La lettre juridique n°126 du 24 juin 2004 : Politique fiscale

[Textes] Suppression des droits de succession : les raisons d'un malaise fiscal

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N2022ABI

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la rédaction

le 07 Octobre 2010


"Les règles en vigueur en matière de droit des successions sont, pour la plupart, issues du code Napoléon. Aussi, afin de régler de nombreuses difficultés rencontrées dans les règlements successoraux, le Gouvernement a décidé d'inscrire dans son programme de travail gouvernemental pour 2004 la simplification et la modernisation des règles du droit des successions et des libéralités. Une réflexion en ce sens est menée au ministère de la Justice afin d'accélérer et de sécuriser les règlements des successions, notamment en simplifiant les règles de liquidation et de partage ; de renforcer la liberté testamentaire et de promouvoir les règlements anticipés des successions, notamment par un recours facilité aux donations-partages ; d'adapter le droit des libéralités aux nouvelles configurations familiales et aux besoins spécifiques en matière de transmission des entreprises. Les pistes de réforme envisagées doivent faire l'objet d'une concertation avec les professions concernées. A l'issue de ces consultations, le travail interministériel devra être mené à son terme en vue de saisir le Conseil d'État d'un projet de loi. Ce texte devait être adopté en Conseil des ministres d'ici la fin de l'année 2004 afin d'être ensuite soumis au Parlement" (QE n° 30212 de M. Deprez Léonce, JOANQ 15 décembre 2003, p. 9579, Relations avec le Parlement, réponse publ. 13 janvier 2004 p. 377, 12e législature N° Lexbase : L1793DNQ). Mais le calendrier défini par le Gouvernement semble avoir été chahuté par le dépôt, le 13 mai 2004, d'une proposition de loi visant à supprimer, purement et simplement, les droits de successions. Cette proposition pourrait passer pour provocatrice, si, d'une part, elle n'avait pas été présentée par une centaine de députés de la majorité parlementaire, et si, d'autre part, elle ne traduisait pas un malaise profond dont les premiers symptômes datent depuis maintenant dix ans.

En effet, le principal reproche fait, par les auteurs de la proposition de loi, aux droits de succession est de pénaliser lourdement la transmission des entreprises. En 1994, la Commission des Communautés européennes soulignait que chaque année "plusieurs milliers d'entreprises [étaient] contraintes de cesser leur activité en raison de difficultés insurmontables inhérentes à leur transmission". Elle ajoutait que "le principal obstacle au bon déroulement de la succession est d'ordre fiscal" ; "30 % des entreprises européennes font l'objet d'une mutation à titre gratuit avec un risque à chaque fois de disparition de l'entreprise, surtout en ce qui concerne les PME les plus fragiles". Enfin, elle concluait que "le paiement des droits de mutation est susceptible de remettre en question l'équilibre financier de l'entreprise et par conséquent sa survie et que ceci a pour résultat de placer les entreprises européennes dans une situation désavantageuse au regard de la concurrence mondiale". En fait, derrière le problème des droits de succession se dessinerait celui de l'attractivité de l'Europe, et plus particulièrement de la France, sur laquelle pèse la fiscalité du capital. Un rapport du député Michel Charzat révèle que, pour 93 % des 350 dirigeants de filiales françaises et de groupes internationaux interrogés, le poids des prélèvements fiscaux et sociaux est le premier handicap de la France et davantage encore du fait du cumul d'impositions ; particulièrement celui des droits de mutation à titre gratuit et de l'ISF. L'étude d'Archibald International, citée dans le rapport du sénateur Marini sur la fiscalité des mutations à titre gratuit, donne un exemple comparatif des coûts fiscaux d'une transmission de patrimoine sur 7 pays dont 6 sont membres de l'Union européenne. La compétitivité de la France y est mise à mal, arrivant presque toujours à la dernière ou l'avant-dernière position.

Deuxième reproche fait au système d'imposition des droits de succession : ces prélèvements seraient socialement "ciblés". Ainsi que le soulignait Didier Migaud, député, "les droits de succession et de donation constituent un impôt frappant essentiellement les contribuables détenant des patrimoines de moyenne importance et n'ayant pas su ou pu organiser sa transmission" ; si bien que "le système actuel serait [alors] plus indolore pour les personnes qui ont les moyens financiers de recourir aux services de fiscalistes aguerris".

