La lettre juridique n°152 du 27 janvier 2005 : Concurrence

[Jurisprudence] Position du Conseil de la concurrence sur les conditions de la concurrence dans le secteur de la grande distribution non spécialisée : un avis injustement occulté

Réf. : Avis Conseil de la concurrence n° 04-A-18, 18 octobre 2004 (N° Lexbase : X4848ACK)

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N4355ABW

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par André-Paul Weber
Professeur d'économie
Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence

le 07 Octobre 2010

Dans la tourmente médiatique que la diffusion, en octobre dernier, du rapport Canivet a suscitée -rapport consacré, on le rappelle, à la question de l'opportunité d'une modification du seuil de la revente à perte-, l'avis n° 04-A-18 émis par le Conseil de la concurrence le 17 octobre 2004 est resté inaperçu. Une telle situation est dommageable. L'avis est, en effet, au coeur de la lancinante question des rapports entre producteurs et distributeurs. Il propose une analyse du développement des marges arrière qui, par certains aspects, ne manque pas de surprendre. Mais son intérêt réside surtout dans l'affirmation selon laquelle tout accord interprofessionnel entre producteurs et distributeurs tendant à fixer le niveau des marges arrière, fût-ce sous l'égide des pouvoirs publics, ne met pas les partenaires économiques à l'abri d'une application du droit de la concurrence. I - L'origine et le contenu de la saisine

Sur le fondement de l'article L. 462-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6624AI8, l'Union fédérale des consommateurs (UFC-Que Choisir) a, le 6 juillet 2004, saisi le Conseil de la concurrence d'une demande d'avis relative aux conditions de concurrence dans le secteur de la grande distribution non spécialisée. Partant du constat voulant que la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996, dite loi Galland (loi n° 96-588, 1er juillet 1996, sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales N° Lexbase : L0102BIM) ait emporté des effets pervers (développement des marges arrière et hausse des prix de vente à la consommation), l'UFC-Que Choisir relève que "les pouvoirs publics, prenant acte de l'insatisfaction croissante des consommateurs devant cette montée des prix, [...] ont mis en place une concertation" entre producteurs et distributeurs à laquelle des associations de consommateurs ont participé.

L'auteur de la saisine note, encore, que la concertation a abouti, le 17 juin 2004, à un engagement des parties signataires à "mettre en oeuvre une baisse des prix d'au moins 2 % en moyenne sur les produits de marque des grands industriels, sur la base d'un effort également partagé entre distributeurs et industriels dès septembre 2004". Les parties se sont également engagées, pour 2005, à "geler les marges arrière au niveau de 2004" pour, ensuite, "les réduire de un point en moyenne par transfert sur facture".

C'est sur le fondement de ce constat que l'UFC-Que Choisir a posé deux questions au Conseil de la concurrence.

"1°- Dans le cadre précédemment décrit, le développement des accords de coopération commerciale dans le secteur de la grande distribution non spécialisée générant des marges arrière peut-il avoir pour effet de limiter le libre jeu de la concurrence par les prix et ce au détriment des consommateurs ?
2° - Est-il possible, au moyen d'accord conclu sous l'égide des pouvoirs publics entre des producteurs, certaines de leurs fédérations professionnelles, des distributeurs et leurs fédérations, ainsi que des associations de consommateurs, de fixer le niveau de ces marges arrière sans porter atteinte au libre jeu de la concurrence ?
".

En d'autres termes, le Conseil a été saisi pour savoir en quoi l'accord conclu par les partenaires est, ou non, contraire à l'article L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN) lequel prohibe les actions concertées, conventions, ententes ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché.

II - L'analyse proposée par le Conseil de la concurrence

Juridiquement, et donc prudemment, le Conseil fait tout d'abord observer que, consulté sur le fondement de l'article L. 462-1 du Code de commerce, lequel lui donne une attribution consultative, il ne lui appartient pas de qualifier les pratiques soumises à son examen sur le fondement des articles L. 420-1, L. 420-2 (N° Lexbase : L6584AIP) ou L. 420-5 (N° Lexbase : L6587AIS) du même code. Ce n'est que sur le fondement d'une saisine contentieuse -voire d'une auto-saisine, piste dont l'avis ne fait pas état-, par le moyen donc d'une procédure contradictoire, qu'il lui serait possible de porter une appréciation quant à la régularité des pratiques considérées au regard des dispositions prohibant les ententes illicites et les abus de position dominante.

