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N9518BU3
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 22 Octobre 2015
David Moreau, maître des requêtes au Conseil d'Etat, rappelle que la formalité imposée à la puissance publique n'a pas d'effet propre en elle-même mais a pour but de l'éclairer et de protéger les administrés contre les décisions hâtives, ce dernier point étant tout particulièrement protégé par le juge administratif. Un arrêt du Conseil d'Etat du 10 décembre 2003 "Institut de recherche pour le développement", au terme duquel l'annulation d'un acte détachable d'un contrat n'implique pas nécessairement la nullité dudit contrat, le juge de l'exécution devant prendre en compte la nature de l'acte annulé, illustre parfaitement cette tendance au pragmatisme du juge administratif (CE 5° et 7° s-s-r., 10 décembre 2003, n° 248950, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4046DA4). Il est même arrivé au juge administratif, peu suspect sur ce point d'un formalisme excessif, de valider des procédures juridiques imparfaites : il a ainsi été jugé que la méconnaissance de l'obligation de communiquer le premier mémoire d'un défendeur n'est pas de nature à entacher la procédure d'irrégularité si cette méconnaissance n'a pu préjudicier aux droits des parties (CE 3° et 8° s-s-r., 7 juillet 2004, n° 256398, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1362DDS).
L'apport principal de l'arrêt "Danthony" a été de codifier l'hypothèse de la privation de garantie, à rebours de la jurisprudence antérieure très impressionniste sur ce point et de marquer l'abandon de la distinction entre les formalités obligatoires et facultatives, le seul point à prendre en considération étant, comme indiqué infra, que le vice a effectivement eu une influence sur le sens de la décision prise ou privé les intéressés d'une garantie. La jurisprudence a donc gagné en lisibilité, les justiciables ayant gagné une possibilité plus nette de contestation. En outre, le terme de "garantie" dans cette décision recouvre essentiellement les garanties de consultation des administrés devant être engagées par l'administration avant de prendre une décision. N'est donc pas nécessairement visée une garantie constitutionnelle, ce qui élargit considérablement le champ d'action du requérant.
David Moreau rappelle que le juge administratif s'est saisi de la décision "Danthony" à de nombreuses reprises. Le 26 mars 2014 (CE 1° et 6° s-s-r., 26 mars 2014, n° 356142, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2275MI4), le Conseil d'Etat a fait application de cette jurisprudence à la procédure contradictoire prévue à l'article 24 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations (N° Lexbase : L0420AIE), selon lequel "exception faite des cas où il est statué sur une demande, les décisions individuelles qui doivent être motivées en application des articles 1er et 2 de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979, relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public (N° Lexbase : L8803AG7), n'interviennent qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales". Il a sanctionné la cour administrative d'appel (CAA Marseille, 1ère ch., 24 novembre 2011, n° 10MA00065 N° Lexbase : A9008ICM) qui n'a pas recherché si la méconnaissance de l'article 24 de la loi du 12 avril 2000 (caractérisée en l'espèce en l'absence de procédure contradictoire préalable au retrait d'un permis de construire) avait été susceptible d'exercer une influence sur la décision de retirer le permis, ou avait privé l'intéressé d'une garantie. Concernant l'obligation de protection d'une garantie fondamentale, l'obligation de remise au demandeur d'asile sollicitant son admission au séjour au titre de l'asile d'un document d'information sur ses droits et sur les obligations qu'il doit respecter, ainsi que sur les organisations susceptibles de lui procurer une assistance juridique, est constitutive d'une garantie (CE, Sect., 30 décembre 2013, n° 367615, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9253KSI).
Le droit de la fonction publique se prête aussi particulièrement bien à la mise en oeuvre de cette évolution essentielle des règles du contentieux administratif, le statut général des fonctionnaires instaurant de nombreuses formalités consultatives ou informatives : le droit du fonctionnaire à consulter son dossier constitue une garantie substantielle, dont la violation entraîne l'annulation de la décision contestée (CE 2° et 7° s-s-r., 31 janvier 2014, n° 369718, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4117MDT ; à l'inverse, n'appartient pas à la catégorie des garanties l'entretien par lequel une collectivité territoriale informe un contractuel de son intention de ne pas renouveler son engagement, CE 3° et 8° s-s-r., 26 avril 2013, n° 355509, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8784KCC). Il en est également ainsi de l'entretien préalable à la fin de détachement d'un agent sur un emploi fonctionnel, prévu par l'article 53 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale (N° Lexbase : L7448AGX), pour lui permettre de présenter ses observations à l'autorité territoriale (CE 2° et 7° s-s-r., 16 décembre 2013, n° 367007, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7981KSE). Suit le même régime l'établissement de rapports individuels par chacun des deux rapporteurs, reflétant les opinions respectives de leurs auteurs, lors de l'examen des candidatures en vue du recrutement des enseignants-chercheurs (CE 4° et 5° s-s-r., 11 juillet 2012, n° 330366, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8384IQL).
