La lettre juridique n°191 du 24 novembre 2005 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Nouvelle illustration d'une différence de traitement justifiée en matière de rémunération

Réf. : Cass. soc., 9 novembre 2005, n° 03-47.720, Société European synchrotron radiation facility (ESRF) c/ M. Marc Diot, FS-P+B (N° Lexbase : A5949DLW)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Comme on pouvait s'y attendre, la promotion récente du principe "A travail égal, salaire égal" suscite des contentieux de plus en plus nombreux engagés par des salariés qui ne comprennent pas toujours que l'un de leurs collègues, qui exerce les mêmes fonctions, perçoive une rémunération plus importante. Dans cette décision, la Chambre sociale de la Cour de cassation était amenée à réfléchir sur la justification du paiement d'une prime réservée aux seuls salariés étrangers de l'entreprise, et a conclu dans le sens de la licéité de cette dernière. Cet arrêt est parfaitement justifié. Face à un problème délicat (1), la solution adoptée apparaît non seulement juste, mais encore souhaitable (2).
Décision

Cass. soc., 9 novembre 2005, n° 03-47.720, Société European synchrotron radiation facility (ESRF) c/ M. Marc Diot, FS-P+B (N° Lexbase : A5949DLW)

Cassation partielle sans renvoi (cour d'appel de Grenoble, chambre sociale, 3 novembre 2003)

Textes visés : C. trav., art. L. 122-45 (N° Lexbase : L1417G9D) ; principe "A travail égal, salaire égal"

Mots-clefs : rémunération ; différence de traitement ; prise en compte de la nationalité ; justification.

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Résumé

Une prime d'expatriation peut être réservée aux seuls salariés étrangers dès lors qu'elle vise non seulement à compenser les inconvénients résultant de l'installation d'un individu et de sa famille en pays étranger, mais aussi à faciliter l'embauche des salariés ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d'un pôle d'excellence scientifique international.

Faits

1. M. Diot, de nationalité française, a été engagé par la société European synchrotron radiation facility (ESRF), en 1991, en qualité d'ingénieur.

Il a fait convoquer le 10 mars 1998 la société devant la juridiction prud'homale à l'effet de la voir condamnée à lui verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice que lui aurait causé une discrimination prohibée en matière de salaire, tenant au paiement de la prime d'expatriation prévue à l'article 50 de la convention d'entreprise de 1993 aux seuls salariés de nationalité étrangère.

2. Pour faire droit à cette demande, l'arrêt infirmatif relève qu'aucune autre condition objective d'attribution que la nationalité étrangère n'est stipulée dans la convention d'entreprise en ce qui concerne l'indemnité d'expatriation au profit des ressortissants non-français des pays des parties contractantes et qu'ainsi, le fait que la prime d'expatriation bénéficie à un ressortissant étranger déjà installé en France au moment de son recrutement, interdit à la société ESRF de prétendre sérieusement que le but poursuivi par l'instauration de cette prime vise à favoriser la circulation et le séjour des nationaux des Etats des parties contractantes.

Solution

1. "Une inégalité de traitement entre des salariés peut être justifiée lorsqu'elle repose sur des raisons objectives, étrangères à toute discrimination prohibée".

"Il résulte des dispositions combinées du préambule de la Convention de Paris du 16 décembre 1988 relative à la construction et à l'exploitation d'une installation européenne de rayonnement synchrotron, de la résolution n° 2 jointe à l'acte final, des articles 12 et 25 des statuts de la société Installation européenne de rayonnement synchrotron annexés à ladite Convention, 50 de la convention d'entreprise de la société précitée dans sa rédaction applicable, que si la prime d'expatriation introduit une différence de traitement entre les salariés français et les salariés étrangers, cette inégalité vise non seulement à compenser les inconvénients résultant de l'installation d'un individu et de sa famille en pays étranger, mais aussi à faciliter l'embauche des salariés ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d'un pôle d'excellence scientifique international ; ainsi l'avantage conféré aux salariés étrangers reposait sur une raison objective, étrangère à toute discrimination en raison de la nationalité".

"En statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé les textes susvisés".

2. Cassation sans renvoi du seul chef de la condamnation de la société European synchrotron radiation facility (ESRF) à verser à M. Diot des dommages-intérêts en réparation d'un préjudice.

Commentaire

1. La délicate question des différences de traitement entre salariés exerçant un même travail

  • Le renforcement de la lutte contre les discriminations

Le renforcement de la législation française en matière de lutte contre les discriminations s'est traduit, ces dernières années, par une montée en puissance des contentieux judiciaires engagés par des salariés qui s'estiment victimes d'une injustice dès lors qu'ils ne perçoivent pas les mêmes avantages que des collègues ayant une activité professionnelle identique ou comparable.

La loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L9122AUE) a, ainsi, singulièrement facilité le travail probatoire des salariés. Il leur suffit désormais de présenter au juge "des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination" pour que l'employeur soit tenu de se justifier en rapportant la preuve que la décision incriminée, de lui refuser le bénéfice d'un avantage, "est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination" (C. trav., art. L. 122-45, alinéa 4 N° Lexbase : L1417G9D).