Cette précaution formulée, le Conseil reprend, tout d'abord, le constat voulant que la période récente se soit caractérisée par un développement massif des marges arrière, passant, s'agissant des produits de marque de notoriété nationale et internationale, en moyenne, de 22 % du prix net facturé en 1998, à 32 % en 2003. Parallèlement, sur la période comprise entre juillet 1998 et juillet 2004, les prix des produits alimentaires (hors produits frais et hors viande) ont crû à un rythme plus rapide que l'indice des prix à la consommation publié par l'INSEE. Ainsi, est-il relevé une concomitance entre le développement des marges arrière et la hausse des prix de vente au consommateur des produits de marque de grande consommation depuis la fin des années 1990.

Au surplus, reprenant à son compte les travaux de l'ILEC (Institut de liaisons et d'études des industries de consommation), le Conseil note qu'il existe une liaison négative entre la hausse des marges arrière et le pouvoir de marché des marques. Plus la marque est puissante, moins la marge est élevée. Les marques phares payent moins de marges arrière que les marques secondes et celles-ci moins que les produits des PME (point 17). Ce point est essentiel, on verra en effet plus avant qu'il relativise dans une large mesure certaines des conclusions formulées dans l'avis examiné. Le Conseil souligne parallèlement que le développement des marges arrière n'est toutefois pas généralisé :

"Les marges arrières sont absentes des négociations dans le hard discount. Les hard-discounters se démarquent, en effet, des grands distributeurs par leur absence d'effort de présentation des produits, en contrepartie de quoi ils proposent des prix plus bas. De même, les produits de marques de distributeur (MDD) et les produits dits 'premiers prix' ne font pas l'objet d'accords de coopération commerciale" (point 18).

A - En ce qui concerne la réponse apportée à la première question

Au titre de la première question formulée par l'auteur de la saisine, le Conseil développe un double argument. D'une part, la croissance des marges arrière serait le reflet de la puissance d'achat des distributeurs vis-à-vis de leurs fournisseurs. D'autre part, la croissance des marges arrière témoignerait de certaines pratiques anticoncurrentielles. Il en tire la conclusion que le mécanisme des marges arrière a un effet inflationniste.

Les développements consacrés à la puissance d'achat des distributeurs s'appuient pour l'essentiel sur les constatations avancées par l'ILEC : "Le constat présenté par l'ILEC, selon lequel le niveau des marges arrière est inversement proportionnel à la puissance de la marque du produit conforte l'analyse selon laquelle la puissance d'achat des distributeurs vis-à-vis de leurs fournisseurs n'est pas étrangère à l'importance des marges arrière" (point 27).

Le Conseil estime également que cette puissance d'achat de la distribution est favorisée par la structure oligopolistique du secteur. Cette structure est confortée par les dispositions des lois n° 73-1193 du 27 décembre 1973 d'orientation du commerce et de l'artisanat (dite "loi Royer" N° Lexbase : L6622AGD) et n° 96-603 du 5 juillet 1996 relative au développement et à la promotion du commerce et de l'artisanat (dite "loi Raffarin" N° Lexbase : L9475A8G) en ce qu'elles limitent l'installation de nouvelles surfaces de vente. En bref, le développement des marges arrière pourrait s'expliquer "en partie" par un nouveau partage du surplus entre producteurs et distributeurs à l'avantage de ces derniers.

