La lettre juridique n°223 du 13 juillet 2006 : Sociétés

[Focus] La garantie d'éviction du fait personnel du cédant de droits sociaux

Réf. : Cass. civ. 1, 24 janvier 2006, n° 03-12.736, M. Laurent Paudex c/ M. Jean-Michel Mazue, F-P+B (N° Lexbase : A5473DMN)

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le 07 Octobre 2010

La cession entre vifs de droits sociaux s'apparente fortement à une vente qui est une convention à titre onéreux "par laquelle l'un s'oblige à livrer une chose, et l'autre à la payer" (1). L'opération relève, également, de la cession de créance, ce qui justifie la limitation des garanties dont dispose l'acquéreur. Conformément au régime général de la vente, le cédant est tenu à l'égard de l'acquéreur de la garantie d'éviction, c'est-à-dire de lui assurer la jouissance paisible du bien vendu, mais aussi, de la garantie des vices cachés, à savoir l'absence de défaut de ce bien (2). En revanche, dans une cession de créance, le cédant doit seulement garantir l'existence des créances cédées au moment de la cession (3). La cession de titres obéit à ces deux régimes, celui de la vente et celui de la cession de créance et, du même coup, bénéficie de ces deux garanties, contre l'éviction et contre les vices cachés. D'une part, eu égard au principe de la personnalité morale de la société (4), l'associé ne dispose d'aucun droit de propriété sur les actifs sociaux (5). Aussi, l'acquéreur ne pourrait se prévaloir que de l'éviction ou des vices des droits sociaux et non de ceux affectant les actifs sociaux. Cependant, dès lors que ces derniers rendent possible l'activité sociale et l'exercice par l'acquéreur des prérogatives inhérentes aux titres, les atteintes portées aux actifs sociaux ou à l'activité sociale ont une incidence sur les titres cédés et permettent de mettre en oeuvre les garanties d'éviction et des vices cachés. D'autre part, l'éviction et le vice ne sont admis que s'ils empêchent la société dont les parts sociales ou les actions ont été cédées, d'exercer son activité, par conséquent, de réaliser son objet. S'agissant précisément de la garantie d'éviction, elle met à la charge du cédant une obligation de non-concurrence qui existe de plein droit, sans que l'acte de cession ait à la prévoir (6). Les parties ne sauraient y déroger, l'article 1628 du Code civil (N° Lexbase : L1730ABP) réputant nulle toute clause élusive de cette garantie du fait personnel par le cédant.

La première chambre civile de la Cour de cassation se prononce sur cette garantie dans l'arrêt du 24 janvier 2006 (7).

I - L'affaire rapportée a trait à une promesse synallagmatique de cession de parts conclue le 18 mai 1999 entre deux associés d'une SCP de médecins et, en vertu de laquelle la cession devait intervenir au plus tard le 30 septembre 1999. En contrepartie de l'acquisition des parts du promettant par la SCP, celui-ci s'interdisait d'exercer dans trois cantons pendant cinq ans, aussi bien en cabinet qu'à domicile. La cession n'ayant pas été réalisée à la date prévue, le promettant a quitté la société. Après s'être installé à Lons-le-Saunier, il a saisi le tribunal de grande instance de cette ville aux fins d'obtenir le prix de la cession assorti de dommages-intérêts et de voir constater que la vente est parfaite.

Le demandeur ayant obtenu gain de cause par jugement rendu en première instance le 19 décembre 2000, le cessionnaire l'a assigné en appel en violation de la garantie d'éviction. Dans un arrêt du 14 janvier 2003, la cour d'appel de Besançon a prononcé la résolution de la cession des droits sociaux aux torts du cédant, pour violation de la garantie d'éviction.

Pour statuer en ce sens, les juges du second degré ont relevé en premier lieu, sa réinstallation dans une autre agglomération à une date antérieure à celle conventionnellement prévue ; en second lieu, ses manoeuvres destinées à capter la clientèle de la société qu'il venait de quitter et priver ainsi la cession de son objet.

Le cédant a alors formé un pourvoi en cassation. Il fait grief à la juridiction d'appel de n'avoir pas recherché si les actes de concurrence qui lui sont reprochés ont empêché la SCP de poursuivre son activité économique et de réaliser son objet social.

