Réf. : Cass. soc., 23 juin 2004, n° 02-31.071, Mme Danièle Desrumaux, F-P+B (N° Lexbase : A8068DCS) ; Cass. soc., 22 juin 2004, n° 02-15.500, Union locale CGT c/ Société des textiles de Munas STM, FS-P (N° Lexbase : A8001DCC)
Lecture: 10 min
N2161ABN
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Décision
1. Cass. soc., 23 juin 2004, n° 02-31.071, Mme Danièle Desrumaux, F-P+B (N° Lexbase : A8068DCS) Rejet (CA Metz, réf., 3 septembre 2002) 2. Cass. soc., 22 juin 2004, n° 02-15.500, Union locale CGT c/ Société des textiles de Munas STM, FS-P (N° Lexbase : A8001DCC) Cassation partielle de CA Nîmes (1re ch. Civ.), 21 février 2002 Textes visés : article 809 du nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3104ADC) Grève ; expulsion ; conditions ; preuve du rôle actif des acteurs Liens base : |
Faits
1. Pourvoi n° 02-31.071 Par actes en date du 19 octobre 2000, la société BVF a fait assigner en référé d'heure à heure, Mmes Desrumaux et M. Mangin, représentants du personnel et participants au mouvement de grève affectant l'entreprise, afin que l'ensemble des grévistes soient expulsés des locaux de celle-ci, qu'ils occupaient depuis le 15 octobre 2000, entretenant des feux sur le site et bloquant les accès à celui-ci au moyen de leurs véhicules, ce qui constituait selon elle un trouble manifestement illicite par entrave à la liberté du travail et à celle de l'industrie. L'arrêt confirmatif attaqué (Metz, 3 septembre 2002) a ordonné l'expulsion de Mme Desrumaux et de M. Mangin et de tous autres grévistes occupant l'usine avec le concours de la force publique et ce, sous astreinte de 1 000 francs par occupant se maintenant dans les lieux passé le délai de deux heures après la signification aux défendeurs de l'ordonnance, ordonné l'extinction des feux sous astreinte de 1 000 francs passé le délai de deux heures après la signification aux défendeurs de l'ordonnance et ordonné l'enlèvement des véhicules stationnés de façon à empêcher l'entrée et la sortie du site sous astreinte de 1 000 francs passé le délai de deux heures après la signification aux défendeurs de l'ordonnance. 2. Pourvoi n° 02-15.500 A la suite d'une grève avec occupation des locaux de l'usine de la société Chamatex, le juge des référés a ordonné l'expulsion des lieux occupés sous astreinte par jour de retard à la charge des Unions locales CGT et CFDT et condamné ces organisations à payer une somme au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2976ADL) ; Pour confirmer l'ordonnance entreprise, la cour d'appel énonce que Mme Monteforte et M. Laffont ont déclaré à l'huissier que "la grève continue" et que "personne n'entrera dans l'usine" et qu'ils ont entendu s'exprimer en raison de leur appartenance respective aux syndicats CGT et CFDT dont les banderoles déployées sur place reprenaient ces slogans. |
Problème juridique
A quelles conditions le juge des référés peut-il ordonner l'expulsion de grévistes qui occupent une usine ? |
Solution
1. Pourvoi n° 02-31.071 Rejet "En raison de la nécessité de mettre fin à un trouble manifestement illicite résultant de l'entrave à la liberté du travail et de l'atteinte portée à la sécurité du personnel et des biens, la cour d'appel, qui a constaté que Mme Desrumaux et M. Mangin, représentants du personnel, avaient, avec l'appui de leur organisation syndicale, eu un rôle actif et déterminant dans l'organisation de la grève et l'occupation des lieux, a pu ordonner les mesures exigées par les circonstances compte tenu de la possibilité pour les dirigeants de fait du mouvement de grève de présenter les moyens de défense communs à l'ensemble du personnel". 2. Pourvoi n° 02-15.500 Cassation sans renvoi "Il ne résultait pas de ses constatations que les syndicats étaient impliqués dans l'occupation illicite des locaux de l'entreprise". |
Commentaire
1. Les conditions du recours à l'expulsion
Le Code du travail ne contient aucune disposition relative à ce qu'il est convenu d'appeler les "ripostes patronales" à la grève. C'est donc le droit commun, et singulièrement les dispositions des articles 808 (N° Lexbase : L3103ADB) et 809 (N° Lexbase : L3104ADC) du nouveau Code de procédure civile, et la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui fournissent au juge les seules indications pertinentes. Même si la notion de "trouble manifestement illicite" relève, en principe, de l'appréciation souveraine des juges du fond (Cass. soc., 3 décembre 1986, n° 85-15.376, Société Les Ciments français Paris la Défense c/ M. Lay et autres, publié N° Lexbase : A6565AAE), les deux arrêts rendus les 22 et 23 mai 2004 montrent que la Cour de cassation exerce sur les juges du fond une surveillance accrue.
