La lettre juridique n°220 du 22 juin 2006 : Social général

[Jurisprudence] Grève et services publics : le dépôt de préavis "en liasses" est licite

Réf. : Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-17.116, Société lyonnaise des transports en commun (SLTC), FS-P+B (N° Lexbase : A8444DPG)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Les décisions concernant le régime du préavis de grève dans les services publics sont suffisamment rares pour être signalées et examinées avec le plus grand intérêt, surtout lorsque l'on sait que les deux tiers des grèves s'y déroulent chaque année. Dans un arrêt en date du 7 juin 2006, la Chambre sociale de la Cour de cassation confirme sa volonté de ne pas restreindre l'exercice du droit de grève au-delà du cadre légal existant, en renforçant les contraintes qui pèsent sur les syndicats. Face à un certain nombre de pratiques considérées comme "déviantes" (1), la Cour de cassation affirme qu'un même préavis peut valablement couvrir plusieurs jours de "mini grèves" (2) et qu'un syndicat peut valablement déposer en même temps un "liasse" de préavis (3). On pourrait même se demander, à la lecture de cet arrêt, ce qu'il reste de la théorie de l'abus de droit pour combattre les syndicats (4).
Résumé

Un préavis unique peut porter sur des arrêts de travail d'une durée limitée étalés sur plusieurs jours. Un syndicat peut valablement déposer en même temps plusieurs préavis de grève.

Décision

Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-17.116, Société lyonnaise des transports en commun (SLTC), FS-P+B (N° Lexbase : A8444DPG)

Rejet (CA Lyon, 14 mai 2004)

Textes concernés : C. trav., art. L. 521-2 (N° Lexbase : L6608ACQ) ; C. trav., art. L. 521-3 (N° Lexbase : L6609ACR).

Mots-clefs : grève ; services publics ; préavis ; globalité du mouvement ; dépôt multiple.

Lien bases :

Faits

1. Le 30 décembre 2003, le syndicat national des transports urbains CFDT, section SNTU SLTC (le syndicat), a adressé à la direction de la Société lyonnaise des transports en commun (la société SLTC), investie d'une mission de service public, un préavis de grève d'une durée quotidienne de 55 minutes sur une plage horaire déterminée du 12 au 16 janvier 2004, les revendications professionnelles portant sur l'attribution d'une prime mensuelle de 150 euros pour tous les conducteurs de tramways de Lyon.

Le 13 janvier 2004, le syndicat a adressé un nouveau préavis de grève de 55 minutes pour une autre plage horaire déterminée du 19 janvier au 24 janvier 2004. Les 19 et 27 janvier 2004, 10, 17 et 25 février 2004, il a déposé des préavis similaires.

2. La cour d'appel de Lyon a débouté la société SLTC de sa demande en suspension du préavis de grève du 13 janvier 2004 et des préavis suivants.

Solution

1. "Un préavis unique peut porter sur des arrêts de travail d'une durée limitée étalés sur plusieurs jours".

2. "La cour d'appel qui a retenu à bon droit qu'aucune disposition légale n'interdisait l'envoi de préavis de grève successifs et qui a constaté qu'aucun manquement à l'obligation de négocier n'était imputable au syndicat, a pu en déduire qu'aucun trouble manifestement illicite n'était caractérisé".

3. Rejet

Commentaire

1. Exposé du problème

  • L'exigence d'un préavis de grève dans les services public

L'article L. 521-3 du Code du travail impose le dépôt d'un préavis de 5 jours francs pour toute grève dans les services publics. Cette exigence donne lieu à un double contentieux.

Sur le plan individuel, le non-respect par les salariés de ces dispositions est susceptible de les exposer à un licenciement pour faute lourde.

Sur un plan collectif, l'entreprise peut être conduite à saisir le juge des référés pour en obtenir la suspension dès lors qu'existe un "trouble manifestement illicite" (NCPC, art. 809 N° Lexbase : L3104ADC).

C'est dans ce cadre qu'intervient cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 7 juin 2006.

  • L'affaire

Dans cette affaire, un syndicat avait déposé en quelques semaines plusieurs préavis portant, pour chacun d'entre eux, sur une durée quotidienne de 55 minutes et sur plusieurs jours. Exaspérée par ces préavis à répétition, la Lyonnaise des eaux avait demandé au juge des référés leur suspension. Le tribunal de grande instance de Lyon lui avait donné raison, mais l'ordonnance avait été réformée en appel.

L'entreprise prétendait que le syndicat aurait dû présenter autant de préavis que de jours concernés, et non un seul préavis pour plusieurs jours. Elle faisait valoir, par ailleurs, que cette pratique empêchait "toute négociation durant le préavis" et qu'elle désorganisait "l'entreprise en infligeant un préjudice maximum aux usagers tout en limitant considérablement le coût pour les grévistes".

Sur ces deux points, l'arrêt rendu par la cour d'appel de Lyon est confirmé et les arguments de l'entreprise écartés.

