La lettre juridique n°180 du 8 septembre 2005 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] La non taxation de l'usage privé d'un bien professionnel ne justifie pas l'exclusion partielle du système de la TVA

Réf. : CJCE, 14 juillet 2005, aff. C-434/03, P. Charles c/ Staatssecretaris van Financiën (N° Lexbase : A1685DKM)

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N8044AIR

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par Yolande Sérandour, Professeur à la Faculté de droit de Rennes, Directrice du Master de Droit Fiscal des Affaires de Rennes et du département Droit fiscal du CDA

le 07 Octobre 2010

En cas d'utilisation mixte d'un moyen d'exploitation, est-il possible de simplifier la gestion fiscale d'un tel bien en excluant définitivement de l'actif professionnel la fraction correspondant à l'usage privé, notamment lorsque cette exclusion existait avant l'entrée en vigueur de la sixième directive-TVA (N° Lexbase : L9279AU9) ? La CJCE rejette une telle faculté. Le 14 juillet 2005, elle a dit pour droit que : "Les articles 6, paragraphe 2, et 17, paragraphes 2 et 6, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires-Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme, telle que modifiée par la directive 95/7/CE du Conseil, du 10 avril 1995, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une législation nationale telle que celle en cause au principal, adoptée avant l'entrée en vigueur de cette directive, qui ne permet pas à un assujetti d'affecter à son entreprise la totalité d'un bien d'investissement utilisé en partie pour les besoins de l'entreprise et en partie à des fins étrangères à celle-ci et, le cas échéant, de déduire intégralement et immédiatement la taxe sur la valeur ajoutée due sur l'acquisition d'un tel bien".
Avant comme après l'arrêt "Charles", l'usage mixte d'un bien professionnel ne s'oppose pas à la déduction intégrale de la TVA.

1. L'usage privé d'un bien professionnel avant l'arrêt "Charles"

Le litige à l'origine de la saisine à titre préjudiciel de la CJCE oppose M. et Mme Charles à l'administration fiscale néerlandaise au sujet du refus de cette dernière de faire droit à leur demande de remboursement de la totalité de la TVA qu'ils ont acquittée au titre d'un bungalow de vacances faisant l'objet d'une location pour 87,5 % du temps d'utilisation et occupé à des fins privées pour 12,5 % de celui-ci.

L'affectation mixte d'un bien oblige son propriétaire à choisir entre trois solutions quant au régime de TVA applicable. Il peut décider d'affecter à son exploitation la totalité de la dépense ou seulement la partie du bien effectivement utilisée pour réaliser des opérations soumises à la TVA. En cette occurrence, le système de la TVA ne s'applique qu'à cette partie professionnelle, qu'il s'agisse de la déduction initiale ou des éventuelles régularisations (CJCE, 4 octobre 1995, aff. C-291/92, Finanzamt Uelzen c/ Dieter Armbrecht, § 20 N° Lexbase : A7278AHZ ; CJCE, 21 avril 2005, aff. C-25/03, Finanzamt Bergisch Gladbach c/ HE, § 46 N° Lexbase : A9457DHQ : lire Yolande Sérandour, Epoux indivisaires et déduction de la TVA, Lexbase Hebdo n° 166, du 5 mai 2005 - édition fiscale N° Lexbase : A9457DHQ et Adde, Yolande Sérandour, Le bail avec soi-même n'existe pas en droit communautaire, L'Année fiscale 2004, p. 227). Le choix inverse emporte des conséquences très différentes. En effet, l'affectation complète d'un bien à l'exploitation, malgré son usage privé permet d'exercer 100 % du droit à déduction mais déclenche le mécanisme des prestations à soi-même. Toute utilisation en dehors des besoins de l'entreprise donne lieu à exigibilité de la TVA sur la valeur du service ainsi fourni .

En l'espèce, la difficulté provenait de l'existence, en droit néerlandais, avant et après l'entrée en vigueur de la sixième directive-TVA, d'une règle selon laquelle l'assujetti doit déterminer, dans l'année suivant celle de l'engagement de la dépense, la proportion d'utilisation non professionnelle. A l'expiration de ladite année, la TVA déductible à raison de l'usage professionnel est définitivement liquidée (§ 15 et 16). Cette interdiction de réviser la déduction peut pénaliser l'exploitant qui étend l'utilisation professionnelle du bien partiellement exclu du système de la TVA par le droit néerlandais. Ce risque de limitation définitive du droit à déduction fondé sur une affectation professionnelle partielle heurte-t-il la sixième directive-TVA ? En cas de réponse positive, les Pays-bas peuvent-ils justifier cette atteinte par l'absence de transposition du paragraphe 2 de l'article 6 de la sixième directive-TVA. Ce texte dispose :

"Sont assimilées à des prestations de services effectuées à titre onéreux :

a) l'utilisation d'un bien affecté à l'entreprise pour les besoins privés de l'assujetti ou pour ceux de son personnel ou, plus généralement, à des fins étrangères à son entreprise, lorsque ce bien a ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la taxe sur la valeur ajoutée ;

b) les prestations de services à titre gratuit effectuées par l'assujetti pour ses besoins privés ou pour ceux de son personnel ou, plus généralement, à des fins étrangères à son entreprise.

Les Etats membres ont la faculté de déroger aux dispositions de ce paragraphe à condition que cette dérogation ne conduise pas à des distorsions de concurrence".

La diminution de la TVA déductible, inhérente au système néerlandais d'affectation partielle des dépenses à usage mixte paraissait neutralisée par l'absence d'imposition des utilisations non professionnelles. De plus, dans la mesure où ces règles néerlandaises existaient avant l'entrée en vigueur de la sixième directive-TVA, les Pays-bas pensaient pouvoir bénéficier de la clause de gel des exclusions et limitations prévue par l'article 17 § 6 de la sixième directive-TVA. Cette argumentation n'a pas convaincu le juge communautaire puisqu'il a décidé de maintenir la liberté d'affectation des dépenses à usage mixte.

