Lexbase Droit privé - Archive n°622 du 23 juillet 2015 : Propriété

[Jurisprudence] Action en bornage : déterminer n'est pas transférer

Réf. : Cass. civ. 3, 10 juin 2015, n° 14-14.311, FS-P+B (N° Lexbase : A8953NKS)

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N8533BUL

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par Lionel Bosc, ATER - Université Toulouse I Capitole

le 23 Juillet 2015

A l'instar de la sanction de l'empiètement, les solutions de la Cour de cassation, quant aux conséquences juridiques sur la propriété consécutives à une action en bornage, ne laissent planer aucun doute : l'action en bornage n'opère pas transfert de propriété. Il semble pourtant qu'un nombre certain de recours consécutivement à cette action laisse à penser que cette solution apparaît difficile à entendre par les justiciables. La troisième chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt du 10 juin 2015, confirme, s'il en était encore besoin, que le transfert de propriété ne peut être opéré par l'effet du bornage (1). En l'espèce, un tribunal d'instance va accéder en 2007, à la demande en bornage des époux N., propriétaires d'une parcelle contiguë de celle vendue par les époux M. à la société F.T., et organiser à ce titre une expertise aux fins de bornage des deux fonds. L'expert proposera une alternative entre, d'une part, la limite fixée par procès-verbal de bornage dressé en 1927 par les auteurs des époux M. et le propriétaire d'origine des deux fonds, et, celle fixée aux plans annexés aux actes de vente de 1926 et 1947, d'autre part. Les époux M. ont dès lors assigné les époux N. d'une demande en revendication qui sera favorablement accueillie par le tribunal de grande instance de Grasse. De même, la cour d'appel d'Aix-en-Provence retiendra que l'acceptation par la signature du procès-verbal de bornage en 1927 par l'auteur des époux N. devait être considérée comme une acceptation d'abandon d'une "portion de propriété qui restait lui appartenir".

La problématique posée dans cet arrêt -relativement classique- porte sur les conséquences juridiques d'une action en bornage ; plus précisément, c'est le transfert de propriété -ou son absence- qui est au coeur de cet arrêt, c'est-à-dire de déterminer si une action en bornage peut donner lieu à transfert de propriété, par une action en revendication, dès lors qu'il est déterminé que l'assiette de propriété n'est pas strictement identique au droit de propriété invoqué ? En d'autres termes, l'action en bornage permet-elle d'acquérir la propriété d'une bande d'un fonds en déterminant l'assiette de ce dernier ?

Ce n'est non sans classicisme que les magistrats du Quai de l'Horloge vont répondre négativement en cassant l'arrêt. En effet, par un attendu de principe sibyllin voire usité, la Cour de cassation répond, au visa de l'article 544 du Code civil (N° Lexbase : L3118AB4), qu'un "procès-verbal de bornage ne constitue pas un acte translatif de propriété". Aussi, si la position de la Cour de cassation quant à la nature du bornage doit être regardée comme teintée d'une rigueur traditionnelle permettant de ne déterminer que les limites d'un espace de propriété (I), il n'en reste pas moins que cette position, maintes fois répétée, invite à s'interroger plus largement sur les conséquences juridiques -ou leurs absences- quant à la propriété elle-même (II).

I - La détermination de l'assiette de la propriété par l'action en bornage

L'article 646 du Code civil (N° Lexbase : L3247ABU) énonce que "tout propriétaire peut obliger son voisin au bornage de leurs propriétés contiguës" précisant qu'il "se fait à frais communs". Dès lors, le bornage se définira naturellement comme "l'opération qui consiste à déterminer la ligne séparative de fonds contigus et à établir des signes extérieurs ou bornes destinés à rendre cette ligne sensible et immuable" (2). Aussi apparaît-il que le bornage doit être regardé sous l'angle de la matérialité et non exclusivement sous celui du pur droit. En effet, si la solution de la Cour de cassation ne semble pas nouvelle, il apparaît pourtant qu'elle entretient une différenciation entre la réalisation du bornage et ses conséquences juridiques. Aussi, le bornage permettra-t-il de déterminer matériellement l'assiette de propriété (A) tout autant qu'il servira à révéler l'objet du droit (B).

