La lettre juridique n°196 du 5 janvier 2006 : Concurrence

[Jurisprudence] Hôtels parisiens, sanctions et cohérence

Réf. : Décision Conseil de la concurrence n° 05-D-64, 25 novembre 2005, relative à des pratiques mises en oeuvre sur le marché des palaces parisiens (N° Lexbase : X4537ADE)

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par André-Paul Weber, Professeur d'économie, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence

le 07 Octobre 2010

Prononçant des sanctions pécuniaires dans le cadre d'un dossier contentieux, le Conseil de la concurrence en établit le montant conformément aux dispositions de l'article L. 464-2-I du Code de commerce (N° Lexbase : L5682G49). Suivant ce texte, ces sanctions "[...] sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées [...]. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction". L'application de cette disposition, à l'occasion de la décision n° 05-D-64 du 25 novembre 2005 relative à des pratiques mises en oeuvre sur le marché des palaces parisiens, est source de surprise. Les observations que le Conseil formule, quand il s'agit pour lui de déterminer le montant de la sanction à l'occasion de cette affaire, conduisent, en effet, à se demander si tout le pan des activités pour lesquelles la demande est inélastique n'est pas appelé à échapper à la sévérité du Conseil. On peut encore se demander si, telle que rédigée, la décision n'est pas frappée d'incohérence. I - Un rapide rappel des faits

L'affaire en cause concerne les pratiques mises en oeuvre par différents établissements de luxe localisés à Paris : Le Bristol, Le Crillon, Le Four Seasons Hôtel Georges V, Le Meurice, Le Plaza Athénée et Le Ritz. Il a été reproché à ces six établissements de s'être livrés à des échanges d'informations sur les données relatives à leur activité tout au long de la période 1998 à 2002 -taux d'occupation, prix moyen et revenu moyen par chambre- et établies selon les périodes sur des bases hebdomadaires ou mensuelles. Parallèlement, certains de ces établissements ont, en vue de l'élaboration de leurs plans marketing, procédé à des recherches et échanges d'information portant, en particulier, sur la superficie des chambres et des salons, les prix des différentes suites, des petits déjeuners et des menus, le nombre des personnels employés, le pourcentage de budget marketing par rapport au chiffre d'affaires de l'hôtel, etc. Au surplus, les établissements en cause ont mis en oeuvre des actions commerciales communes consistant, en particulier, à offrir une nuit dans un des établissements concernés à un tarif unique à caractère promotionnel.
Pour le Conseil, en unissant leur volonté pour échanger d'un commun accord des informations confidentielles et stratégiques de nature à altérer l'autonomie commerciale de chacun des participants à l'accord, les établissements hôteliers ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN). C'est à ce titre que des sanctions se situant entre 55 000 (cas de l'hôtel Meurice) et 248 000 euros (cas de l'hôtel Le Crillon) ont été prononcées. Au total, le montant global des sanctions infligées s'est établi à 709 000 euros.
En revanche, le Conseil a estimé que les offres promotionnelles proposées à la clientèle n'avaient pas eu d'objet ni d'effet anticoncurrentiel ; elles n'ont donc pas donné lieu à sanction.

II - La singularité des sanctions prononcées

Pour déterminer ces montants de sanctions, comme indiqué plus haut, le Conseil a tout naturellement fait application des dispositions de l'article L. 464-2-I ci-dessus rappelé. S'agissant de la question de la "gravité des pratiques", le Conseil relève, conformément à sa jurisprudence, que"[...] les échanges d'informations en cause, pour anticoncurrentiels qu'ils soient, n'ont ni le caractère d'une entente expresse sur le niveau de prix ou de répartition des marchés, pratique généralement qualifiée d'injustifiable par les autorités de concurrence, ni celui d'un échange d'informations entre soumissionnaires à un marché public, préalablement à la remise des offres qui a pour effet de tromper l'acheteur public sur l'intensité de la concurrence" (paragraphe 296).

Mais la surprise liée à la décision tient aux remarques formées par le Conseil au titre de l'importance du dommage causé à l'économie. A cet égard, deux éléments de sens contraire sont mis en avant. Un élément aggravant, d'abord, tenant au fait que les échanges d'informations ont prévalu pendant une période relativement longue de trois années. Mais cet aspect aggravant est amoindri par le constat affirmé par le Conseil, voulant que la majeure partie des clients fréquentant les palaces est peu sensible au prix ; les clients de ces établissements "[...] sont prêts à payer des sommes très élevées pour le service rendu et les prestations de luxe offerts par les palaces. Le dommage à l'économie ne peut donc être qualifié de très important" (paragraphe 297).

Telle que rédigée la décision du Conseil appelle deux séries de remarques.

Partant de l'affirmation selon laquelle la clientèle des palaces parisiens est dotée d'une demande relativement inélastique et que, donc, toute augmentation du prix des chambres se traduit par un simple transfert de richesse de la clientèle au bénéfice des établissements hôteliers, sans perte de surplus du consommateur ou perte très modeste de ce surplus, le Conseil estime que la sanction doit être réduite. Cette incursion du Conseil dans les enseignements de la théorie économique est source de nombreuses interrogations. Le Conseil entendrait-il, désormais, se montrer d'autant plus sévère que la demande pour les biens ou services soumis à son examen est particulièrement sensible à l'évolution des prix ? Les offreurs de biens et services dits de luxe pour lesquels la demande est inélastique devraient-ils, toutes choses égales par ailleurs, bénéficier de sanctions amoindries ? Le Conseil jette-t-il là les bases d'une nouvelle approche dans la détermination du montant des sanctions ? Plus radicalement, s'orienterait-on vers la solution consistant à exonérer de toute sanction les "pratiques anticoncurrentielles" qui n'emportent aucun effet dommageable sur l'économie ?

Quel pourrait être, alors, le sens de ces pratiques ?

Mais, au-delà de ces interrogations, telle que rédigée, la décision du Conseil pose une autre question, de logique cette fois. Si, effectivement, comme soutenu dans la décision, la demande pour les prestations qu'offrent les palaces parisiens est inélastique, alors on peut s'interroger sur les motifs qui ont poussé les entreprises, d'une part, à procéder à des échanges d'informations portant, notamment, sur les prix que les uns et les autres pratiquaient et, d'autre part, sur la nécessité qu'il y avait pour elles de proposer des tarifs promotionnels. Tant les pratiques d'échanges d'informations que les formules consistant à proposer des tarifications promotionnelles particulières témoignent à l'évidence d'une demande élastique et le dommage à l'économie n'a pas le caractère anodin que le Conseil a bien voulu reconnaître.

En définitive, de deux choses l'une. Ou les entreprises avaient effectivement intérêt à procéder à des échanges d'informations confidentielles et stratégiques de nature à altérer leur autonomie commerciale, mais cela signifie alors que la clientèle est globalement sensible à la variable "prix". Ou, partant de la thèse voulant que la demande de la clientèle est, à l'inverse, insensible à la variable en cause, et l'on est alors tenu de conclure que les échanges d'information avaient un simple rôle confraternel dénué de toute portée effective, les entreprises bénéficiant de cette situation exceptionnelle voulant que le consommateur, avide de confort et de luxe, soit, comme le note le Conseil, relativement indifférent au prix demandé.

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