S'agissant de la nécessité ou non de déposer un préavis unique portant sur de courtes périodes de grèves journalières et étalées sur plusieurs jours, la Cour de cassation considère qu'"un préavis unique peut porter sur des arrêts de travail d'une durée limitée étalés sur plusieurs jours".

S'agissant du caractère abusif de cette pratique, la Cour affirme "qu'aucune disposition légale n'interdisait l'envoi de préavis de grève successifs et [...] qu'aucun manquement à l'obligation de négocier n'était imputable au syndicat", avant de conclure à l'absence d'abus dans l'exercice du droit de grève.

Cette solution mérite doublement approbation, même si elle ne ferme pas toutes les portes à une éventuelle action patronale, mais autrement fondée.

2. Validité du préavis portant sur des arrêts de travail d'une durée limitée étalés sur plusieurs jours

  • Une solution conforme aux termes de l'article L. 521-3 du Code du travail

L'article L. 521-3 du Code du travail précise les conditions de validité du préavis dans les services publics. Ce dernier doit émaner d'un syndicat représentatif, préciser les motifs du recours à la grève, intervenir 5 jours francs avant le déclenchement de celle-ci et fixer les lieux, date et heure du début ainsi que le caractère ou non limité de la grève.

Ce texte réglemente ainsi la forme du préavis, mais certainement pas la notion même de grève ni ses caractères.

Ces derniers doivent être recherchés dans la jurisprudence puisque le Code du travail n'a pas défini la notion de grève. Il s'agit, de jurisprudence constante, d'une cessation collective et concertée du travail en vu d'appuyer des revendications professionnelles (Cass. soc., 28 juin 1951, n° 51-01.661, Dame Roth, publié N° Lexbase : A7808BQA, Dr. soc. 1951, p. 523, note P. Durand).

La jurisprudence ne fait pas de la durée de la cessation du travail, de sa fréquence ou de sa répétitivité, une composante de la grève. Il suffit que les salariés cessent le travail, ce qui exclut les grèves "perlées", simple ralentissement de la production, et que cette cessation porte sur la mise à disposition de l'employeur et non sur de simples obligations accessoires (Cass. soc., 2 février 2006, n° 04-12.336, FS-P+B N° Lexbase : A6521DMH, lire nos obs., Les salariés ne peuvent pas faire la grève des astreintes, Lexbase Hebdo n° 201 du 9 février 2006 - édition sociale N° Lexbase : N4157AK8).

Peu importent la durée ou la répétition des arrêts de travail (Cass. soc., 10 juillet 1991, n° 89-43.147, Société auxiliaire d'entreprise de la Région parisienne c/ M. Barreiros et autres, publié N° Lexbase : A1693AAX : un quart d'heure toutes les heures sur le chantier de Bercy). La grève peut donc être intermittente sans perdre, à proprement parler, sa qualification de grève.

  • La conception globale de la grève

Dans cette affaire, l'entreprise considérait qu'il fallait entendre la grève de manière restrictive comme la seule période de cessation de travail, chaque nouvel arrêt devant donner lieu à un préavis spécifique.

La Cour de cassation a, au contraire, choisi une qualification globale et admis qu'un seul et même préavis puisse valablement "cibler" chaque jour les moments de la cessation effective du travail.

Cette interprétation globalisante de la grève est, non seulement, conforme à la tradition française, mais elle nous semble, également, raisonnable. Si la Cour avait, en effet, suivi le demandeur dans son raisonnement, les entreprises se seraient retrouvées ensevelies sous des dizaines de préavis à l'occasion de chaque conflit, sans que la prévisibilité ou la lisibilité du conflit ne s'en trouve améliorée pour autant.

Reste que cette interprétation globalisante présente nécessairement des limites, notamment temporelles. Ces limites sont évidentes lorsque le préavis a été déposé pour une durée déterminée. Le problème risque de se poser lorsque le préavis ne précise pas de terme, comme le prévoit d'ailleurs l'article L. 521-3 du Code du travail. Dans ces conditions, les juges seront nécessairement conduits à apprécier si les arrêts de travail présentent un lien suffisant avec les précédents (écart de temps, revendications soutenues). Mais, il ne s'agira jamais, ici, que de statuer sur la qualification du comportement des grévistes, dans le cadre de la qualification d'une éventuelle faute lourde, mais certainement pas de considérer que le préavis est illicite.

3. La licéité de la pratique des préavis en liasses

  • Une conception stricte de la légalité

La Cour de cassation avait également à statuer sur la légalité de la pratique très répandue des préavis déposés "en liasses", c'est-à-dire pour des périodes de grèves successives. Cette pratique permet, on le sait, aux syndicats d'empêcher, dans les faits, l'entreprise de déterminer avec certitude à quel moment les salariés se mettront en grève et ruine, en réalité, l'utilité même du préavis.

Or, la Cour de cassation affirme, ici, très clairement, "qu'aucune disposition légale n'interdisait l'envoi de préavis de grève successifs".

