La lettre juridique n°269 du 19 juillet 2007 : Procédures fiscales

[Jurisprudence] Les charges justifiées par des factures sont présumées déductibles : retour sur la charge de la preuve en matière fiscale

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 21 mai 2007, n° 284719, Ministre de l'Economie, des Finance et de l'Industrie (N° Lexbase : A4759DW8)

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par Frédéric Dieu, Commissaire du Gouvernement près le tribunal administratif de Nice (1ère ch.)

le 07 Octobre 2010

Par une décision en date du 21 mai 2007, le Conseil d'Etat a précisé les obligations qui pèsent sur les entreprises en ce qui concerne la justification de l'exactitude de leurs écritures de charges. Selon le Conseil, lorsqu'une entreprise a déduit en charges une dépense réellement supportée, conformément à une facture régulière relative à un achat de prestations ou de biens dont la déductibilité par nature n'est pas contestée par l'administration, celle-ci peut demander à l'entreprise qu'elle lui fournisse tous éléments d'information en sa possession susceptibles de justifier la réalité et la valeur des prestations ou biens ainsi acquis. La seule circonstance que l'entreprise n'aurait pas suffisamment répondu à ces demandes d'explication ne saurait suffire à fonder en droit la réintégration de la dépense litigieuse, l'administration devant, alors, fournir devant le juge tous éléments de nature à étayer sa contestation du caractère déductible de la dépense. Le juge de l'impôt doit apprécier la valeur des explications qui lui sont respectivement fournies par le contribuable et par l'administration. Ce faisant, la Haute Assemblée a adopté une interprétation souple de la solution retenue par un précédent arrêt de section du 20 juin 2003 (CE, 8° s-s., 20 juin 2003, n° 232832, Société des Etablissements Lebreton et Comptoir général de peinture et annexes N° Lexbase : A0626C93 : RJF 10/03 n° 1140 et conclusions Collin p. 754), puisque dans le cas où le contribuable justifie du caractère déductible d'une charge par une facture, il n'a pas à apporter immédiatement devant l'administration tous les éléments justificatifs complémentaires établissant la nature de la charge en cause, ainsi que l'existence et la valeur de la contrepartie qu'il en a retirée. En effet, il n'aura à apporter ces éléments devant le juge que si l'administration a contesté le caractère déductible de la charge en cause. La décision du 21 mai 2007 constitue, ainsi, une solution favorable aux contribuables qui consacre, en outre, le rôle essentiel du juge de l'impôt dans la détermination et la mise en oeuvre de la dialectique de la charge de la preuve entre ceux-ci et l'administration fiscale.

1. La confirmation du principe selon lequel il appartient au contribuable de justifier de la déductibilité et du montant des charges qu'il entend déduire

1.1. Les règles relatives à l'attribution de la charge de la preuve en contentieux fiscal, "applicables sauf loi contraire", tiennent essentiellement compte de la nature des éléments détenus par les parties au litige

La décision du 21 mai 2007, après avoir rappelé la distinction entre règles d'origine législative et règles d'origine jurisprudentielle, celles-ci étant les plus nombreuses, indique que "les éléments de preuve qu'une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu'à celle-ci". Ce faisant, le Conseil d'Etat confirme son approche réaliste de la situation des contribuables et de l'administration fiscale.

1.1.1. Les règles d'origine législative

L'attribution de la preuve en contentieux fiscal fait partie des matières réservées au législateur par l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) (Cons. const., 2 décembre 1980, décision n° 80-119 L N° Lexbase : A8026ACA) et, lorsque celui-ci intervient, le juge fiscal n'a, alors, d'autre possibilité que d'appliquer les règles ainsi édictées, en les combinant au besoin entre elles. Certaines règles sont liées à la procédure d'imposition suivie. La charge de la preuve incombe, ainsi, au contribuable lorsque l'imposition a été établie d'office (LPF, art. L 193 N° Lexbase : L8356AE9) ou selon la procédure forfaitaire (LPF, art. 191 N° Lexbase : L8358AEB). En procédure contradictoire, la charge de la preuve incombe à l'administration dès lors que la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires ou la commission départementale de conciliation a été saisie du litige. Elle pèse, cependant, sur le contribuable, lorsque sa comptabilité comporte de graves irrégularités et que l'imposition a été établie conformément à l'avis de la commission, de même qu'en l'absence de comptabilité et de taxation d'office pour absence de réponse à une demande d'éclaircissements ou de justifications (LPF, art. 192 N° Lexbase : L8724G8M).