Contrairement à ce que pensent les grévistes, "le droit de grève n'emporte pas celui de disposer arbitrairement des locaux de l'entreprise" (Cass. soc., 21 juin 1984, n° 82-16.596, Lopez, Ottaviani, Vidal, Brau, Massard, Gilly, Filliol, Duporge c/ SA La Générale Sucrière, publié N° Lexbase : A0504AAW Dr. soc. 1985, p. 15, note J. Savatier). Si les salariés qui se mettent en grève peuvent donc demeurer pacifiquement sur leur lieu de travail sans commettre de faute lourde (Cass. soc., 11 février 1960 : Bull. civ. IV, n° 170 ; Cass. soc., 16 mai 1989 : Bull. civ. V, n° 361), il ne s'agit nullement d'un droit opposable à l'employeur et celui-ci peut valablement exiger qu'ils quittent les lieux. Le refus opposé par les salariés sera alors fautif et pourra justifier un licenciement pour faute lourde (Cass. soc., 6 décembre 1956 : Bull. civ. V, n° 907). A plus forte raison, les salariés n'auront pas le droit d'empêcher l'accès des non-grévistes ou de l'employeur à l'entreprise (Cass. soc., 21 juin 1984, n° 82-16.596, Lopez, Ottaviani, Vidal, Brau, Massard, Gilly, Filliol, Duporge c/ SA La Générale Sucrière, publié N° Lexbase : A0504AAW), soit personnellement, soit en plaçant devant les grilles des véhicules qui en interdisent l'accès (Cass. soc., 4 novembre 992, n° 90-41.899, M. Cherki et autres c/ Société France glaces Findus, publié N° Lexbase : A3727AAB).
Lorsque les salariés se maintiennent abusivement dans l'entreprise, l'employeur est en droit de saisir le juge des référés pour obtenir une ordonnance d'expulsion. La Chambre sociale de la Cour de cassation avait eu l'occasion d'affirmer que le fait pour les salariés d'empêcher l'employeur d'accéder normalement à l'entreprise suffisait à justifier l'expulsion (Cass. soc., 21 juin 1984 : préc.). L'un des arrêts rendus par la Chambre sociale le 23 juin 2004 (pourvoi n° 02-31.071) rappelle les conditions du recours à l'expulsion. Dans cette affaire, l'employeur avait assigné deux représentants du personnel qu'il considérait comme étant les "dirigeants de fait" d'une grève avec occupation de l'entreprise et des piquets de grève empêchant l'accès à l'entreprise. Les juridictions du fond avaient ordonné l'expulsion sous astreinte de l'entreprise et la libération de ses abords, après avoir caractérisé le "trouble manifestement illicite" visé à l'article 809 du nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3104ADC), par référence à l'entrave à la liberté du travail et de l'industrie. C'est cette analyse que se trouve confortée par le rejet du pourvoi. La Chambre sociale de la Cour de cassation, sans reprendre d'ailleurs la référence aux atteintes à la liberté du commerce et de l'industrie, a considéré que caractérisaient un "trouble manifestement illicite" "l'entrave à la liberté du travail et l'atteinte portée à la sécurité du personnel et des biens" (pour des voies de fait et des entraves à la liberté du travail : Cass. soc., 1er juillet 1998, n° 96-41.385, M. X et autres c/ Société Sicup, publié N° Lexbase : A5614ACW). On retrouve ici les conditions communes à l'expulsion et à la mise en chômage technique de l'entreprise, notamment les impératifs de sécurité (Cass. soc., 7 novembre 1990, n° 89-44.264, Régie des transports de Marseille c/ M. Sava et autres N° Lexbase : A4709ACE JCP E. 1991, I, 27, n° 14, obs. B. Teyssié pour le chômage technique ; Cass. soc., 26 février 1992, n° 90-15.459, M. Cougnon et autres c/ Société Utec, publié N° Lexbase : A5143AB4 pour l'expulsion, en raison d'un risque de pollution). Ces exigences, lorsqu'elles sont satisfaites, sont parfaitement légitimes. Le droit de faire grève ne saurait en effet se concevoir sans le respect du droit absolu de ne pas faire grève, et le droit de nuire, inhérent à la grève, ne saurait justifier que la sécurité des personnes ou des biens ne soit assurée. 2. La réalisation de l'expulsion
L'une difficultés rencontrées par le chef d'entreprise qui souhaite obtenir une ordonnance d'expulsion réside dans la nécessité d'assigner les grévistes devant le juge des référés. Les grévistes agissent souvent masqués ou dans des conditions qui rendent leur identification délicate (sur le rôle purement passif qui doit être celui de l'huissier de justice : Cass. soc., 2 mars 2004, n° 01-44.644, FS-P N° Lexbase : A3999DBQ voir Quels pouvoirs pour l'huissier dans les conflits collectifs ? Motus et bouche cousue ? Lexbase Hebdo n° 111 du jeudi 11 mars 2004 - édition sociale N° Lexbase : N0836ABL). Même lorsque certains salariés peuvent être identifiés, l'application stricte des règles de procédure devrait contraindre l'employeur à assigner chaque salarié présent dans l'entreprise, ce qui est en pratique presque impossible.
