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N2804ALG
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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
En juillet 1994, le ministre de l'Economie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques anticoncurrentielles sur le marché du béton prêt à l'emploi de la région Provence Alpes Côte d'Azur et a demandé le prononcé de mesures conservatoires. Par la décision n° 94-MC-10 du 14 septembre 1994 (N° Lexbase : X5897ACE), le Conseil de la concurrence a, en commission permanente (formation constituée du président et des vice-présidents du Conseil, C. com., art. L. 461-3 N° Lexbase : L6623AI7), enjoint aux entreprises concernées de cesser de vendre du béton prêt à l'emploi à un prix inférieur à son coût moyen variable de production tel qu'évalué sur la base des comptabilités analytiques établies mensuellement par les entreprises. Pour l'anecdote, on notera que cette première décision a fait l'objet de recours rejetés par un arrêt de la cour d'appel en date du 3 novembre 1994. On notera encore que les pourvois contre cet arrêt ont également été rejetés par la Cour de cassation, chambre Commerciale, par arrêts du 4 février 1997 (Cass. com., 4 février 1997, n° 94-21.147 N° Lexbase : A2226CME ; n° 94-21.148 N° Lexbase : A2227CMG ; n° 94-21.232 N° Lexbase : A2230CMK).
S'agissant à présent du fond, par la décision n° 97-D-39 du 17 juin 1997 (N° Lexbase : X7780AC7), le Conseil de la concurrence devait infliger des sanctions pécuniaires à 13 entreprises pour un montant total de 88,2 millions de francs (environ 13,44 millions d'euros) pour fixation concertée de prix, répartition de marché et prix prédateurs et ordonner la publication de la décision dans différents organes de presse. Soumise à la censure de la cour d'appel, cette décision devait être entièrement confirmée. Mais, sur le pourvoi formé par les sociétés précitées, la Cour de cassation devait casser l'arrêt de rejet, non sur le motif, soutenu par les parties, que le rapporteur de l'affaire avait participé au délibéré, mais sur la circonstance que des membres du Conseil de la concurrence ont à la fois statué sur la demande de mesures conservatoires et, ultérieurement, sur la question de fond (Cass. com., 9 octobre 2001, n° 98-21.987, FS-P N° Lexbase : A2102AWR). Dans cet arrêt, la Cour de cassation rappelle, sur le fondement de l'article 2 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, relatif aux recours exercés devant la cour d'appel de Paris contre les décisions du Conseil de la concurrence (N° Lexbase : L6747G4N) que "lorsque la déclaration de recours contre les décisions du Conseil de la concurrence ne contient pas l'exposé des moyens invoqués, le demandeur doit déposer cet exposé au greffe dans les deux mois qui suivent la notification de la décision frappée de recours ; que les sociétés [requérantes] n'ayant exposé les moyens d'annulation tirés de la présence du rapporteur au délibéré ni lors de leur déclaration de recours ni dans les deux mois suivant la notification de la décision, elles ne sont pas recevables à le faire pour la première fois devant la Cour de cassation et la cour d'appel n'était pas tenue de les relever d'office".
C'est, en revanche, parce que des membres de la formation de jugement avaient, antérieurement, statué sur la demande de mesures conservatoires que la Cour de cassation a cassé l'arrêt de rejet de la cour d'appel. Se fondant sur l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR) et sur l'article L. 464-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6639AIQ), parce que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial, la Cour de cassation fait observer que "l'arrêt [de la cour d'appel] retient que les mesures conservatoires prononcées au début de la procédure, avant enquête approfondie sur le fond, pour faire cesser une pratique gravement préjudiciable à l'ordre public économique, ne sauraient être considérées comme un préjugement sur l'imputabilité de ces pratiques ; [...] qu'en statuant ainsi, alors que le Conseil de la concurrence s'était prononcé sur le caractère prohibé d'une partie des faits qui lui étaient dénoncés dans la procédure de mesures conservatoires, ce dont il devait être déduit qu'il ne pouvait, dans une formation comportant des membres ayant statué dans cette procédure, statuer à nouveau au fond, sans manquer objectivement au principe d'impartialité ci-dessus énoncé, l'arrêt a violé, par refus d'application, les textes susvisés".
En bref, la Cour de cassation, annulant l'arrêt rendu le 20 octobre 1998, renvoyait l'affaire devant la cour d'appel remettant "la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt".
A nouveau appelée à se prononcer sur l'affaire, la cour d'appel par un arrêt du 22 juin 2004 devait, soit dix années après la saisine d'origine, prononcer, de manière en principe définitive, la nullité de la décision n° 97-D-39 sur le double motif de la présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré et de la participation de membres du Conseil de la concurrence à la décision relative aux mesures conservatoires.
Appréciant les conséquences de l'annulation prononcée, la cour d'appel formule trois remarques portant sur ses choix procéduraux et conclut à l'annulation des sanctions pécuniaires prononcées à l'encontre des entreprises visées.
- En premier lieu, si, sur le fondement des articles L. 464-8 du Code de commerce et 561 du Nouveau Code de procédure civile, la cour d'appel a le pouvoir de statuer en fait et en droit sur les griefs notifiés au cours de la procédure ayant donné lieu à la décision annulée, elle affirme qu'"elle n'y est pas tenue".