Le législateur a, également, posé des règles spécifiques de preuve s'appliquant à des situations dans lesquelles le contribuable est présumé vouloir échapper à l'impôt. Tel est le cas de l'article 238 A du CGI (N° Lexbase : L4758HLS) relatif à la déduction des intérêts et redevances versés à des personnes établies dans des paradis fiscaux, de l'article 57 (N° Lexbase : L1594HLM) relatif aux transferts de bénéfice entre sociétés dépendantes, ou de l'article 39-5 (N° Lexbase : L1224HLW) relatif à certains frais généraux (cadeaux, frais de voyage, frais de réception...) qui ne peuvent être déduits que si le contribuable apporte la preuve qu'ils ont été engagés dans l'intérêt direct de l'entreprise.

Ces dispositions législatives ne couvrent, cependant, qu'un champ restreint au sein de la matière fiscale et la jurisprudence a établi un corps de règles qui s'appliquent subsidiairement et qui sont proches, dans leur esprit, de celles qui gouvernent la preuve en contentieux général. En ce qui concerne, ainsi, les impôts déclaratifs, ces règles reposent sur l'idée que supporte la charge de la preuve celui qui remet en cause la situation issue de la déclaration du contribuable. Tout système déclaratif repose, en effet, sur une certaine présomption de régularité de la déclaration, et celui qui en conteste les conséquences doit combattre cette présomption. Il en découle que la charge de la preuve est intimement liée à la procédure suivie.

1.1.2. Les règles d'origine jurisprudentielle

La jurisprudence a, en particulier, identifié des règles de preuve liées à la nature même de certaines situations ou écritures comptables. La charge y est supportée par celui qui, par la force des choses, est seul en mesure de l'apporter, selon une logique identique à celle qui impose, en contentieux général, à l'administration défenderesse d'établir l'existence et la réalité d'une délégation de signature contestée par le requérant. C'est en vertu de ce raisonnement que le Conseil d'Etat a jugé qu'il incombait au contribuable d'apporter des justifications relatives aux déductions de charges qu'il avait opérées. Dans une décision du 16 avril 1982 (CE, 16 avril 1982, n° 17218 N° Lexbase : A1670ALG : RJF 6/82, n° 531), il indique, ainsi, que "quelle qu'ait été la procédure d'imposition suivie à l'encontre du contribuable, il lui incombe dans tous les cas, en application des dispositions du 2 de l'article 38 [N° Lexbase : L2690HWK] et des 1°, 2° et 5° de l'article 39-1 du CGI [N° Lexbase : L1224HLW] de justifier de la perte de créance alléguée, des amortissements pratiqués, des provisions constituées, de la réalité des dépenses portées en frais généraux".

Il appartient, de même, au contribuable d'établir l'existence d'un déficit reportable (CE, 22 juillet 1977, n° 602 : RJF 10/77, n° 560 ; et CE, 31 octobre 1984, n° 23117 et 35965 N° Lexbase : A6693ALH : RJF 1/85 n° 16). De même, en matière de TVA, le Conseil d'Etat a jugé légale une disposition réglementaire imposant, sans base législative, au contribuable d'apporter la preuve du lieu d'utilisation d'un service, estimant que cette règle de preuve ne faisait que respecter l'ordre naturel des choses, dès lors que le contribuable était seul en mesure de fournir les éléments nécessaires (CE Section, 29 juillet 1994, n° 111884, SA Prodès International N° Lexbase : A1944ASS : RJF 10/94 n° 1048 avec conclusions Arrighi de Casanova, p. 587).