Sa démarche semble a priori s'inspirer des décisions auparavant rendues en la matière par la Chambre commerciale. Cette dernière considère, en effet, que la garantie légale d'éviction du fait personnel du vendeur n'entraîne pour lui l'interdiction de se rétablir que si sa réinstallation est de nature à empêcher les acquéreurs des actions de poursuivre l'activité économique de la société et de réaliser l'objet social (8).

La première chambre civile n'est cependant pas réceptive à cette argumentation. Elle estime que les actes de concurrence constatés par les juges du fond suffisent à mettre en exergue la violation de la garantie d'éviction due par le cédant au titre de son fait personnel, à l'égard aussi bien de la société que de l'acquéreur. Elle approuve pleinement la cour d'appel de Besançon de s'être appuyée sur le fait que les parts d'une SCP de médecins étant essentiellement constituées par le droit de présentation de clientèle, le détournement de celle-ci prive la cession de son objet.

En vendant ses parts sociales, le médecin retiré a inévitablement cédé le droit de présentation de sa clientèle à son successeur. Certes, il pouvait avertir ses patients du transfert de son activité, mais cette information, pour être loyale, ne devait pas aboutir à un détournement de clientèle. Or, son installation anticipée, l'incitation de nombreux patients à le suivre, établie par la production de plusieurs attestations et par la mise en service d'une ligne téléphonique avec répondeur prouvant cette installation, constituent une captation de clientèle vidant de son objet la cession des parts sociales et une violation des accords conclus entre les parties. Ces faits justifient amplement la résolution judiciaire du compromis de cession des parts sociales, indépendamment de l'absence de sanction disciplinaire.

II - La solution de la première chambre civile de la Cour de cassation est à la fois logique et équitable. En effet, la garantie d'éviction interdit au cédant d'effectuer des actes susceptibles de constituer des reprises ou des tentatives de reprise du bien vendu ou des atteintes aux activités telles qu'elles fassent obstacle à la poursuite de l'activité économique de la société et à la réalisation de l'objet social par l'acquéreur des parts sociales. Elle lui fait défense également d'accomplir des actes de détournement de clientèle avec pour finalité de vider la société de sa substance. Cette solution se justifie d'autant plus qu'elle concerne une société civile professionnelle pour laquelle la notion de clientèle occupe une place déterminante.

L'obligation de garantie du fait personnel du cédant relève de l'ordre public. Elle s'applique sans qu'une clause de non-concurrence ne soit contractuellement prévue dans l'acte de cession (9).

En dépit de sa relative sévérité, comparativement à la position habituelle de la Chambre commerciale, le présent arrêt se situe dans la lignée de la jurisprudence selon laquelle le rétablissement du cédant dans une activité similaire à celle de la société, s'il aboutit à un détournement de clientèle, constitue une "reprise par voie détournée de la chose vendue" (10).

Pareil agissement s'expose à la sanction, qu'il émane directement ou indirectement du cédant intervenant par l'intermédiaire d'une nouvelle société. La garantie d'éviction du fait personnel ne soumet pas le cédant à une obligation générale de non-concurrence qui l'empêche de se rétablir ou de tirer profit d'une activité similaire. L'interdiction porte seulement sur le détournement de clientèle qui caractérise le manquement du cédant dont les juges du fond doivent constater l'existence.

Un simple obstacle au développement de l'activité est insuffisant (11), tout comme la seule diminution de valeurs des titres cédés (12). Ainsi, les acquéreurs de l'ensemble des titres d'une société de courtage ne pouvaient valablement revendiquer sur le fondement de la garantie d'éviction, une diminution du prix de cession des titres, sous prétexte que la clientèle et le chiffre d'affaires de la société cédée n'aient pas été conformes aux éléments chiffrés retenus au moment de la détermination du prix. Effectivement, d'une part, ils n'alléguaient et n'établissaient pas l'impossibilité de réaliser l'objet social ; d'autre part, la garantie d'éviction ne tient pas compte de ce que la valeur de la clientèle cédée soit inférieure à celle inscrite dans l'acte de cession (13).

