, conduisait, à côté de l'appréciation subjective de la faute lourde caractérisée par un comportement d'une extrême gravité, confinant au dol et dénotant l'inaptitude du débiteur de l'obligation à l'accomplissement de la mission contractuelle qu'il avait acceptée (3), à déduire la faute lourde, de façon plus objective, de l'importance de l'obligation inexécutée, en l'occurrence essentielle ou fondamentale. La solution était, cependant, pour le moins critiquable dans la mesure où, comme on l'a justement dit, "le critère de la faute lourde ne se trouve pas dans l'importance pour le créancier de l'obligation inexécutée mais dans le comportement du débiteur" (4), ne serait-ce que parce que, d'un point de vue logique, la gravité de la faute commise ne saurait dépendre, précisément, de l'importance de l'obligation. Ainsi avait-t-on pu déduire de deux arrêts du 22 avril 2005 rendus en Chambre mixte (5), qui avaient décidé que l'existence d'une faute lourde imputable au transporteur, en l'occurrence la société Chronopost, ne pouvait résulter du seul retard de livraison dans un cas, du fait que le transporteur ne pouvait fournir d'éclaircissements sur la cause du retard dans l'autre, et ce alors que l'inexécution de son obligation, jugée essentielle, était établie, que, d'une manière générale, et donc pas seulement dans le cas des contrats de transport rapide, le manquement à une obligation essentielle ne saurait suffire à caractériser la faute lourde. La Chambre commerciale de la Cour de cassation devait d'ailleurs, par la suite, nettement affirmer que la faute lourde "ne saurait résulter du manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur" (6).

L'arrêt de la première chambre civile du 19 septembre dernier s'inscrit incontestablement dans cette tendance : il refuse d'écarter la qualification de faute lourde au seul motif que l'obligation inexécutée n'était pas essentielle ou fondamentale. Autrement dit, en brisant le lien établi par les juges du fond entre faute lourde et obligation essentielle, la Cour de cassation entend certainement orienter l'appréciation de la faute lourde vers une approche subjective. L'accent est, d'ailleurs, explicitement mis sur le "comportement" de l'agent de la Poste, comportement qui caractérise "l'inaptitude [du débiteur] à l'accomplissement de sa mission contractuelle". La formule fait directement écho à celle qui est classiquement utilisée pour définir subjectivement la faute lourde, même si l'on peut regretter que la Cour n'ait pas ici plus nettement insisté, comme elle le fait habituellement, sur "l'extrême gravité" du comportement du débiteur, "confinant au dol", ce qui aurait permis de définitivement dissiper, à supposer qu'il y en ait eu une, toute espèce d'incertitude.


(1) Cass. Ass. plén., 30 juin 1998, n° 96-11.866, M. Cabane et autres c/ Compagnie Air France (N° Lexbase : A5731CKH), Bull. civ. n° 2, JCP éd. G, 1998, II, 10146, note Delebecque, D. 1999, Somm. p. 262, obs. Mazeaud, Contrats, conc., consom. 1998, n° 143, obs. Leveneur, RTDCiv. 1999, p. 119, obs. Jourdain.
(2) Cass. civ. 1, 18 janvier 1984, n° 82-15.103, Centre départemental du Loto (N° Lexbase : A0333AAL), Bull. civ. I, n° 27, JCP éd. G, 1985, II, 20372, note J. Mouly, RTDCiv. 1984, p. 727, obs. J. Huet ; Cass. com., 9 mai 1990, n° 88-17.687, Société Office d'annonces c/ M. Leroux (N° Lexbase : A3982AHX), Bull. civ. IV, n° 142, RTDCiv. 1990, p. 666, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 1, 30 novembre 2004, n° 01-13.110, Société France Télécom c/ M. Bernard Brousse, F-P+B (N° Lexbase : A1143DE3), Bull. civ. I, n° 295 ; comp. Cass. civ. 1, 2 décembre 1997, n° 95-21.907, Union des Assurances de Paris (UAP) et autre c/ Monsieur Baudin (N° Lexbase : A0795ACG), Bull. civ. I, n° 349, D. 1998, Somm. p. 200, obs. D. Mazeaud, pour le cas du non-respect d'une clause constituant une "condition substantielle" du contrat, bien que l'obligation transgressée n'ait pas été essentielle.
(3) Cass. com., 3 avril 1990, n° 88-14.871, Ateliers et chantiers de la Manche (ACM) et autres c/ Société Océanique de pêche et d'armement (SOPAR) et autres (N° Lexbase : A3713AHY), Bull. civ. IV, n° 108 ; Cass. com., 13 novembre 1990, n° 89-15.378, Société Transports Ventura c/ M. Guguen, ès qualités de syndic à la liquidation des biens (N° Lexbase : A4564ACZ), Bull. civ. IV, n° 271 ; Cass. com., 28 mai 1991, n° 89-15.358, Société Ouest montage manutention et autre c/ M. Debroise (N° Lexbase : A4547AHU); Bull. civ. IV, n° 193.
(4) Ch. Larroumet, Droit civil, Les obligations, Le contrat, Economica, 2003, n° 625.
(5) Cass. mixte, 22 avril 2005, deux arrêts, n° 02-18.326, Chronopost SA c/ KA France SARL (N° Lexbase : A0025DIR) et n° 03-14.112, SCPA Dubosc et Landowski c/ Chronopost SA (N° Lexbase : A0026DIS), Bull. civ. n° 4, D. 2005, p. 1864, note J.-P. Tosi, JCP éd. G, 2005, II, 10066, note G. Loiseau, RDC 2005, p. 673, obs. D. Mazeaud, ibid. p. 753, obs. Ph. Delebecque, RTDCiv. 2005, p. 604, obs. P. Jourdain ; et nos obs., L'affaire "Chronopost" et l'appréciation de la faute lourde susceptible de tenir en échec la limitation de responsabilité, Lexbase Hebdo n° 167 du 12 mai 2005 - édition affaires (N° Lexbase : N4083AI3).
(6) Cass. com., 21 février 2006, n° 04-20.139, Société Chronopost, venant aux droits de la société SFMI c/ Société Etablissements Banchereau, F-P+B (N° Lexbase : A1807DNA) et nos obs., La Chambre commerciale de la Cour de cassation confirme le recul de l'objectivation de la faute lourde, Lexbase Hebdo n° 206 du 16 mars 2006 - édition affaires (N° Lexbase : N5618AKB), et Cass. com., 13 juin 2006, n° 05-12.619, Société Chronopost, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9281DPG).

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