Ajoutons que la jurisprudence, outre qu'elle joue un rôle essentiel dans la dévolution de la charge de la preuve, remplit une fonction tout aussi importante dans la neutralisation de cette charge, en instaurant, parfois, un régime de preuve objective qui est toujours légitimé par le souci de tenir compte de la répartition de l'information entre les contribuables et l'administration. Lorsque l'asymétrie d'information entre l'administration et le contribuable ne s'y oppose pas, le juge peut, alors, privilégier la mise en oeuvre d'un régime de preuve "objective". Ainsi, si la jurisprudence estimait, auparavant, qu'il incombait par nature au contribuable de démontrer qu'il entrait dans le champ d'une exonération dont il réclamait le bénéfice (par exemple, CE, 14 octobre 1987, n° 48185 N° Lexbase : A3905APC : RJF 12/87 n° 1294 ; CE 6 novembre 1995, n° 133912 N° Lexbase : A6526ANZ : RJF 1/96 n° 26), c'est maintenant au vu des résultats de l'instruction que le juge de l'impôt décide si un contribuable doit être exonéré (par exemple, en ce qui concerne les bénéfices industriels et commerciaux : CE, 28 juillet 2000, n° 215312, SA "a2c" N° Lexbase : A7546ATN : RJF 11/00 n° 1237 ; BDCF 11/00 n° 120, conclusions Austry pour les exonérations en faveur des entreprises nouvelles). Le régime de la preuve objective prévaut, également, lorsqu'il s'agit de savoir si une opération entre dans le champ d'un régime d'imposition particulier (CE, 18 mai 1998, n° 159846, SA Yves Saint Laurent N° Lexbase : A7202ASK : RJF 7/98 n° 771 ; BDCF 4/98 n° 68, conclusions Loloum pour l'application du régime des plus-values à long terme) ou dans les prévisions d'une convention fiscale bilatérale (CE, 13 octobre 1999, n° 191191, SA Diebold Courtage N° Lexbase : A3307AXR : RJF 12/99 n° 1492 ; BDCF 12/99 n° 125, conclusions Bachelier). Enfin, c'est encore au vu de l'instruction que le juge de l'impôt apprécie si un contribuable entre dans les prévisions de la doctrine administrative dont il invoque le bénéfice sur le fondement de l'article L. 80 A du LPF (N° Lexbase : L8568AE3) (CE, 30 septembre 1992, n° 75464, SARL Tool France N° Lexbase : A7659AR4 : RJF 11/92 n° 1470 ; BDCF 2/93 p. 3, conclusions Fouquet ; CE 20 octobre 2000, n° 204814, Sté Comelec N° Lexbase : A9594AHS : RJF 1/01 n° 58 ; BDCF 1/01 n° 10, conclusions Mignon ; CE, 26 octobre 2001, n° 217228, SA Darty N° Lexbase : A1838AXD : RJF 1/02 n° 77).

C'est bien dans cette approche réaliste que s'inscrit la décision du 21 mai 2007 en considérant que la production, par une entreprise, d'une facture régulière a pour effet de renverser la charge de la preuve au détriment de l'administration à laquelle il appartient, alors, d'apporter des éléments de nature à contester le caractère déductible de la charge en cause : en effet, le Conseil d'Etat s'appuie, ici, sur le fait que le contribuable n'est pas censé détenir d'autres éléments que la facture émise par son créancier.

1.2. Les règles applicables en matière de déductibilité des charges

1.2.1. Il incombe toujours au contribuable de justifier, dans son principe comme dans son montant, de l'exactitude des écritures de charges portées dans sa comptabilité