En matière d'obligation de consultation des administrés sur un projet, David Moreau indique qu'il a été jugé que l'absence de consultation d'un comité technique paritaire a privé les personnels concernés d'une garantie qui découle du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail consacré par le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L6821BH4) et a constitué une irrégularité de nature à entacher la légalité du décret adopté (CE 1° et 6° s-s-r., 15 mai 2012, n° 339834, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0911IMP). Par ailleurs, l'irrégularité de la consultation du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie sur les projets de décrets comportant des dispositions spécifiques à la Nouvelle-Calédonie, entraîne l'illégalité d'un décret comportant des dispositions spécifiques à ce territoire (CE 9° et 10° s-s-r., 17 juin 2015, n° 375703, mentionné aux tables du recueil Lebon [LXB= A5386NL3]). L'obligation prévue par l'article L. 161-10 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L3457AER) de mettre en demeure, lorsqu'une commune envisage de céder un chemin rural, tous les propriétaires riverains de ce chemin, ayant pour objet de leur permettre d'être informés de ce projet d'aliénation et de présenter une offre d'achat chiffrée constitue pour eux une garantie, dont l'absence conduit à l'irrégularité de la délibération du conseil municipal (CE 3° et 8° s-s-r., 20 novembre 2013, n° 361986, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0575KQD). La même solution a été déjà été appliquée à propos de l'irrégularité de consultation d'une commission consultative de l'environnement, de nature à priver de garanties les collectivités et les particuliers quant à l'extension d'un aéroport (CE 2° et 7° s-s-r., 10 juin 2013, n° 355791, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5893KGD).
Dans une démarche de recherche d'équilibre, le juge administratif s'est livré à une appréciation in concreto de la privation de garantie : la transmission tardive aux membres d'un comité technique paritaire d'un projet n'est pas sanctionnée si elle n'a pas été susceptible d'exercer une influence sur le sens de l'avis émis (CE 4° et 5° s-s-r., 27 avril 2012, n° 348637, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4194IKK), de même que l'information tardive du procureur territorialement compétent d'un contrôle des membres de la CNIL dans les locaux d'une entreprise (CE 9° et 10° s-s-r., 12 mars 2014, n° 354629, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9166MGL). Il en est également ainsi du défaut de consultation de l'Afssa préalablement à l'édiction d'une mesure d'interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l'utilisation et la détention d'un produit phytopharmaceutique (CE 3° et 8° s-s-r., 23 juillet 2012, n° 341726, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0725IRB) ou de l'absence de soumission à la Haute autorité de santé d'un projet de décret relatif à la formation des chiropracteurs et à l'agrément des établissements de formation en chiropraxie (CE 1° et 6° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 354103, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0052KK7). A l'inverse, l'insuffisance de motivation de l'avis de la commission de classification est susceptible d'exercer une influence sur la décision du ministre et de priver les différents intéressés d'une garantie au regard des limitations à la liberté d'expression que constitue toute mesure restreignant la diffusion d'une oeuvre cinématographique (CE 9° et 10° s-s-r., 29 juin 2012, n° 335771, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0596IQ7).
José Savoye, Avocat, Professeur honoraire à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Lille, se penchant sur le bilan "coût-avantages" de la jurisprudence "Danthony" pour les acteurs du procès administratif, rappelle que, traditionnellement le juge privilégiait dans son contrôle la méthode in abstracto, consistant, en matière de vice de procédure, à apprécier la formalité en elle-même en fonction du caractère plus ou moins déterminant de son rôle dans le processus de fabrication de l'acte administratif. La formalité était alors qualifiée de substantielle ou de non substantielle, le juge en tirant ensuite mécaniquement les conséquences sans se pencher sur la nature du vice dont la formalité était entachée, ni sur son influence sur le sens de la décision. Cette position coexistait avec un mode d'appréciation in concreto, dans lequel le juge n'appréciait pas la formalité en elle-même mais appréciait le vice dans ses effets. L'irrégularité n'était qualifiée de substantielle que si elle avait eu un impact sur le sens de la décision (le défaut d'avis du ministre de l'Agriculture en matière d'expropriation de terrains plantés en vignes d'appellation contrôlée ne constituant pas un vice de forme substantiel : CE, Sect., 7 mars 1975, n° 89011, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4917B7A)
L'importance de l'arrêt "Danthony" provient du fait qu'il a posé un principe général du droit selon lequel un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable suivie à titre obligatoire ou facultative n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie, l'application de ce principe n'étant pas exclue en cas d'omission d'une procédure obligatoire, à condition qu'une telle omission n'ait pas pour effet d'affecter la compétence de l'auteur de l'acte. Ainsi, le Conseil d'Etat, tout en permettant au juge administratif d'éviter les annulations exagérément formalistes, a strictement encadré les hypothèses de non-annulation prévues par le législateur lui-même. Or, l'intervention de l'avis a toujours une influence sur la décision finale, ce qui implique que, dorénavant, tous les vices de procédure sont susceptibles de conduire à l'annulation. Ce qui est critiquable dans l'arrêt "Danthony", selon José Savoye, c'est l'application de la jurisprudence "AC !" (CE, Ass., 11 mai 2004, n° 255886, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1829DCQ) (selon lequel si l'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu, l'office du juge peut le conduire exceptionnellement, lorsque les conséquences d'une annulation rétroactive seraient manifestement excessives pour les intérêts publics et privés en présence, à moduler dans le temps les effets de l'annulation qu'il prononce), source d'insécurité majeure pour le justiciable, dont la protection à l'égard des excès de la puissance publique constitue la mission première de juge administratif.
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