Réf. : CEDH, 18 octobre 2006, req. 46410/99, Üner c/ Pays-Bas (N° Lexbase : A1885DSM)
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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Début 1997, le secrétaire d'Etat à la Justice retira son permis d'établissement à M. Üner et prit un arrêté d'interdiction du territoire valable dix ans. L'intéressé contesta cette décision devant les juridictions néerlandaises, mais n'obtint pas gain de cause. Il a donc saisi la Cour européenne des droits de l'homme qui a estimé qu'il n'y avait pas violation de l'article 8 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR) et tout spécialement du droit à mener une vie familiale. Sa requête a été rejetée.
La Cour maintient, ainsi, une jurisprudence dont le cadre a été fixé il y a près d'une quinzaine d'années (CEDH, 26 mars 1992, req. 55/1990/246/317, Beldjoudi c/ France N° Lexbase : A6507AWW). Sur un sujet politiquement fort sensible, elle entend ainsi laisser une grande marge d'appréciation aux Etats parties à la Convention. Ce pragmatisme se manifeste dans son refus de considérer que des étrangers parfaitement intégrés ne puissent jamais être expulsés ou seulement dans des circonstances exceptionnelles (I). Son raisonnement demeure donc fondé sur une approche très empirique du principe de proportionnalité (II).
I. Pragmatisme
La Cour européenne des droits de l'Homme prend d'abord le soin de rappeler que "d'après un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de Traités, de contrôler l'entrée des non-nationaux sur leur sol [...]. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d'entrer ou de résider dans un pays particulier". On rappellera que, sur le fondement de l'article 8 de la Convention, la Cour de justice comme le Conseil d'Etat reconnaissent, au contraire, un droit au regroupement familial (CJCE, 11 juillet 2002, aff. C-60/00, Mary Carpenter c/ Secretary of State for the Home Department N° Lexbase : A0764AZC, Rec., p. I-6305 ; CE, 24 mars 2004, n° 249369, Ministre des Affaires sociales c/ Mme Boulouida N° Lexbase : A6455DBP).
La Cour européenne estime, également, que "lorsqu'ils assument leur maintien de l'ordre public, les Etats contractants ont la faculté d'expulser un étranger délinquant" (n° 54). Sur le fondement de l'article 8, il n'y a aucun "droit absolu à la non-expulsion" car son paragraphe 2 "est libellé en des termes qui autorisent clairement des exceptions aux droits généraux garantis dans le paragraphe 1" (n° 55). Le raisonnement n'est pas pleinement convaincant car même si une liberté peut toujours faire l'objet de restriction, on pourrait considérer qu'il y a des hypothèses où une limitation constitue en elle-même une atteinte. La Cour mentionne elle-même la recommandation 1504 (2001) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, selon laquelle les "immigrés légaux, qui vivent depuis longtemps dans le pays hôte et dont certains sont nés ou ont été élevés dans ce pays, se sont intégrés dans la société d'accueil et ne sont plus ni humainement ni sociologiquement des étrangers. Cela est particulièrement vrai pour la deuxième génération d'immigrés pour qui le pays d'origine de leurs parents est, bien souvent, terrain inconnu. L'application de mesures d'expulsion à leur égard s'avère disproportionnée et discriminatoire : disproportionnée, car elle représente pour la personne concernée des conséquences à vie, entraînant souvent la séparation de sa famille et la rupture avec son environnement, et discriminatoire, car l'Etat ne dispose pas de ce moyen pour ses ressortissants ayant commis les mêmes actes".