Devant ces difficultés pratiques, la jurisprudence a assoupli les règles habituelles de l'assignation pour permettre à l'employeur de n'assigner que les meneurs du conflit (Cass. soc., 21 février 1978, n° 76-14.909, Dame Lacroix, Desdoigts c/ SA France-Printemps, publié N° Lexbase : A7242AGC JCP CI 1978, I, 7087, p. 184, n° 14, obs. B. Teyssié et R.Descottes). Ces meneurs sont alors traités comme les "représentants de fait" des grévistes (CA Paris, 25 juin 1975 : Dr. ouvrier 1975, p. 415), ce qui a fait dire à Gérard Lyon-Caen que cette jurisprudence aboutissait à traiter les grévistes comme un "troupeau anonyme" (G . Lyon-Caen, L'occupation des lieux de travail et la procédure civile, Dr. ouvrier 1977, p. 648). Les salariés considérés comme les meneurs du conflit sont généralement représentants du personnel, dont le mandat ne se trouve d'ailleurs pas suspendu pendant le conflit (Cass. soc., 25 mai 1981 : Bull. civ. V, n° 463, p. 347). Ces représentants pourront même se fonder sur le rôle joué pendant la durée du conflit pour présenter à l'employeur une demande de crédits d'heures exceptionnels (Cass. soc., 26 janvier 1966 : Bull. civ. V, n° 113). Cette simple qualité ne suffit toutefois pas à établir leur qualité de meneur. Encore faut-il que les juges du fond établissent, comme le relève d'ailleurs l'arrêt n° 1289 du 23 juin 2004, que ces derniers ont eu "un rôle actif et déterminant dans l'organisation de la grève et l'occupation des lieux", c'est-à-dire qu'ils se soient comportés effectivement comme des meneurs.
L'exigence d'une implication personnelle dans les faits d'occupation de l'entreprise et les piquets de grève est également très forte lorsque ce sont les syndicats qui soutiennent le mouvement qui seront directement visés par la procédure. Cette hypothèse ne doit pas surprendre car, lorsque l'employeur n'a pas été à même d'identifier les meneurs du conflit, il cherchera à impliquer les syndicats qui en revendiquent la paternité. C'est ce qui s'était passé dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 22 juin 2004 (pourvoi n° 02-15.500). A la suite d'une grève avec occupation des locaux de l'usine, le juge des référés avait ordonné l'expulsion des lieux occupés sous astreinte par jour de retard à la charge des Unions locales CGT et CFDT. La juridiction d'appel avait confirmé l'ordonnance après avoir relevé les propos de militants syndicaux, se réclamant de leurs syndicats, et la présence de banderoles déployées sur place qui reprenaient les slogans des grévistes. Or cet arrêt est cassé, la Cour de cassation relevant qu'"il ne résultait pas de ses constatations que les syndicats étaient impliqués dans l'occupation illicite des locaux de l'entreprise". Il ne suffit donc pas que des grévistes prétendent agir sur instruction de leurs syndicats pour que ces derniers soient suffisamment impliqués dans le conflit pour subir une action en justice. Comme l'a rappelé à de nombreuses reprises la jurisprudence, les syndicats ne sont pas, de plein droit, responsables de leurs militants et représentants syndicaux (Cass. soc., 9 novembre 1982, n° 80-16.929, Société Dubigeon Normandie c/ Syndicat CGT de Dubigeon-Normandie, Syndicat CGT des Métaux de Nantes Le Floch, Union des syndicats des Métaux de Nantes Syndicat CFDT, Guihenneuf, Milpied, publié N° Lexbase : A1596ABQ JCP G 1983, II, 19995, concl. Gauthier ; D. 1983, p. 531, note H. Sinay ; Dr. soc. 1983, p. 175, chron. J. Savatier). Le chef d'entreprise devra ainsi, s'il prétend assigner le syndicat pour obtenir l'expulsion des grévistes, prouver son implication personnelle dans le conflit, comme lorsque ce dernier en a été "l'instigateur, le promoteur et l'organisateur" (Cass. soc. 16 janv. 1985 : Juri-social 1985, n° 5, F. 45, p. 31).
La seconde condition posée par la jurisprudence pour admettre cette représentation de fait est que les salariés identifiés soient à même de présenter, au nom de leurs camarades, les éléments de leur défense en justice (Cass. soc., 17 mai 1977, n° 75-11.474, Société Française du Ferodo c/ Bault, Daniel, Pade, Ponge, Maucollot, Doligez, publié N° Lexbase : A9650AAN D. 1977, p. 645, note A. Jeammaud). C'est bien ce que confirme l'arrêt du 23 juin 2004 (n° 02-31.071), puisque la Cour a affirmé que les salariés devaient être considérés comme "les dirigeants de fait du mouvement de grève" qui disposaient de la possibilité "de présenter les moyens de défense communs à l'ensemble du personnel". Cette condition est tout à fait légitime dans la mesure où les salariés qui n'ont pas été visés par l'assignation ne pourront pas, à moins d'intervenir personnellement dans la procédure, faire valoir leurs intérêts ; les représentants du personnel poursuivront donc leur mission de représentation devant les tribunaux. |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:12161