Réf. : CJCE, 13 septembre 2007, aff. C-458/05, Mohamed Jouini c/ Princess Personal Service GmbH (PPS) (N° Lexbase : A2099DYE)
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N5056BCA
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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen
le 07 Octobre 2010
Résumé
L'article 1er § 1 de la Directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 doit être interprété en ce sens que cette dernière s'applique lorsqu'une partie du personnel d'administration et une partie des travailleurs intérimaires sont transférées vers une autre entreprise de travail intérimaire pour y exercer les mêmes activités au service de clients identiques, et que les éléments concernés par le transfert d'une entité économique sont, en eux-mêmes, suffisants pour permettre la poursuite de prestations caractéristiques de l'activité économique en cause, sans avoir recours à d'autres éléments d'exploitation importants, ni à d'autres parties de l'entreprise. |
La question soumise à la CJCE est, en effet, inédite. L'article 1er § 1 (sous a et b) de la Directive 2001/23/CE, fixant son champ d'application, ne distingue pas selon que l'entreprise est ou non une entreprise de travail temporaire (1). Si, aux termes de l'article 2 § 2 de la Directive, il n'est pas porté atteinte au droit national en ce qui concerne la définition du contrat ou de la relation de travail, les Etats membres ne sauraient, cependant, exclure du champ d'application les contrats ou relations de travail uniquement en raison du fait qu'il s'agit de relations de travail intérimaire (au sens de l'article 1er, point 2, de la Directive 91/383/CEE du Conseil du 25 juin 1991 N° Lexbase : L7609AUD) et que l'entreprise, l'établissement ou la partie d'entreprise ou d'établissement transféré est l'entreprise de travail intérimaire qui est l'employeur ou fait partie de celle-ci. Selon l'article 3 § 1 de la Directive 2001/23/CE, les droits et les obligations qui résultent, pour le cédant, d'un contrat de travail ou d'une relation de travail existant à la date du transfert sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire.
1. Conditions et caractères de la reprise d'entreprises de travail temporaire
Il est demandé à la CJCE si l'article 1er § 1 de la Directive 2001/23/CE doit être interprété en ce sens que cette dernière s'applique à un transfert des employés entre deux entreprises de travail intérimaire.
1.1. Condition de l'identité
Aux termes de la Directive 2001/23/CE (article 1er § 1), le droit européen des transferts d'entreprise est applicable à tout transfert d'entreprise, d'établissement ou de partie d'entreprise ou d'établissement à un autre employeur résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion.
La jurisprudence de la CJCE tend à une lecture finaliste de la Directive 2001/23/CE, laquelle vise à assurer la continuité des relations de travail existant dans le cadre d'une entité économique, indépendamment d'un changement du propriétaire. Le critère décisif pour établir l'existence d'un transfert au sens de cette Directive est donc de savoir si l'entité en question garde son identité, ce qui résulte, notamment, de la poursuite effective de l'exploitation ou de sa reprise (CJCE, 18 mars 1986, aff. C-24/85, Jozef Maria Antonius Spijkers c/ Gebroeders Benedik Abattoir CV et Alfred Benedik en Zonen BV N° Lexbase : A7901AU8 ; Rec. p. 1119, points 11 et 12 ; CJCE, 15 décembre 2005, aff. C-232/04, Nurten Güney-Görres c/ Securicor Aviation (Germany) Ltd N° Lexbase : A9540DLW ; Rec. p. I-11237, point 31) (2).
1.2. Condition relative à l'existence d'une cession conventionnelle
La jurisprudence mise en place par la CJCE est devenue constante. Elle retient que la portée de la disposition de l'article 1er § 1 de la Directive 2001/23/CE ne peut pas être appréciée sur la base de la seule interprétation textuelle (à propos de l'article 1er § 1 de la Directive 77/187 : CJCE, 7 février 1985, aff. C-135/83, H.B.M. Abels c/ Direction de la Bedrijfsvereniging voor de Metaalindustrie en de Electrotechnische Industrie N° Lexbase : A8746AUH ; Rec. p. 469, points 11 à 13 ; CJCE, 19 mai 1992, aff. C-29/91, Dr. Sophie Redmond Stichting c/ Hendrikus Bartol et autres N° Lexbase : A7276AHX ; Rec. p. I-3189, point 10) (3).
En raison des différences entre les versions linguistiques de la Directive, ainsi que des divergences entre les législations nationales sur la notion de cession conventionnelle, la CJCE a donné une interprétation de cette notion suffisamment souple pour répondre à l'objectif de la Directive : la protection des salariés en cas de transfert de leur entreprise (CJCE, 19 mai 1992, Redmond Stichting préc., point 11 ; CJCE, 7 mars 1996, aff. C-171/94, Albert Merckx et Patrick Neuhuys c/ Ford Motors Company Belgium SA N° Lexbase : A7247AHU ; Rec. p. I-1253, point 28) (4).