  • Difficultés pratiques

En pratique, deux situations peuvent se présenter.

La plus délicate, pour le salarié, concerne des hypothèses où une différence de traitement entre salariés exerçant un travail égal, ou à tout le moins équivalent, repose sur une justification apparente a priori étrangère à toute idée de discrimination, c'est-à-dire ne reposant pas sur l'un des motifs visés par l'article L. 122-45, alinéa 1er, du Code du travail. Le salarié devra alors établir que la mesure prise par l'employeur repose, en réalité, sur un motif caché et débusquer une intention malveillante.

Une autre solution, plus favorable au salarié et, partant, plus inconfortable pour l'employeur, concerne des hypothèses où la différence de traitement repose bien sur l'un des motifs prohibés par la loi, mais où le critère établi peut également se rattacher à des raisons objectives qui semblent de nature à fonder cette différence de traitement. Ainsi, l'employeur pourra valablement licencier un salarié en raison de son état de santé, ce qui constitue en apparence une discrimination, dès lors que le médecin du travail aura déclaré ce dernier inapte à occuper son poste (C. trav., art. L. 122-45-4 N° Lexbase : L1418G9E). Dans cette hypothèse, il ne saurait s'agir d'une discrimination dans la mesure où la prise en compte de l'état de santé renvoie à un autre souci de l'employeur, celui de protéger la santé du salarié.

L'exemple tiré de l'état de santé du salarié est, en réalité, à la fois significatif et trompeur, puisque le caractère légitime de la mesure arrêtée par l'employeur se déduit de l'intervention d'un tiers, le médecin du travail, qui ne peut être suspecté de vouloir "couvrir" une discrimination.

Pour les autres motifs prohibés par la loi, la démonstration qu'une différence de traitement justifiée par l'un des motifs prohibés repose en réalité sur "des éléments objectifs étrangers à toute discrimination" apparaît des plus délicates dans la mesure où l'employeur ne pourra trouver de soutien dans l'intervention d'un tiers.

  • La question particulière des différences de traitement fondées sur un critère de nationalité

C'est toute la difficulté à laquelle était confrontée la Cour de cassation dans cette affaire où le différend portait sur le bénéfice d'une prime réservée aux seuls salariés étrangers de l'entreprise.

La prime en cause résultait directement des dispositions combinées du préambule de la Convention de Paris du 16 décembre 1988 relative à la construction et à l'exploitation d'une installation européenne de rayonnement synchrotron, de la résolution n° 2 jointe à l'acte final, des articles 12 et 25 des statuts de la société Installation européenne de rayonnement synchrotron annexés à ladite Convention, 50 de la convention d'entreprise de la société. Il s'agissait d'une prime d'expatriation réservée aux seuls salariés étrangers embauchés par l'entreprise, semble-t-il sur le constat du seul critère de nationalité.

Pour faire droit à la demande présentée par un salarié français, qui prétendait en bénéficier également, la cour d'appel de Grenoble avait relevé qu'aucune autre condition objective d'attribution que la nationalité étrangère n'était stipulée dans la convention d'entreprise et que l'octroi de la prime à des salariés étrangers mais résidant déjà en France au moment de leur embauche interdisait de considérer qu'il s'agissait, pour l'entreprise, de favoriser la circulation et le séjour des nationaux des Etats des parties contractantes.

Tel n'est pas l'avis de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui casse cet arrêt, qui plus est sans renvoi, après avoir relevé que la prime d'expatriation visait non seulement à compenser les inconvénients résultant de l'installation d'un individu et de sa famille en pays étranger, mais aussi à faciliter l'embauche des salariés ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d'un pôle d'excellence scientifique international.

2. Une analyse pertinente de la justification de la différence de traitement

Cet arrêt est particulièrement riche d'enseignements et s'inscrit dans la continuité de décisions récentes visant à préciser les motifs qui peuvent être invoqués par un employeur pour justifier une différence de traitement.

  • L'identité de raisonnement entre principe de non-discrimination et principe "A travail égal, salaire égal"

La lecture du visa montre que la Cour de cassation entend raisonner de manière identique selon que l'on se situe dans le cadre du principe de non-discrimination (C. trav., art. L. 122-45) ou dans celui du principe "A travail égal, salaire égal" (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH, JCP E 1997, II, 904, note A. Sauret ; Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen).

Même si la discrimination constitue une espèce particulière du genre "inégalité" (il s'agit, en effet, d'une inégalité reposant sur un motif identifié et reconnu comme illicite par la loi), on sait que la jurisprudence applique au principe "A travail égal, salaire égal", de manière analogique, le régime légal prévu pour les discriminations. En visant, en même temps, ces deux principes, la Haute juridiction confirme ainsi son désir d'assurer un traitement identique à ces deux questions.