Sans reconnaître un droit absolu à la non-expulsion, on pourrait considérer que seules des considérations particulièrement impérieuses devraient justifier l'expulsion d'étrangers totalement intégrés et qui n'ont plus d'attaches dans le pays dont ils ont la nationalité (v. E. Palm, opinion dissidente, CEDH, 29 janvier 1997, req. 112/1995/618/708, Bouchelkia c/ France N° Lexbase : A8432AW9 ; J.-P. Costa et F. Tulkens, opinion dissidente, CEDH, 30 novembre 1999, req. 34374/97, Baghli c/ France N° Lexbase : A6681AWD). Dans le domaine de la liberté de la presse, la Cour estime que des mesures d'interdiction de l'activité de journaliste "ne se justifient que dans des circonstances exceptionnelles" (CEDH, 17 décembre 2004, req. 33348/96, Cumpana et Mazare c/ Roumanie N° Lexbase : A4373DEP, spéc. n° 118). La liberté de la presse a évidemment une importance fondamentale dans un système démocratique, mais il en va assurément de même du droit de mener une vie familiale, car la famille constitue toujours aujourd'hui la structure fondamentale de la société. L'Etat ne devrait y porter atteinte qu'au nom d'intérêts supérieurs. En ce sens, le droit français, qui par ailleurs connaît un véritable durcissement quant aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers, se montre toutefois réservé à l'égard de l'expulsion des étrangers intégrés (v. C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 521-2 N° Lexbase : L1310HP9 et L. 521-3 N° Lexbase : L1311HPA).
Le cas de M. Üner était d'autant plus délicat qu'il ne s'agissait pas au sens du droit français d'une expulsion, mais plutôt d'une peine d'interdiction du territoire bien qu'il s'agisse ici d'une mesure administrative prise par le secrétaire d'Etat à la justice. La Cour estime que "prononcer une mesure d'interdiction du territoire à l'égard d'un immigré de longue durée à la suite d'une infraction pénale ne constitue pas une double peine, ni aux fins de l'article 4 du protocole n° 7 [Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois] ni d'une manière générale" (n ° 56). Il s'agit, en effet, d'une peine complémentaire qui est laissée à l'appréciation du juge. En revanche, dans la mesure où elle ne peut, par nature, être infligée qu'aux étrangers, il est possible de la considérer comme discriminatoire. Il serait possible d'y voir une violation combinée de l'article 8 (N° Lexbase : L4798AQR) et de l'article 14 ([LXB=4747AQU]) qui pose le principe de non-discrimination. La Cour ne semble, toutefois, pas accueillir un tel raisonnement (CEDH, 18 février 1991, req. 26/1989/186/246, Moustaquim c/ Belgique N° Lexbase : A6346AWX).
On notera enfin, comme l'ont souligné les juges Costa, Zupancic et Türmen dans leur opinion dissidente, que certaines législations nationales et spécialement la loi française ont été assouplies. Ainsi l'article 131-30-1 du Code pénal dans sa version issue de la loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 (N° Lexbase : L1335HP7) dispose que "la peine d'interdiction du territoire français ne peut être prononcée lorsqu'est en cause : 1º Un étranger qui justifie par tous moyens résider en France habituellement depuis qu'il a atteint au plus l'âge de treize ans ; 2º Un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans ; 3º Un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est marié depuis au moins quatre ans avec un ressortissant français ayant conservé la nationalité française, à condition que ce mariage soit antérieur aux faits ayant entraîné sa condamnation et que la communauté de vie n'ait pas cessé depuis le mariage ou, sous les mêmes conditions, avec un ressortissant étranger relevant du 1º ; 4º Un étranger qui réside régulièrement en France depuis plus de dix ans et qui, ne vivant pas en état de polygamie, est père ou mère d'un enfant français mineur résidant en France, à condition qu'il établisse contribuer effectivement à l'entretien et à l'éducation de l'enfant dans les conditions prévues par l'article 371-2 du Code civil depuis la naissance de celui-ci ou depuis au moins un an ; 5º Un étranger qui réside en France sous couvert du titre de séjour prévu par le 11º de l'article L. 313-11 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Les dispositions prévues au 3º et au 4º ne sont toutefois pas applicables lorsque les faits à l'origine de la condamnation ont été commis à l'encontre du conjoint ou des enfants de l'étranger ou de tout enfant sur lequel il exerce l'autorité parentale. Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation prévus par les chapitres Ier, II et IV du titre Ier du livre IV et par les articles 413-1 à 413-4, 413-10 et 413-11, ni aux actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV, ni aux infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous prévues par les articles 431-14 à 431-17, ni aux infractions en matière de fausse monnaie prévues aux articles 442-1 à 442-4".