De même, la garantie n'est pas due lorsque les agissements du cédant entraînent un simple appauvrissement de la consistance des parts cédées. Dès lors, n'était pas tenue de la garantie d'éviction, une société qui, après avoir cédé l'intégralité des parts sociales qu'elle détenait dans deux de ses filiales et conclu avec chacune d'elles un contrat de sous-distribution des produits de deux marques dont elle était le représentant exclusif, avait résilié l'un des deux contrats. En effet, ce dernier ne représentait qu'un pourcentage minime du chiffre d'affaires de l'une des sociétés dont les parts avaient été cédées et l'autre contrat se poursuivait encore. En outre, la durée limitée des contrats de sous-distribution constituait une charge déclarée lors de la cession des parts et était donc exclue de la garantie (14).

Par ailleurs, si le cédant est une personne morale, la garantie d'éviction pèse non seulement sur cette dernière, mais aussi sur son dirigeant et les personnes que celui-ci pourrait interposer afin d'échapper à ses obligations (15).

La solution retenue en l'espèce à propos d'une société civile professionnelle par la première chambre civile, pourrait-elle s'appliquer à toute autre société civile pour laquelle la chambre commerciale a vocation à statuer, et pour les sociétés immobilières qui relèvent de la compétence de la troisième chambre civile ? Dans l'affirmative, elle participerait à l'harmonisation de la jurisprudence en matière de garantie d'éviction due par le cédant au cessionnaire et à la société elle-même, ainsi qu'à une certaine moralisation du droit des affaires.

Deen Gibirila
Professeur à l'Université des Sciences sociales de Toulouse I


(1) C. civ., art. 1582, al. 1er (N° Lexbase : L1668ABE).
(2) C. civ., art. 1625 (N° Lexbase : L1027ABN).
(3) C. civ., art. 1693 (N° Lexbase : L1803ABE).
(4) C. civ., art. 1842 (N° Lexbase : L2013AB8) ; C. com., art. L. 210-6 (N° Lexbase : L5793AIE).
(5) Cass. com., 18 février 2004, n° 00-10.512, Société Grison et Boiry, société anonyme c/ M. Hugues Martin de la Garde, F-D (N° Lexbase : A3080DBP), RJDA 6/2004, n° 718.
(6) C. civ., art. 1626 (N° Lexbase : L1728ABM). Sur la garantie d'éviction en matière de droits sociaux, Th. Massart, Le régime juridique de la cession de contrôle, Thèse Paris II 1995, p. 172 et suiv.
(7) Cass. civ. 1, 24 janvier 2006, n° 03-12.736, M. Laurent Paudex c/ M. Jean-Michel Mazue, F-P+B, Bull. civ. I, n° 32.
(8) Cass. com., 21 janvier 1997, n° 94-15.207, Société Eridania Beghin-Say c/ Consorts Ducros et autres (N° Lexbase : A1512ACY), RJDA 6/1997, n° 783 ; sur cet arrêt, A. Couret, La garantie du fait personnel du cédant de droits sociaux, Dr. et patrimoine mai 1997, p. 64.
(9) J. Amiel-Donat, Clauses de non-concurrence et cession de droits sociaux, Dr. sociétés janvier 1989, p. 1. C. Freyria, Réflexions sur la garantie conventionnelle dans les actes de cession de droits sociaux, JCP éd. E 1992, I, 146. P. Mousseron, Les conventions de garantie dans les cessions de droits sociaux, Nouvelles éd. fiduc. 1992, p. 114 et suiv.
(10) Cass. com., 21 janvier 1997, préc..
(11) Cass. com., 17 décembre 2002, n° 00-19.684, M. Horace Frattaroli c/ Société SNEF, FS-D (N° Lexbase : A5047A4P), RJDA 6/2003, n° 601.
(12) Cass. com., 18 février 2004, préc..
(13) Cass. com., 18 février 2004, préc..
(14) Cass. com., 9 juillet 2002, n° 98-22.284, Société Brabo distribution c/ Société Charlier Brabo groupe NV, F-D (N° Lexbase : A0960AZL), RJDA 11/2002, n° 1152.

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