Il incombe, dans tous les cas, au contribuable, nonobstant les règles procédurales de dévolution du fardeau de la preuve, de justifier, dans son principe comme dans son montant, de l'exactitude des écritures de charges portées dans sa comptabilité. Cette règle, déduite des dispositions des articles 39-1 et 54 du CGI (N° Lexbase : L1575HLW), est affirmée de façon constante par la jurisprudence. Depuis la décision de Plénière "SA Renfort Service" (CE, 27 juillet 1984, n° 34588 N° Lexbase : A7122ALD : RJF 10/84 n ° 1233 ; GA 4ème éd. n° 52), le Conseil d'Etat juge qu'il appartient, en principe, à l'administration d'établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer le caractère anormal d'un acte de gestion. Lorsque l'administration s'immisce, ainsi, dans les choix de gestion de l'entreprise, elle combat la présomption que les actes accomplis par celle-ci l'ont été conformément à son intérêt. Elle doit, conformément aux règles jurisprudentielles sus rappelées, démontrer le bien-fondé de ses prétentions. Ce principe s'applique dans le respect des prescriptions législatives et réglementaires qui, dans le contentieux fiscal, gouvernent la charge de la preuve, ce qui signifie que la preuve de l'absence de caractère anormal incombera au contribuable si, par exemple, celui-ci a accepté les redressements (CE, 13 mai 1991, n° 74729, Bodnia N° Lexbase : A8962AQY : RJF 7/91 n° 1006 ; CE, 16 juin 1993, n° 78950, Copag N° Lexbase : A0088ANL : RJF 8-9/93 n° 1195 ; BDCF 5/93 p. 27, conclusions Loloum) ou s'il se trouve en situation de taxation d'office (CE, 8 janvier 1993, n° 87631, Spitaletto N° Lexbase : A7997AM7 : RJF 3/93 n° 319). En revanche, en amont de la question du caractère normal ou anormal de l'acte de gestion en cause, lorsque celui-ci s'est traduit, en comptabilité, par une écriture portant, soit sur des créances de tiers, des amortissements ou des provisions, soit sur des charges de la nature de celles qui sont visées à l'article 39 du CGI, il appartient au contribuable de justifier, dans son principe comme dans son montant, de l'exactitude de l'écriture correspondante. Il s'agit là d'un cas de règle de preuve liée à la nature des écritures en cause. Seul le contribuable est, en effet, en mesure d'apporter cette preuve (CE, 13 mai 1992, n° 71497, Société Nouvelles éditions musicales Caravelle N° Lexbase : A6622ARP : RJF 7/92 n° 948, concl. Ph. Martin ; Dr. fisc. 23/94 c. 1087). Elle constitue un point d'équilibre entre les nécessaires garanties qui doivent être offertes à l'entreprise lorsque l'administration fiscale conteste ses choix de gestion et le souci de ne pas faire peser sur cette même administration la charge d'une preuve négative qu'elle ne pourrait matériellement apporter. Pour autant, il faut souligner que c'est bien à l'administration qu'il incombe de prouver qu'un acte de gestion est étranger à l'intérêt de l'entreprise, même lorsque cet acte de gestion se traduit en comptabilité par une écriture de charge (CE, 8 août 1990, n° 92997, Société Intertrans N° Lexbase : A4781AQ7 : RJF 10/90 n° 1252).

Appelé à préciser la portée de ces principes dans l'arrêt précité du 20 juin 2003, le Conseil d'Etat, statuant en formation de section, a jugé que le contribuable apporte la justification de l'exactitude de son écriture de charge "par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l'existence et la valeur de la contrepartie qu'il en a retirée ; dans l'hypothèse où le contribuable s'acquitte de cette obligation, il incombe ensuite à l'administration, si elle s'y croit fondée, d'apporter la preuve de ce que la charge en cause n'est pas déductible par nature, qu'elle est dépourvue de contrepartie, qu'elle a une contrepartie dépourvue d'intérêt pour le contribuable ou que la rémunération de cette contrepartie est excessive".

1.2.2. Cette solution, justifiée par les informations dont dispose le contribuable, n'impose pas à celui-ci de produire une preuve exhaustive du caractère déductible des charges en cause

Si la jurisprudence met à la charge du contribuable la preuve de l'existence d'une contrepartie, c'est en application de l'approche réaliste que nous avons évoquée. En effet, des deux parties au litige, seul le contribuable dispose des éléments lui permettant d'apporter cette preuve. Exiger de l'administration qu'elle démontre que les charges dont elle refuse la déduction sont dépourvues de contrepartie reviendrait à faire peser sur celle-ci le fardeau d'une preuve négative, ce à quoi le juge se refuse par principe. L'asymétrie d'information entre les parties s'oppose, de même, à un régime de preuve objective. Il est donc, en quelque sorte, dans la nature des choses que le contribuable supporte cette charge.