Pour une autre part, non autrement davantage précisée par le Conseil, le développement des marges arrière correspondrait "dans certains cas" :
-à la mise en oeuvre de pratiques anticoncurrentielles et de citer la préférence des partenaires commerciaux pour les négociations à l'arrière -ainsi les distributeurs obtiennent-ils des prix nets sur factures très comparables et le seuil de la revente à perte est le même pour tous les opérateurs intervenant sur le marché- ;
-à la volonté de certains fournisseurs de mettre en place un système de prix de revente imposé, ce type de pratiques ayant "pour effet de limiter la concurrence intramarque et de maintenir un prix de vente au consommateur artificiellement élevé" ;
-à la volonté de développer une lisibilité générale des prix finals au consommateur favorisant "la collusion entre marques concurrentes" et de citer l' affaire dite "des calculatrices à usage scolaire" ayant donné lieu à la décision n° 03-D-45 du 25 septembre 2003 (N° Lexbase : X4834ACZ) à l'occasion de laquelle il avait été constaté que les deux principales entreprises intervenant sur ce marché avaient chacune mise en place un dispositif ayant pour objet et effet d'obtenir de leurs clients distributeurs qu'ils pratiquent sur le territoire national les mêmes prix de vente, prix de vente que les fournisseurs en cause avaient préalablement déterminés ;
-en dernier ressort, la pratique des marges arrière et le jeu des remises de gamme importantes permettraient aux fournisseurs en position dominante d'évincer les concurrents des linéaires des commerces de grande surface, le Conseil fonde à cet égard son propos sur sa décision n° 04-D-13 du 8 avril 2004 relative aux pratiques mises en oeuvre par la Société des Caves et des Producteurs réunis de Roquefort (N° Lexbase : L1600DYW et notre commentaire N° Lexbase : N1329ABT).

En bref, de par leur combinaison, les pratiques ainsi rappelées ne seraient pas sans conséquence sur les hausses de prix à la consommation.

En fait, pour partie fondée, l'analyse proposée est, à certains égards, surprenante. Selon un schéma tout à fait traditionnel, le Conseil fait un lien entre inflation et limitation de la concurrence intramarque. Mais c'est oublier que, dans la réalité, bon nombre de fournisseurs voient dans la pratique des prix conseillés ou prix minima de revente un moyen de concurrencer les autres fournisseurs et, précisément, parce qu'une vive concurrence prévaut entre ces derniers les niveaux de prix proposés au consommateur demeurent naturellement compétitifs. Une limitation de la concurrence intramarque est souvent de nature à favoriser la concurrence inter marques.

De surcroît, si, ponctuellement, la lisibilité des prix autorisée par un système de prix de revente plus ou moins imposés a pu favoriser la collusion entre deux marques concurrentes, on ne saurait tirer de cette seule observation une loi d'ordre général. Ce n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes que de rappeler, comme le relève le Conseil, que, globalement, les marques puissantes parviennent à limiter la dérive des marges arrière ce qui n'est pas le cas des marques secondes et des productions des PME. Or, ce sont précisément les entreprises dotées d'un large pouvoir de marché qui sont susceptibles de s'engager le plus dans des concertations.

Sans doute convient-il encore de déplorer une analyse de l'inflation reposant de façon exclusive sur les produits de marque et de grande consommation. Le panier de la ménagère est non seulement constitué des produits en cause mais aussi des produits des marques de distributeurs, des produits proposés par les PME, ainsi que par les achats opérés auprès des "hard-discounters". Peut-être eût-il été utile d'indiquer à l'auteur de la saisine que le développement des marges arrière a sans doute favorisé d'autres formes de distribution et des modifications dans la composition des linéaires, du coup, l'appréciation portée quant à l'évolution de l'inflation doit sans doute être revue à la baisse.

B - En ce qui concerne la réponse apportée la deuxième question

Cette deuxième question comporte deux parties. L'UFC-Que Choisir pose tout d'abord la question de savoir si un accord consistant à fixer le niveau des marges arrière est, ou non, de nature à faire obstacle au jeu de la concurrence. Dans l'hypothèse où l'accord serait qualifié comme étant anticoncurrentiel, le saisissant demande en quoi la participation des pouvoirs publics et d'associations de consommateurs à la conclusion de l'accord en cause constitue,ou non, une circonstance particulière susceptible de le faire échapper à l'application du droit de la concurrence. Ce dernier aspect est, sans conteste, le plus intéressant.

S'agissant du premier point, le Conseil observe qu'il n'a jamais eu à traiter d'un accord ayant pour objet exclusif "de fixer le niveau des marges arrière". Il n'en affirme pas moins que "s'il avait à le faire, sous réserve d'un examen au cas par cas de l'objet et de l'effet d'un tel accord, il considérerait a priori que l'accord, en ce qu'il fait obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché, entre dans le champ d'application de l'article L. 420-1 du Code de commerce. De plus, un tel accord, s'il avait un champ d'application suffisant, constituant une partie substantielle du marché commun, serait également soumis aux dispositions de l'article 81, paragraphe 1, du traité CE ".