  • La question de la justification des différences de traitement

On remarquera, en deuxième lieu, que le différend portait bien sur la justification d'une différence de traitement qui pouvait s'apparenter à une discrimination (en l'occurrence une différence de traitement fondée sur un motif illicite, la nationalité du salarié). Il ne s'agissait donc ni d'une discussion portant sur le champ d'application du principe de non-discrimination, puisque les salariés appartenaient bien à la même entreprise, ni de déterminer si les salariés se trouvaient dans une situation identique, puisqu'il semblait admis que les salariés exerçaient les mêmes fonctions.

  • La recherche de la cause réelle du versement de la prime

On remarquera, en troisième lieu, que l'argument tiré de l'absence de justification au versement de la prime dans les textes l'ayant instaurée, argument qui avait été retenu par les juges du fond, n'a même pas été relevé par la Haute juridiction, qui s'est attachée à rechercher la finalité réelle de la prime litigieuse.

Ce refus de s'arrêter aux seuls termes de l'accord collectif ayant institué la prime est parfaitement justifié, tant au regard des règles relatives à la cause des obligations qu'à la logique qui guide traditionnellement le juge.

L'article 1132 du Code civil (N° Lexbase : L1232ABA), qui traite de la cause des obligations en général, dispose en effet que "La convention n'en est pas moins valable, quoique la cause n'en soit pas exprimée" ; ce n'est donc pas parce que la convention collective ne justifiait pas formellement l'octroi de la prime aux seuls salariés étrangers que son caractère illicite doit être immédiatement affirmé. Seule une recherche de la cause réelle peut conduire à une telle conclusion. Cette recherche de la cause réelle, sans s'arrêter à la cause formelle ou, pire, à l'absence de cause apparente, définit parfaitement la méthode réaliste qui anime le juge lorsqu'il cherche à qualifier un acte juridique ou un comportement.

  • La considération de l'intérêt bien compris de l'entreprise

On remarquera, en quatrième et dernier lieu, et c'est sans doute sur ce dernier point que l'arrêt retiendra le plus l'attention, que c'est bien la considération de l'intérêt de l'entreprise qui a convaincu le juge de l'absence de toute discrimination dans le fait d'avoir réservé le bénéfice de la prime aux seuls salariés étrangers.

Pour la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, la prime litigieuse visait non seulement à compenser les inconvénients résultant de l'installation d'un individu et de sa famille en pays étranger, "mais aussi à faciliter l'embauche des salariés ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d'un pôle d'excellence scientifique international". En d'autres termes, la prime devait rendre le salaire plus attractif pour des travailleurs étrangers, placer le concert mondial de la concurrence entre les chercheurs de haut niveau et habitués à des rémunérations plus élevées dans d'autres pays (Japon ou Etats-Unis notamment).

Cette solution est à rapprocher très directement d'un autre arrêt rendu par la Haute juridiction le 21 juin 2005 (Cass. soc., 21 juin 2005, n° 02-42.658, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A7983DII, lire nos obs., La justification des inégalités de rémunération, Lexbase Hebdo n° 174 du 30 juin 2005 - édition sociale N° Lexbase : N6023AIW). Dans cette affaire, on se rappellera que la différence de rémunération constatée entre la remplaçante d'une directrice de crèche et la titulaire du poste partie en congés avait été justifiée par le fait "que l'employeur était confronté à la nécessité, pour éviter la fermeture de la crèche par l'autorité de tutelle, de recruter de toute urgence une directrice qualifiée pour remplacer la directrice en congé-maladie". Or, c'était bien la situation du marché de l'emploi, compte tenu de la nature des fonctions exercées et de la nécessité d'assurer la pérennité de l'activité de l'entreprise, qui avait permis de justifier la différence de traitement.

Dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt rendu le 9 novembre 2005, ce sont bien des considérations comparables qui ont justifié l'octroi d'une prime particulière aux salariés étrangers, et ce afin de rendre l'emploi plus attractif.

  • Une solution parfaitement justifiée

Comme nous avions eu l'occasion de le souligner lors de la précédente décision, cette solution nous semble particulièrement justifiée. Le principe de non-discrimination et son corollaire en matière de rémunération, le principe "A travail égal, salaire égal", visés tous deux dans l'arrêt, n'impliquent nullement de traiter de manière rigoureusement identique des salariés accomplissant les mêmes tâches, mais visent à éviter que l'employeur n'impose des différences de traitement gratuites ou, pire, discriminatoires.

La "valeur" du travail, qui se traduit dans le niveau de rémunération, dépend en effet également du contexte économique (la situation de l'entreprise), social (l'état du marché du travail), matériel (le secteur d'activité de l'entreprise), temporel (le moment de l'embauche) et géographique (le lieu d'exercice de l'activité) dans lequel s'exécute la prestation de travail. Oublier cette règle élémentaire de la vie des entreprises aboutirait à nier la relativité de la valeur "travail" et condamnerait toute forme de politique salariale incitative dans les entreprises.

La Cour de cassation l'a parfaitement compris, et on ne peut que s'en féliciter.

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