Pour autant, le juge de l'impôt ne fait pas peser sur le contribuable une obligation qu'il ne serait pas davantage que l'administration en mesure de satisfaire dès lors qu'il peut s'avérer difficile, pour une entreprise, de réunir, parfois plusieurs années après l'exercice en litige, des éléments permettant de démontrer la réalité d'une prestation reçue d'un tiers. Il faut, en effet, distinguer la question de la dévolution de la charge de la preuve de celle de son administration. En d'autres termes, poser la règle selon laquelle il appartient au contribuable d'établir la réalité de la contrepartie n'équivaut pas à exiger de celui-ci qu'il produise, dès l'abord, une preuve complète et irréfutable de cette réalité. La dévolution initiale de la preuve a pour seul objet de désigner la partie qui devra fournir les premiers éléments de fait du débat. Il lui incombe, pour reprendre les termes de J. Arrighi de Casanova dans ses conclusions sous la décision "SA Prodès International" (précité) "de mettre de son côté la vraisemblance, après quoi il appartient à l'autre partie, selon les mêmes exigences relatives, d'établir le contraire". Celui qui supporte la charge initiale a seulement pour obligation de permettre que la dialectique de la preuve s'engage en avançant des éléments sérieux à l'appui de sa thèse. Il incombe, ensuite, à l'autre partie de contester ces éléments par des critiques suffisamment étayées. L'échange cesse lorsque des arguments vraisemblables de l'une des parties ne sont pas utilement réfutés par l'autre.

Cette solution est, d'ailleurs, cohérente avec les dispositions de l'article 54 du CGI (N° Lexbase : L1575HLW) qui imposent aux contribuables de "représenter à toute réquisition de l'administration tous documents comptables, inventaires, copies de lettres, pièces de recettes et de dépenses de nature à justifier l'exactitude des résultats indiqués dans leur déclaration".

2. La production d'une facture régulière suffit à faire naître une présomption de déductibilité de la charge en cause

2.1. Une interprétation souple de la solution retenue dans la décision "Société Etablissements Lebreton"

2.1.1. Une jurisprudence jusqu'alors incertaine

A la suite de la décision "Société Etablissements Lebreton", la question se posait de savoir si le contribuable devait apporter immédiatement devant l'administration tous les éléments justificatifs complémentaires établissant la nature de la charge en cause ainsi que l'existence et la valeur de la contrepartie qu'il en avait retirée. Dans l'affirmative, la décision "Société Etablissements Lebreton" aurait marqué un infléchissement de la jurisprudence traditionnelle relative à la justification des charges déductibles des bénéfices industriels et commerciaux, qui considère que la production d'une facture suffit à faire naître une présomption de l'exactitude de l'écriture de charge dans son principe comme dans son montant, qu'il appartient à l'administration de combattre (voir, par exemple, CE, 15 février 1999, n° 172171, SARL "Le Centre d'Etudes" N° Lexbase : A4784AXH : RJF 4/99 n° 453, concl. G. Bachelier ; BDCF 4/99 n° 44) et cela aurait rendu plus difficile la preuve par le contribuable du caractère déductible de ses charges, notamment lorsqu'elle résulte de prestations de services qui lui sont fournies. Or, c'est cette interprétation stricte de la jurisprudence "Société Etablissements Lebreton" qu'avaient semblé retenir des décisions ultérieures du Conseil d'Etat confirmant des arrêts de cour administrative d'appel ayant jugé non déductibles des charges pour lesquelles le contribuable avait produit des factures ou notes d'honoraires mais n'avait fourni aucune pièce suffisamment précise pour attester de la réalité de la livraison de la marchandise ou de la fourniture de la prestation de services (CE 17 décembre 2003, n° 245150, Société Hôtelière Guyanaise N° Lexbase : A4243DXG : RJF 3/04 n° 304, concl. G. Bachelier BDCF 3/04 n° 42 : les dispositions de l'article 54 du CGI qui font obligation aux entreprises industrielles et commerciales relevant du régime du bénéfice réel de représenter à toute réquisition de l'administration tous documents comptables, inventaires, copies de lettres et autres pièces de nature à justifier l'exactitude des résultats déclarés ne font pas obstacle à l'application des règles gouvernant l'attribution de la charge de la preuve devant le juge, applicables sauf texte législatif contraire, selon lesquelles il incombe dans tous les cas au contribuable, quelle que soit la procédure d'imposition suivie à son encontre, de justifier dans leur principe et dans leur montant les charges qu'il entend déduire du bénéfice net défini à l'article 38 du CGI N° Lexbase : L2690HWK). Ainsi, une cour administrative d'appel peut, sans méconnaître les dispositions de l'article 54 du CGI, demander à une société de produire tous éléments suffisamment précis portant, notamment, sur l'existence de la contrepartie qu'elle a retirée des sommes contractuellement versées à une autre société.