Cette interprétation souple concerne, également, la forme de la "convention" par laquelle la cession se réalise. La notion de cession conventionnelle est, ainsi, susceptible de viser, selon les cas, un accord écrit ou verbal entre le cédant et le cessionnaire portant sur un changement de l'identité de la personne responsable de l'exploitation de l'entité économique concernée ou, encore, un accord tacite conclu entre eux qui résulterait d'éléments de coopération pratique, traduisant une volonté commune de procéder à un tel changement.
En l'espèce, la reprise des travailleurs concernés s'est effectuée dans le cadre d'une coopération entre le cédant et le cessionnaire, qui avaient toutes les deux les mêmes dirigeants, ce qui a permis à l'entreprise cessionnaire de démarrer une activité identique. La coopération mutuelle a rendu possible l'exercice par l'entreprise cessionnaire de cette activité au service des mêmes clients et en ayant largement recours aux travailleurs qui avaient, auparavant, travaillé pour l'entreprise de travail temporaire cédante. Cette coopération avait pour but et objet de transférer des éléments d'exploitation de l'entreprise cédante vers l'entreprise cessionnaire.
Dès lors, la notion de cession conventionnelle, telle qu'interprétée par la CJCE, ne fait pas obstacle à la constatation d'un transfert d'entreprise entre le cédant et le cessionnaire, même si les entreprises impliquées n'ont conclu aucun accord écrit ou verbal.
1.3. Conditions liées à la nature de la reprise d'entreprise (reprise totale ou partielle)
En l'espèce, l'opération de transfert porte-t-elle sur toute l'entreprise ou seulement sur une partie de celle-ci, étant entendu que, dans ce dernier cas, il convient d'identifier la partie d'entreprise qui est concernée ?
Selon la CJCE (arrêt rapporté, point 29), la reprise d'employés pratiquée par les entreprises de travail temporaire en cause ne peut correspondre à un transfert de l'entreprise entière. En effet, l'entreprise cessionnaire n'a repris qu'une certaine partie des employés chargés de la gestion administrative et un tiers des employés placés en intérim et l'entreprise cédante continuait à exercer cette activité économique jusqu'à sa mise en redressement. Ainsi, le transfert éventuel des moyens d'exploitation en cause (c'est-à-dire la reprise des employés concernés) de l'entreprise cédante vers l'entreprise cessionnaire ne pouvait porter que sur une partie de cette entreprise.
2. Objet de la reprise d'entreprise : l'"entité économique"
2.1. Notion d'entité économique
Pour relever de la Directive 2001/23/CE, une reprise d'entreprise doit porter sur une entité économique organisée de manière stable, dont l'activité ne se borne pas à l'exécution d'un ouvrage déterminé.
La notion d'entité économique renvoie, ainsi, à un ensemble organisé de personnes et d'éléments permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre (CJCE, 10 décembre 1998, aff. C-127/96, Francisco Hernández Vidal SA c/ Prudencia Gómez Pérez, María Gómez Pérez et Contratas y Limpiezas SL (C-127/96), Friedrich Santner contre Hoechst AG (C-229/96), et Mercedes Gómez Montaña contre Claro Sol SA et Red Nacional de Ferrocarriles Españoles (Renfe) (C-74/97) N° Lexbase : A7231AHB ; Rec. p. I-8179, point 26 (5) ; CJCE, 15 décembre 2005, Güney-Görres et Demir, préc., point 32), et qui est suffisamment structurée et autonome (CJCE, 10 décembre 1998, Hernández Vidal, préc., point 27).
Une telle entité doit-elle nécessairement comporter des éléments d'actifs, matériels ou immatériels, significatifs ? Non, pas nécessairement. En effet, dans certains secteurs économiques, ces éléments sont souvent réduits à leur plus simple expression et l'activité repose essentiellement sur la main-d'oeuvre. Ainsi, un ensemble organisé de salariés, qui sont spécialement et durablement affectés à une tâche commune, peut, en l'absence d'autres facteurs de production, correspondre à une entité économique (CJCE, 10 décembre 1998, Hernández Vidal, préc., point 27) (6).
2.2. L'entreprise de travail temporaire peut être une "entité économique"
Compte tenu de l'article 2 § 2, alinéa 2, sous c, de la Directive 2001/23/CE, la CJCE considère qu'une entreprise de travail temporaire peut être une "entité économique". En effet, les relations de travail avec de telles entreprises relèvent, en principe, de la Directive 2001/23/CE : il convient de tenir compte de leurs spécificités lors de l'examen de l'opération de leur reprise (arrêt rapporté, point 33).