A - La fixation des limites de propriété par le bornage

L'arrêt rendu le 10 juin 2015 par la troisième chambre civile de la Cour de cassation s'inscrit dans la lignée d'une position classique de la Haute cour, c'est-à-dire le bornage fixe les limites de propriété mais ne peut opérer transfert de propriété (3). En effet, le bornage doit être considéré comme une opération matérielle permettant de distinguer physiquement les limites de deux fonds contigus, qu'il soit un bornage amiable ou un bornage judiciaire. Il est à ce titre, tout à la fois tant une opération juridique de délimitation de deux fonds contigus, qu'une opération matérielle d'implantation de bornes matérialisant l'opération de fixation des limites. L'opération juridique vise à déterminer l'assiette de propriété, et conséquemment l'étendue de celle-ci, quand l'opération matérielle vise à stabiliser cette assiette par l'implantation physique de bornes permettant de matérialiser cette assiette. Dès lors, si le bornage connaît deux phases, celles-ci ne sont que les deux faces d'une même pièce, la détermination de l'assiette permettant la fixation de bornes, ces dernières réalisant de facto la première.

Le contentieux en présence se double d'une autre difficulté. En effet, si celui-ci porte sur le bornage et ses conséquences, il se double d'une difficulté d'appréciation d'un bornage antérieur, lui-même n'étant pas en adéquation avec des plans annexés aux actes de vente. Si l'adage "bornage ne se refait" tient lieu de principe et invite à considérer que le bornage est définitif, il convient à cet effet de préciser qu'il est nécessaire, lorsqu'un bornage entre deux fonds a déjà eu lieu, qu'un délai de trente ans après le déplacement ou la disparition des bornes se soit écoulé pour pouvoir en demander un nouveau (4). Ainsi, en l'espèce, bien qu'un bornage ait déjà eu lieu et que celui-ci, quand bien même aurait-il été accompli par l'auteur commun des fonds, ne devait être refait, il ne fait aucun doute que la matérialisation physique de ce premier bornage devait avoir disparu antérieurement à la vente de 1947 justifiant dès lors l'erreur certaine sur l'assiette de propriété objet de la vente ainsi que le délai trentenaire. Ainsi, la cour d'appel pouvait justifier la réalisation d'un bornage nouveau.

B - La détermination de l'objet de droit par le bornage

La position de la Cour de cassation semble claire sur le principe : puisque le bornage ne peut opérer transfert de propriété, il doit en être déduit, a contrario, que celui-ci permet de (dé)limiter un objet de propriété, étant entendu qu'il ne peut opérer un transfert puisque cet objet de propriété existe préalablement au bornage lui-même. Le bornage ne sera que l'opération qui permettra de limiter matériellement cet objet de droit, au mieux pourra-t-il le révéler aux yeux du monde, quand bien même les propriétaires respectifs des parcelles connaissaient-ils l'existence de leurs droits respectifs sans pouvoir en déterminer visuellement leurs limites. Ainsi, le bornage ne peut-être une opération de détermination du droit, puisque ce dernier est une condition préalable à l'exercice de l'action elle-même, mais un acte de détermination des frontières de l'objet de droit. L'arrêt rendu par la cour d'appel apparaît cependant relever de logique et pragmatisme : en effet, l'acte de vente de l'auteur commun des deux fonds à l'auteur des époux M. prévoyait une limite non bornée. Consécutivement à la vente et concomitamment -ou presque- à la division du fonds unique d'origine, un bornage avait été requis et conduisait à une limite séparative différente de celle prévue à l'acte de vente aux dépens de l'auteur commun des deux fonds. Ce dernier signant le bornage amiable, consentait dès lors à la nouvelle division par la pose de bornes, et conséquemment renonçait à contester la propriété de la bande de parcelle en l'espèce litigieuse. Dès lors, il apparaît que ce n'est pas l'acte de vente qui est pris en compte mais le bornage consécutif à celle-ci, la cour d'appel en déduisant que ce bornage venait définir avec plus de précision l'assiette de propriété de chacun des auteurs, "l'auteur commun [ayant] accepté d'abandonner au profit [de l'auteur des époux M.] une portion de la propriété restant lui appartenir de sorte que, ne pouvant céder plus de droit qu'il n'en avait, il n'a pu vendre à [l'auteur des époux N.], la portion de terre abandonnée à l'occasion du bornage".