- En deuxième lieu, au motif que l'auteur de la saisine, à savoir, on le rappelle, le ministre de l'Economie, s'est contenté de demander la réformation de la décision attaquée, aucune qualification des faits n'étant proposée à la cour, il est soutenu qu'il est de "bonne administration" de renvoyer l'affaire à la connaissance du Conseil de la concurrence.
- En troisième lieu, la cour réfute l'argument selon lequel le renvoi de l'affaire devant le Conseil de la concurrence, prolongeant la procédure, violerait l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme, déjà citée, en ce que serait dépassé le délai raisonnable dans lequel la cause doit être entendue. A cet égard, la cour affirme qu'il n'y aurait violation de l'article 6, paragraphe 1, précité que dans la seule hypothèse où, en raison de la durée de la procédure, les parties se trouveraient dans l'impossibilité de présenter utilement leur défense. Et, de ce point de vue, la cour soutient qu'en l'état du dossier elle ne peut se déterminer.
Au total, la cour soutient que l'arrêt prononcé constitue un titre de restitution des sommes versées par les entreprises sanctionnées, les sommes devant être reversées avec intérêts au taux légal, les frais de publication de la décision devant également être remboursés.
Mais, par un nouvel arrêt en date du 27 septembre 2005, la Cour de cassation, opérant une lecture différente des articles L. 464-8 du Code de commerce et 561 et 562 du Nouveau Code de procédure civile a cassé et annulé dans toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 22 juin 2004 par la cour d'appel de Paris.
II - Le rappel des textes et les conséquences à en tirer
Les articles L. 464-7 (N° Lexbase : L6645AIX) et L. 464-8 du Code de commerce précisent que les décisions du Conseil de la concurrence prises en application des articles L. 464-1 (mesures conservatoires), L. 464-2 (N° Lexbase : L5682G49, sanctions pécuniaires pour infraction aux règles de la concurrence), L. 464-3 (N° Lexbase : L5680G47, sanctions pécuniaires pour irrespect des injonctions ou engagements), L. 464-5 (N° Lexbase : L6643AIU, sanctions pécuniaires applicable sur le fondement de la procédure dite simplifiée), L. 464-6 (N° Lexbase : L6643AIU, décisions de non-lieu à poursuivre une procédure) et L. 464-6-1 (N° Lexbase : L3097DYD, décisions de non-lieu concernant les accords d'importance mineure) peuvent faire l'objet d'un recours en annulation ou en réformation devant la cour d'appel de Paris.
De leur côté, les articles 561 et 562 du Nouveau Code de procédure civile disposent respectivement que la procédure d'appel "remet la chose jugée en question devant la juridiction d'appel pour qu'il soit statué à nouveau en fait et en droit" (article 561).
"L'appel ne défère à la cour que la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément ou implicitement et de ceux qui en dépendent. La dévolution s'opère pour le tout lorsque l'appel n'est pas limité à certains chefs, lorsqu'il tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible" (article 562).
C'est sur le fondement de ces textes que la Cour de cassation a, une nouvelle fois, censuré la cour d'appel. L'arrêt du 27 septembre 2005 précise, en effet, que "saisie par des parties en cause d'un recours en annulation ou en réformation de la décision du Conseil, la cour d'appel [après avoir annulé cette décision] était tenue de statuer en fait et en droit sur les demandes des parties tendant à l'annulation de l'enquête et de l'instruction ayant conduit à la décisions qu'elle annulait et, le cas échéant, sur les griefs notifiés et maintenus dans le rapport".
Ce même arrêt renvoie l'affaire devant la cour d'appel "autrement composée".
En fait, au terme d'une procédure particulièrement laborieuse, la Cour de cassation n'a fait que rappeler un point qui, jusqu'à présent, n'avait pas eu lieu de se poser, la chose jugée en première instance se trouve remise en question devant la juridiction d'appel afin qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit. La Cour de cassation considère que l'effet dévolutif inscrit à l'article 561 du NCPC a un caractère impératif pour la juridiction de second degré pour statuer sur le litige qui lui est déféré.
La solution retenue évite, sans doute, l'éventuelle censure de la décision que, potentiellement, le Conseil de la concurrence aurait pu rendre dans l'hypothèse où la Cour de cassation n'aurait pas cassé et annulé l'arrêt de la cour d'appel du 22 juin 2004.
On peut encore soutenir que la solution retenue a pour effet d'assurer un meilleur respect des dispositions de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne concernant le délai raisonnable durant lequel la procédure doit être conduite.
Mais une question cruciale demeure. Comparant l'étendue des moyens dont, d'une part, dispose le Conseil de la concurrence et, d'autre part, le caractère plus limité des ressources dont la cour d'appel est dotée, on peut s'interroger sur la question de savoir si la solution juridique découlant des articles 561 et 562 du NCPC est la mieux appropriée.
A ce jour, la cour d'appel est appelée à se prononcer, pour la troisième fois, sur une saisine qui, on le rappelle, remonte à juillet 1994. Elle se trouve prisonnière des deux arrêts contradictoires qu'elle a rendus en octobre 1998 et juin 2004. Une fois de plus, le droit de la concurrence se caractérise par son imprévisibilité, or les entreprises ont besoin de sécurité.
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