2.1.2. L'administration de la preuve, devant le juge, du caractère déductible d'une charge comprend trois temps

La décision du 21 mai 2007 clarifie la situation, au regard des règles de preuve, des contribuables qui justifient du caractère déductible d'une charge par une facture, en excluant en la matière une interprétation stricte de la jurisprudence "Société Etablissements Lebreton". Elle réintroduit ainsi, dans le cas des factures, le schéma ternaire traditionnel d'administration de la preuve :

1) preuve initiale par le contribuable du caractère déductible de la charge au moyen d'une facture ;
2) critique de la facture et de son contexte par l'administration ;
3) réponse du contribuable assortie le cas échéant de justifications supplémentaires.

Lorsque l'administration contestera le caractère justificatif de la facture produite, le juge devra apprécier la valeur des explications qui lui seront respectivement fournies par le contribuable et par l'administration. Le Conseil d'Etat indique, à cet égard, que la production devant le juge d'une facture suffisamment précise, même non assortie de justifications supplémentaires, peut, dans un contexte qui rend vraisemblable la contrepartie, suffire au contribuable pour apporter la preuve de la déductibilité de la charge, si de son côté l'administration ne fournit pas d'éléments suffisants pour combattre la présomption qui s'attache à la facture. Tel était le cas en l'espèce. En effet, étaient en cause des commissions versées par une entreprise de travaux publics à des bureaux d'études, contrôlés par un parti politique, en rémunération de leur rôle d'intermédiaire pour l'obtention de marchés publics. Dès lors que le caractère indispensable de l'intervention de ces bureaux ne faisait pas de doute, le Conseil d'Etat a admis la déductibilité de ces versements en se fondant sur les seules factures produites par l'entreprise, sans exiger de celle-ci la production de pièces susceptibles de justifier la réalité et la valeur des prestations, alors même que cette production était demandée par l'administration.

2.2. Une solution conforme à l'esprit pragmatique de la jurisprudence et de nature à renforcer la position du juge de l'impôt

2.2.1. Une solution conforme à l'esprit pragmatique de la jurisprudence

Dans ses conclusions sous l'arrêt "Société des Etablissements Lebreton", P. Collin estimait déjà que dans le cas d'achats de produits ou de prestations de services, la production de la facture, qui doit obligatoirement être délivrée à l'acquéreur en vertu de l'article 31 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence (N° Lexbase : L8307AGR), suffisait ainsi à "faire naître une présomption de réalité de la prestation". Il faut, en effet, rappeler que, selon la jurisprudence, il incombe alors à l'administration, si elle entend refuser la déduction, d'établir que la marchandise ou la prestation de services facturée n'a pas été réellement livrée ou exécutée (CE, 26 juillet 1991, n° 80981, Malguy-Levage N° Lexbase : A9587AQ7 : RJF 10/91, n° 1280 ; CE, 18 septembre 1998, n° 149341, SARL Diva N° Lexbase : A8147ASK : RJF 11/98 n° 1330).