En outre, les auteurs de la proposition de loi insistent sur le fait que l'accroissement du rendement de ces droits de mutation présente une cause plus insidieuse : la non -indexation des seuils du barème des droits. Par exemple, le seuil de 7 600 euros en-deçà duquel le taux d'imposition est de 5 % était déjà en vigueur en 1959 ; en tenant compte de la dépréciation monétaire depuis cette époque le seuil de cette tranche devrait aujourd'hui s'élever à 63 500 euros. De même, les abattements n'ont fait l'objet d'aucune mesure d'indexation telles qu'elles sont régulièrement pratiquées en matière d'impôt sur le revenu. Par exemple, l'abattement de 76 000 euros, institué en 1959 et revalorisé en 2000, applicable en ligne directe et entre époux équivaudrait actuellement à 126 990 euros (si on avait appliqué une indexation régulière).

Enfin reprenant les conclusions du rapport Hollande (1988) et du rapport Archibald International, les auteurs de la proposition de loi soulignent "le caractère excessivement pénalisant de l'imposition des collatéraux et des non-parents, notamment pour les patrimoines de faible et de moyenne importance".

L'ensemble de ces arguments paraît recevable, bien que l'administration fiscale démente qu'il soit légitime, chiffres à l'appui, d'associer droits de succession et délocalisation des patrimoines français. Elle ajoute que la seule application des abattements de 46 000 euros en faveur des enfants, et de 76 000 euros en faveur du conjoint survivant, permettrait d'exonérer plus de 90 % des successions entre époux et près de 80 % des successions en ligne directe (QE n° 12072 de M. Saint-Léger Francis, JOANQ 12 février 2003, p. 1147, min. Eco., réponse publ. 14 avril 2003, p. 2969, 12e législature N° Lexbase : L5004DZD).

La question de la suppression des droits de succession est-elle donc l'apanage des classes "moyennes", non-rompues à l'exercice de l'optimisation fiscale, ou des classes aisées, aux vues des 10 à 20 % restant, qui ne peuvent bénéficier de l'exonération par suite de l'application des abattements rappelés ci-dessus ?

En fait, cette question n'est pas du ressort de la logique fiscale traditionnelle. Elle est, comme l'est également celle de l'ISF, une question qui touche intimement la société française. Si on écarte le problème de l'équilibre budgétaire (les auteurs de la proposition préconisent une augmentation des taxes sur le tabac, afin de compenser la perte fiscale liée à la suppression des droits de succession), tout est affaire du lien psychologique qu'entretiennent les français avec la richesse patrimoniale.

"Les hommes naissent libres et égaux en droit" pose la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. En matière de succession, il s'agit pour les français d'être égaux devant le droit à l'enrichissement patrimonial. Si on ne peut déposséder une famille de ses actifs patrimoniaux, la volonté clairement affichée des droits de mutation pour cause de décès est, bel et bien, de réduire ou limiter les inégalités sociales du fait de la naissance, en tentant de rééquilibrer la répartition des biens entres tous les héritiers de la Nation. Mais, force est de constater que les inégalités sociales ne se sont pas estompées et que la perspective de voir son patrimoine amputé, au minimum, du tiers, n'est pas un facteur d'incitation à l'initiative entreprenariale ou tout simplement à l'enrichissement familial.

Aussi, le statu quo est de mise, mais le problème reste entier : le sacrifice expiatoire opéré au décès d'un proche doit-il perdurer ? Jadis, les romains glissaient une pièce en or dans la bouche du défunt pour qu'il passe les eaux du Styx (fleuve des enfers) et puisse payer le passeur Charon... aujourd'hui, le paiement des droits de succession ne promet pas l'accès aux Champs-Elysées (paradis romain), mais peut paraître comme l'un des vecteurs de la paix sociale. C'est toute la quadrature du cercle : supprimer un impôt présentant de multiples cas d'abattement ou d'exonération, pour favoriser l'attractivité du territoire fiscal français, au risque de compromettre cette idée ancrée dans l'inconscient collectif, que les citoyens sont égaux devant la réussite matérielle, parce qu'ils partent de "0" ou presque, est-il de bonne augure ? Dans "La violence et le sacré", René Girard a très bien décrit le mécanisme du "bouc émissaire " dans les sociétés antiques ; or, une analyse de la fiscalité moderne avec cette grille de lecture ne manquerait pas d'être révélatrice d'un certain nombre de tabous, dont celui de la fiscalité patrimoniale expiatrice de nos inégalités sociales. Aussi, nous sommes en droit de nous poser la question : les auteurs de la proposition de loi rapportée ont-ils raison de brusquer le débat sur un sujet où il est plutôt conseillé de marcher sur des oeufs ?

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