2. L'usage privé d'un bien professionnel après l'arrêt "Charles"

Après avoir rappelé la jurisprudence communautaire relative à la liberté d'affectation et le droit à déduction intégrale de la TVA ayant grevé des dépenses engagées dans l'intention de les affecter à l'exploitation (§ 23-24 ; lire Yolande Sérandour, Le droit à déduction de la TVA en jurisprudence communautaire, JCP, éd. E., 1999, p. 1954), la CJCE souligne que l'article 6, § 2, al. 1er, a), de la sixième directive-TVA prévoit que "lorsqu'un bien affecté à l'entreprise a ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA acquittée en amont, son utilisation pour les besoins privés de l'assujetti ou de son personnel ou à des fins étrangères à son entreprise est assimilée à une prestation de services effectuée à titre onéreux. Cette utilisation, qui constitue donc une opération taxée au sens de l'article 17, paragraphe 2, de la même directive, est, conformément à l'article 11, A, paragraphe 1, sous c), de celle-ci, taxée sur la base du montant des dépenses engagées pour l'exécution de la prestation de services" (voir, en ce sens : CJCE, 11 juillet 1991, aff. C-97/90, Hansgeorg Lennartz c/ Finanzamt München III, § 26 N° Lexbase : A7275AHW ; CJCE, 8 mars 2001, aff. C-415/98, Laszlo Bakcsi c/ Finanzamt Fürstenfeldbruck, § 30 N° Lexbase : A2714ATP et CJCE, 8 mai 2003, aff. C-269/00, Wolfgang Seeling c/ Finanzamt Starnberg, § 42 N° Lexbase : A9186B4Y).

Il n'y a pas lieu de distinguer selon les catégories d'opérations taxables ouvrant droit à déduction. Il faut seulement se demander si la dépense est affectée à l'exploitation puis dans quelle mesure aux opérations effectivement imposables ou assimilées. Le point 15 de l'arrêt "Lennartz" affirme que "c'est l'acquisition des biens par un assujetti qui détermine l'application du système de la TVA et, partant du mécanisme de déduction [...] l'utilisation ne détermine que l'étendue de la déduction initiale [...] et les éventuelles régularisations" (CJCE, 11 juillet 1991, aff. C-97/90, Hansgeorg Lennartz c/ Finanzamt München III, précité, § 26). Le droit d'affecter totalement un bien à l'exploitation ne dépend pas du mécanisme des prestations à soi-même.

Certes, l'article 6 § 2 alinéa 2 de la sixième directive-TVA prévoit que "les Etats membres ont la faculté de déroger aux dispositions de ce paragraphe à condition que cette dérogation ne conduise pas à des distorsions de concurrence". Cependant, cela ne permet pas d'en déduire une exclusion définitive du droit à déduction d'une partie d'une dépense au prétexte qu'elle fait l'objet d'une utilisation privée. La Cour de Luxembourg juge qu'"une telle limitation du droit à déduction serait contraire à ladite disposition" (§ 28). De surcroît, l'impossibilité d'imposer l'usage privé d'un bien professionnel comporte un risque de consommation en franchise de TVA. Elle conduit à des distorsions de concurrence spécialement visées par l'article 6 § 2 alinéa 2 précité (§ 29). La CJCE maintien la liberté d'affectation, le droit à déduction intégrale, même en cas d'utilisation privée et "en principe l'obligation, correspondant à ce droit, de payer la TVA sur le montant des dépenses engagées pour l'utilisation dudit bien à des fins étrangères à l'entreprise" (voir, en ce sens, CJCE, 8 mai 2003, aff. C-269/00, Wolfgang Seeling c/ Finanzamt Starnberg, précité, § 43) (§ 30). La déduction ne serait inférieure à 100 % qu'en cas d'affectation partielle à des opérations exonérées. En telle occurrence, le système du prorata (sixième directive TVA, art. 17 § 5) devrait s'appliquer.

Ce régime des biens utilisés à des fins professionnelles et privées prévaut sur un droit interne ne respectant pas vraiment la clause de gel. L'article 17 § 6 de la sixième directive-TVA dispose : "Au plus tard avant l'expiration d'une période de quatre ans à compter de la date d'entrée en vigueur de la présente directive, le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission, déterminera les dépenses n'ouvrant pas droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée. En tout état de cause, seront exclues du droit à déduction les dépenses n'ayant pas un caractère strictement professionnel, telles que les dépenses de luxe, de divertissement ou de représentation. Jusqu'à l'entrée en vigueur des règles visées ci-dessus, les Etats membres peuvent maintenir toutes les exclusions prévues par leur législation nationale au moment de l'entrée en vigueur de la présente directive".

Bien que ce texte ne comprenne pas une condition de légalité des exclusions antérieures, il est peu probable que les autorités communautaires aient entendu ainsi valider un droit interne contraire aux directives précédentes. Or, l'article 11 de la deuxième directive-TVA invoqué par les Pays-Bas ne visait que "certains biens et certains services, notamment ceux susceptibles d'être exclusivement ou partiellement utilisés pour les besoins privés de l'assujetti ou de son personnel" (§ 32 à 34).

En conséquence, "l'article 17, paragraphe 6, de la sixième directive-TVA, lu en combinaison avec l'article 11, paragraphe 4, de la deuxième directive, n'autorise pas les Etats membres à maintenir une exclusion générale du régime des déductions de tous les biens de l'assujetti pour autant qu'ils sont utilisés pour les besoins privés de ce dernier" (§ 35).

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