La Cour européenne des droits de l'Homme, au lieu d'innover, a donc préféré s'en tenir à sa jurisprudence traditionnelle qui lui permet de traiter ce type d'affaire de manière excessivement empirique.
II. Empirisme
La Cour a donc appliqué sa jurisprudence classique et a rappelé les critères utilisés pour apprécier si une mesure d'expulsion ne porte pas une atteinte disproportionnée à l'article 8 de la Convention : "la nature et la gravité de l'infraction commise par le requérant ; la durée du séjour de l'intéressé dans le pays dont il doit être expulsé ; le laps de temps qui s'est écoulé depuis l'infraction, et la conduite du requérant pendant cette période ; la nationalité des diverses personnes concernées ; la situation familiale du requérant, et notamment, le cas échéant, la durée de son mariage, et d'autres facteurs témoignant de l'effectivité d'une vie familiale au sein d'un couple ; la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l'infraction à l'époque de la création de la relation familiale ; la question de savoir si des enfants sont issus du mariage et, dans ce cas, leur âge ; et la gravité des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays vers lequel le requérant doit être expulsé" (n° 57, v. déjà CEDH, 2 août 2001, req. 54273/00, Boultif c/ Suisse N° Lexbase : A6740AWK). La Cour a entendu, également, "expliciter deux critères qui se trouvent peut-être déjà implicitement contenus dans ceux identifiés dans l'arrêt Boultif : l'intérêt et le bien-être des enfants, en particulier la gravité des difficultés que les enfants du requérant sont susceptibles de rencontrer dans le pays vers lequel l'intéressé doit être expulsé ; et la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays hôte et avec le pays de destination" (n ° 58). Il ne s'agit d'ailleurs pas en toute rigueur de critères, mais plutôt d'indices qui permettent de déceler une violation de l'article 8.
Appliqués au cas de M. Üner, la Cour en conclut "qu'un juste équilibre a été ménagé en l'espèce, dans la mesure où l'expulsion du requérant et son interdiction du territoire néerlandais étaient proportionnées aux buts poursuivis et donc nécessaires dans une société démocratique" (n° 67). On peut n'être pas convaincu par une telle conclusion.
Les faits commis par l'intéressé sont d'une incontestable gravité (homicide involontaire), mais ils ne font pas partie des crimes les plus lourdement sanctionnés par les systèmes pénaux des Etats membres. En revanche, l'intéressé était parfaitement intégré dans la société néerlandaise. L'argument de la Cour selon lequel M. Üner n'a finalement que peu vécu avec sa compagne ne résiste guère au constat que celle-ci a choisi d'avoir un enfant avec lui alors qu'il se trouvait en prison. En outre, durant son incarcération, il a obtenu un diplôme de commerçant. Ses liens avec la Turquie sont, en outre, inexistants : si l'on peut douter qu'il ne maîtrise plus la langue turque comme il le prétend, il est cependant avéré qu'il n'a aucune relation personnelle dans ce pays. Ses parents résident aux Pays-Bas. La Cour semble donc considérer que la famille Üner pourrait s'installer en Turquie alors que la mère et les enfants sont de nationalité néerlandaise et ne parlent évidemment pas le turc ! Les critères posés par la Cour n'ont donc qu'une valeur purement rhétorique.
Enfin, le droit néerlandais qui permet à une autorité administrative de prendre postérieurement à une sanction pénale une mesure d'interdiction du territoire ne paraît guère satisfaisant du point de vue de la sécurité juridique. M. Üner avait été condamné le 21 janvier 1994 et ce n'est que le 30 janvier 1997 que le secrétaire d'Etat à la Justice a pris un arrêté d'interdiction du territoire valable dix ans. Cependant, il n'y avait probablement pas là une violation de la Convention.
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