En ce qui concerne le second aspect de la question posée, sur le fondement d'une jurisprudence tant nationale que communautaire, le Conseil de la concurrence affirme que la participation des pouvoirs publics et d'associations de consommateurs à l'accord examiné ne met nullement les entreprises à l'abri d'une application du droit de la concurrence.

A cet égard, le Conseil rappelle tout d'abord que, selon la cour d'appel de Paris, une entente anticoncurrentielle est constituée dès lors que "l'une au moins des parties à l'entente peut être considérée comme acteur économique exerçant une activité sur un marché" (arrêt Syndicat du livre du 29 février 2000). Il en conclut que l'accord soumis à son examen remplit la condition fixée par la Cour d'appel puisque les producteurs et les distributeurs sont des acteurs économiques exerçant une activité sur le marché visé par l'accord considéré.

Sur le fondement de son avis n° 01-A-13 du 19 juin 2001 (N° Lexbase : X6636ACR), avis émis à la suite d'une saisine de l'UFC relative aux conditions d'une concertation entre des associations de consommateurs et la profession bancaire, le Conseil reprend l'idée que "la présence de l'association de consommateurs est sans influence sur l'appréciation du caractère licite ou non de la réunion".

Quant à la question de la participation des pouvoirs publics, le Conseil rappelle qu'il est de jurisprudence constante qu'une telle participation n'a pas pour effet de rendre inapplicable les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de l'article 81, paragraphe 1, du traité CE. Le Conseil fait d'ailleurs remarquer que la position ainsi affirmée est partagée par la Cour de justice des communautés européennes depuis son arrêt du 30 janvier 1985 relatif à une demande de décision préjudicielle du Tribunal de grande instance de Saintes à propos de l'organisme de droit public qu'est le Bureau national interprofessionnel du cognac (CJCE, 30 janvier 1985, aff. C-123/83, Bureau national interprofessionnel du cognac c/ Guy Clair N° Lexbase : A8741AUB).

Le Conseil n'avait plus alors qu'à examiner en quoi l'accord était susceptible d'être exonéré d'une application de l'article L. 420-1 du Code de commerce par l'effet de son article de son article L. 420-4 (N° Lexbase : L6586AIR) aux termes lequel "ne sont pas soumises aux dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 les pratiques qui résultent de l'application d'un texte législatif ou d'un texte réglementaire pris pour son application ; dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique, y compris par la création ou le maintien d'emplois, et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte [...]".

S'agissant de l'article L. 420-4 I, 1°, le Conseil devait faire observer qu'aucun texte législatif ou réglementaire ne prévoyait la possibilité pour les distributeurs et leurs fournisseurs de se concerter pour fixer d'un commun accord le niveau des marges arrière, l'exonération prévue par le texte ne pouvait donc pas trouver à s'appliquer.

Au titre de l'article L. 420-4 I, 2°, après avoir passé en revue les multiples conditions qui, conformément à la jurisprudence, devraient être réunies pour qu'il trouve à s'appliquer, le Conseil conclut de la façon lapidaire suivante : "[...] si le bénéfice des dispositions de l'article L. 420-4-I, 2° [...] est envisageable, il n'est pas possible d'affirmer que, du seul fait d'un objectif affiché de baisse des prix de vente au consommateur, un accord sur les marges arrière entre des distributeurs et leurs fournisseurs serait compatible avec le droit de la concurrence" (point 90).

A ce jour, le débat sur les marges arrière est loin d'être clos. En tout état de cause, ce n'est pas le moindre des paradoxes que de noter le point voulant qu'un ministre, apôtre de l'économie de marché, ait invité des professionnels à transgresser les lois sur la concurrence.


Sur ce sujet lire également, A.-P. Weber, Loi Galland, "marges arrière" : quelles perspectives ?, Lexbase Hebdo n° 124 du 10 juin 2004 - édition affaires (N° Lexbase : N1847ABZ)

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