La décision du 21 mai 2007 s'inscrit parfaitement dans ce cadre et plus généralement dans l'approche pragmatique retenue par le Conseil d'Etat puisque, selon sa jurisprudence, en l'absence de facture, les éléments de preuve initiaux peuvent être apportés par tous moyens, notamment, par la production de contrats, voire de correspondances (CE, 11 janvier 1993, n° 77875, SARL Sepemep N° Lexbase : A8007AMI : RJF 3/93 n° 420). De même, la jurisprudence relative aux commissions versées à l'exportation, qui donnent rarement lieu à établissement de factures en bonne et due forme, illustre aussi le pragmatisme de la Haute Assemblée. La preuve peut être apportée par le contribuable, soit par la production de conventions ou accords liant l'obtention de commandes ou de marchés au versement de commissions (CE, 18 décembre 1989, n° 88505, Société Rockwell-Collins France N° Lexbase : A1557AQQ : RJF 3/90 n° 114, concl. O. Fouquet ; Dr. fisc. 25-26/90 c. 1230 ; CE, 21 janvier 1991, n° 72827, Société Motte et Porisse N° Lexbase : A9195AQM : RJF 3/91 n° 259, concl. Ph. Martin ; Dr. fisc. 48-49/92 c. 2257), soit par les résultats apparents de l'intervention du bénéficiaire de la commission (CE, 30 octobre 1991, n° 80247, SA Hamon N° Lexbase : A0899AI7 : RJF 12/91 n° 1490), en l'absence même de toute pièce émanant de la société cliente établissant le rôle joué par l'intermédiaire (CE, 3 novembre 1989, n° 60836, SA Era N° Lexbase : A1490AQA : RJF 1/90 n° 65). S'agissant, enfin, comme dans le cas de la SARL Lebreton, de sommes correspondant à la rémunération de services rendus par une société mère à l'une de ses filiales, il appartient à la filiale, à défaut de factures, de présenter tous éléments et documents propres à établir la nature et l'importance des services reçus de la société mère (CE, 27 juin 2001, n° 193003, SA Marignan publicité N° Lexbase : A8518B8Y : RJF 10/01 n° 1287).

2.2.2. Une solution de nature à renforcer la position du juge de l'impôt

En considérant que la seule circonstance que l'entreprise n'aurait pas suffisamment répondu à ces demandes d'explication ne saurait suffire à fonder en droit la réintégration de la dépense litigieuse, le Conseil d'Etat a rappelé à l'administration fiscale qu'elle ne pouvait se borner à opposer au juge de l'impôt le comportement du contribuable vis-à-vis d'elle. En d'autres termes, l'administration ne peut se prévaloir devant le juge de l'absence de coopération du contribuable pour s'exonérer de la charge de prouver le caractère non déductible de cette dépense. C'est pourquoi la décision du 21 mai 2007 illustre parfaitement la position centrale et supérieure du juge de l'impôt par rapport aux parties, le juge de l'impôt devant "apprécier la valeur des explications qui lui sont respectivement fournies par le contribuable et par l'administration".

En effet, si, pour reprendre les trois temps du processus d'administration de la preuve que nous avons indiqués, les deux premiers temps se rapportent aux rapports entre les parties (production d'une facture par le contribuable auprès de l'administration ; demande d'explication présentée par l'administration au contribuable), le troisième et dernier temps fait intervenir le juge de l'impôt et marque finalement le point de départ d'un nouveau débat, de sorte que la partie contestant la déductibilité de la charge (c'est-à-dire l'administration), plutôt que de s'adresser à l'autre partie pour lui demander de justifier du caractère déductible de la charge en cause, doit désormais se tourner vers le juge pour lui apporter des éléments tendant à prouver le caractère non déductible de cette charge. Or, en opposant au juge l'absence de réponse du contribuable à sa demande d'explication, l'administration omet, tout simplement, de s'adresser au juge pour le convaincre de sa bonne foi.

La décision du 21 mai 2007 rappelle, ainsi, à l'administration que le contentieux fiscal est un plein contentieux qui amène le juge à se prononcer à partir des éléments qui lui sont fournis par chacune des parties et non au vu des rapports ayant existé entre ces parties antérieurement à sa saisine.

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