Or, de telles entreprises sont caractérisées, en règle générale, par l'absence d'une organisation d'entreprise propre permettant d'identifier, au sein d'une telle entreprise, différentes entités économiques détachables en fonction de l'organisation du cédant.
En l'absence d'une structure d'organisation identifiable auprès de l'entreprise de travail intérimaire, la CJCE préfère procéder à un examen tenant compte de ses spécificités au lieu d'une analyse qui viserait à établir l'existence d'une entité économique au regard de son organisation. L'appréciation de l'existence d'une entité économique au sens de l'article 1er § 1 de la Directive 2001/23/CE implique de vérifier si les éléments d'exploitation transférés par le cédant constituaient, chez lui, un ensemble opérationnel se suffisant à lui-même pour permettre la fourniture de prestations de services caractéristiques de l'activité économique de l'entreprise sans nécessiter le recours à d'autres éléments d'exploitation importants ou à d'autres parties de celle-ci.
L'activité des entreprises de travail intérimaire est caractérisée par la mise à disposition en intérim de travailleurs au service d'entreprises utilisatrices afin que ceux-ci y exercent des tâches diverses suivant les besoins et les consignes de ces dernières. La poursuite d'une telle activité nécessite, notamment, un savoir-faire, une structure administrative apte à organiser cette mise à disposition des travailleurs et un ensemble de travailleurs intérimaires susceptibles de s'intégrer dans les entreprises utilisatrices et d'exercer pour elles les tâches demandées. En revanche, d'autres éléments d'exploitation significatifs ne sont pas indispensables pour la poursuite de l'activité économique en cause (arrêt rapporté, point 35).
Le fait que les travailleurs placés en intérim soient intégrés dans la structure organisationnelle du client au service duquel ils sont mis à disposition ne saurait, pour la CJCE, empêcher de constater l'existence d'un transfert d'entité économique. En effet, ces travailleurs n'en demeurent pas moins des éléments essentiels sans lesquels l'accomplissement par l'entreprise de travail intérimaire de son activité économique serait, par essence, impossible. En outre, la circonstance qu'ils sont (ainsi que l'envisage, d'ailleurs, l'article 1er, point 2, de la Directive 91/383, visé à l'article 2 § 2, alinéa 2, sous c, de la Directive 2001/23/CE) liés au cédant par une relation de travail et que celui-ci les rémunère directement, confirme leur rattachement à l'entreprise exploitée par le cédant et leur contribution à l'existence d'une entité économique au sein de ce dernier.
Ainsi, selon la CJCE, le seul ensemble composé des employés chargés de la gestion, des travailleurs intérimaires et du savoir-faire peut poursuivre un objectif propre, à savoir la prestation des services consistant en la mise à disposition en intérim des travailleurs aux entreprises utilisatrices en contrepartie d'une rémunération. Un tel ensemble peut constituer une entité économique qui est opérationnelle sans avoir recours à d'autres éléments d'exploitation importants, ni à d'autres parties du cédant. Tel peut être, notamment, le cas, en l'occurrence dans la mesure où l'ensemble était composé d'un employé de bureau, d'un directeur de filiale, de conseillers à la clientèle, d'un tiers des travailleurs intérimaires et de gérants possédant un savoir-faire.
Au final, la CJCE décide que l'article 1er § 1 de la Directive 2001/23/CE doit être interprété en ce sens que cette dernière s'applique lorsqu'une partie du personnel d'administration et une partie des travailleurs intérimaires sont transférées vers une autre entreprise de travail intérimaire pour y exercer les mêmes activités au service de clients identiques. Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier que les éléments concernés par le transfert d'une entité économique sont, en eux-mêmes, suffisants pour permettre la poursuite de prestations caractéristiques de l'activité économique en cause sans avoir recours à d'autres éléments d'exploitation importants ni à d'autres parties de l'entreprise.
Décision
CJCE, 13 septembre 2007, aff. C-458/05, Mohamed Jouini c/ Princess Personal Service GmbH (PPS) (N° Lexbase : A2099DYE) Textes visés : Directive 2001/23/CE du Conseil, du 12 mars 2001, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprises, d'établissements ou de parties d'entreprises ou d'établissements (N° Lexbase : L8084AUX). Mots-clefs : politique sociale ; maintien des droits des travailleurs ; transfert d'entreprises ; notion de "transfert" ; entreprise de travail intérimaire. Lien bases : |
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