Cette solution est parfaitement justifiée et traduit la volonté affichée depuis longtemps par la Haute juridiction de ne retenir de la notion de "trouble manifestement illicite" de l'article 809 du Nouveau Code de procédure civile, qu'une conception étroite (Cass. soc., 25 février 2003, n° 01-10.812, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2630A7K, lire nos obs. sous Dr. soc. 2003, p. 621).

Seules sont donc illicites les pratiques directement contraires à des dispositions ayant pour objet la réglementation du droit de grève, au sens où l'entend le préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L6815BHU). Il ne saurait être question d'illicéité "virtuelle", à laquelle le juge pourrait librement attribuer un contenu. Or, aucune disposition du Code du travail ne prohibe expressément la pratique des préavis multiples ; elle ne peut donc constituer un "trouble manifestement illicite" autorisant le juge des référés à le suspendre.

C'est d'ailleurs en se fondant sur cette même conception stricte et formelle de l'illicéité que la Cour de cassation avait eu l'occasion d'affirmer "qu'aucune disposition légale n'interdit à plusieurs organisations syndicales représentatives de présenter chacune un préavis de grève" et "que chacune peut prévoir une date de cessation du travail différente" (Cass. soc., 4 février 2004, n° 01-15.709, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1308DB3, lire nos obs., Grève et services publics : ne confondez pas grèves tournantes et préavis tournants !, Lexbase Hebdo n° 107 du 12 février 2004 - édition sociale N° Lexbase : N0498AB3).

  • Un syndicat en règle avec ses obligations légales

Cette même recherche de "légalité" se ressent, également, très nettement dans le jugement porté sur le comportement du syndicat à l'occasion du dépôt, puisque la Cour de cassation a relevé "qu'aucun manquement à l'obligation de négocier n'était imputable au syndicat", c'est-à-dire que ce dernier avait eu un comportement conforme en tout point aux obligations présentes dans le Code du travail.

4. Que reste-t-il de l'application de la théorie de l'abus ?

  • L'éviction de l'argument tiré de l'abus

A la lecture de cet arrêt, on pourrait se demander si la Cour de cassation n'aurait pas purement et simplement "tordu le cou" à la théorie de l'abus du droit de déposer un préavis.

On se rappellera que cette théorie a été admise, singulièrement dans les années 1980, pour éviter que les syndicats des pilotes de ligne ne mènent une guerre trop dure aux compagnies aériennes qui tentaient d'imposer le pilotage à deux. Or, la cour d'appel de Paris, qui avait fixé la jurisprudence en vigueur en 1988, avait admis qu'un préavis de grève puisse être suspendu dès lors que "les circonstances de temps qui ont entouré le dépôt d'un préavis de grève [...] avec effet les 1er et 2 août, ont fait apparaître avec certitude, un grave et imminent préjudice pour les milliers de voyageurs partant en vacance ou en revenant [...] ; le choix des dates pour un arrêt total du service, inspiré par une évidente volonté de créer un violent impact, devait être pris en compte par les premiers juges pour prévenir la réalisation d'un dommage -au surplus susceptible de provoquer troubles et violences- dans l'importante catégorie des usagers du moment, dont les intérêts méritaient d'être pris en considération" (CA Paris, 27 janvier 1988, 2ème esp. : D. 1988, p. 351, note J.-C. Javillier).

Dans son pourvoi, l'employeur tentait de se rattacher à cette jurisprudence et prétendait que "sont abusives en ce qu'elles empêchent toute négociation durant le préavis et désorganisent l'entreprise en infligeant un préjudice maximum aux usagers tout en limitant considérablement le coût pour les grévistes, les modalités de la grève consistant à émettre sept préavis successifs, chacun portant sur 55 minutes par jour sur une période de cinq jours ouvrables succédant immédiatement à celle faisant l'objet du préavis précédent".

Or, la Cour de cassation a totalement ignoré l'argument et s'est contentée d'affirmer "qu'aucune disposition légale n'interdisait l'envoi de préavis de grève successifs et qui a constaté qu'aucun manquement à l'obligation de négocier n'était imputable au syndicat", avant d'"en déduire qu'aucun trouble manifestement illicite n'était caractérisé", comme si le choix des dates et des modalités de l'arrêt de travail, telles qu'exprimées dans le préavis, n'étaient pas de nature à compromettre sa validité.

  • L'avenir de cette théorie

Il convient, toutefois, de noter que la Cour de cassation n'a pas expressément dénié son rôle à la théorie de l'abus de droit, mais qu'elle a préféré justifier autrement sa solution. On peut donc penser que, dans d'autres circonstances, elle pourrait être amenée à admettre qu'un préavis particulièrement nuisible puisse être suspendu, mais sans doute ces circonstances devraient elles faire apparaître des risques graves pour les usagers.

Il conviendra, par conséquent, d'attendre une décision ultérieure pour être fixée plus précisément sur ce point.

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