Pourtant, c'est très certainement sur ce dernier point que la cour d'appel semble justifier le mieux sa réponse. La division du fonds commun s'était réalisée selon une surface "approximative" désignée par un plan annexé au contrat de vente. Il peut donc en être déduit aisément que la surface et le plan ne correspondaient pas parfaitement, justifiant de facto la réalisation du bornage en date de 24 juin 1927. Celui-ci permettait de déterminer avec précision les limites du fonds, la pose de bornes matérialisant celles-ci. Dès lors, la transmission de chacun des fonds par leur vente, se fondait naturellement sur ce bornage. Ainsi, il apparaît délicat de ne pas donner raison à la cour d'appel quand elle considère que la signature du procès-verbal de bornage par l'auteur commun des deux fonds justifiait que les acquéreurs postérieurs successifs ne pouvaient avoir acquis plus que l'auteur d'origine ne leur avait cédé ; sauf à considérer que l'action en bornage, en tant qu'action en défense d'un droit, n'a aucun effet juridique, à tout le moins, autre que celui de permettre la pose de bornes matérielles et non juridiques.

II - L'absence de conséquences juridiques de l'action en bornage

L'arrêt rendu par la troisième chambre civile l'est, sans étonnement, au visa de l'article 544 du Code civil, relatif à la propriété. Quoi de plus normal lorsque l'objet de l'action en bornage est de déterminer l'assiette de propriété en plantant des bornes matérialisant cette assiette de propriété. Fixer des bornes délimitant le contenant pour connaître le contenu apparaît comme l'objectif même du bornage. Pourtant, la position de la Cour de cassation semble sur ce point moins nette dès lors que celle-ci affirme que le bornage -donc la détermination de l'assiette- reste sans effet sur le droit lui-même (A). Si la nature de l'action en bornage justifie éventuellement la solution, cette position de principe souffre d'un manque clarté (B).

A - Le bornage : l'absence d'effet juridique direct sur la propriété

C'est certainement ce qui sera retenu de cet arrêt : le "procès-verbal de bornage ne constitue pas un acte translatif de propriété". Cette position de la Cour de cassation ne peut se justifier que par la nature du bornage. En effet, si le bornage est un acte d'administration du propriétaire, à tout le moins d'un titulaire de droit réel, sa nature réelle immobilière ne fait que peu de doute. Pourtant, la doctrine semble divisée s'agissant de sa nature précise. Nombreux sont ceux qui considèrent cette action réelle comme une action pétitoire excluant toutefois une revendication (5), la Cour de cassation ne venant pas les contredire. Cependant, en l'espèce, l'action en revendication, bien que consécutive au bornage, n'en est pas moins détachée. En effet, si l'action en bornage de 2007, portée devant le tribunal d'instance, est venue déterminer les contours des deux héritages, les juges du fond ont, s'agissant d'une action ultérieure en revendication, tenu compte du bornage comme d'un élément de preuve parmi d'autres, bien que certainement de manière trop déterminante. Puisque les bornages de 1927 et 2007 semblent identiques, c'est bien que l'objet de propriété est plus conditionné par le bornage que par la vente et ses accessoires (6). En ce sens, il apparaît contradictoire que l'auteur des époux revendiquant ait pu vendre plus qu'il n'avait, dès lors qu'il connaissait parfaitement les limites de sa propriété, celle-ci ayant déjà fait l'objet d'un bornage.

La Cour de cassation ne semble pas de cet avis, quitte à afficher et maintenir une position confuse. En effet, si la signature -donc l'acceptation- du "procès-verbal de bornage ne constitue pas un acte translatif de propriété", c'est parce que son objet est de déterminer et fixer son assiette. Or, si l'assiette de propriété est incertaine, l'objet même de propriété devient incertain. La troisième civile, en maintenant sa position, laisse à penser que l'action en bornage, en tant qu'action réelle immobilière, est conditionnée à l'existence préalable du droit et conséquemment de son objet. Aussi, vient-elle affirmer que la détermination de l'objet de droit, et incidemment du droit lui-même, se réalise par la détermination de l'assiette sans pour en tirer les conséquences sur la propriété elle-même. En d'autres termes, en refusant de donner au bornage une réelle effectivité juridique, les magistrats du quai de l'Horloge viennent affirmer que l'action en bornage est conditionnée par l'existence d'un droit dont l'objet, à tout le moins sur sa portée, sera défini par l'exercice de l'action.

B - Le bornage : la nécessaire clarification

Si le bornage devait se limiter à sa plus simple expression, il se résumerait à la pose de bornes permettant de délimiter une propriété, la détermination de ces limites en étant le préalable. Comment ne pourrait-il pas dans ce cas justifier une action en revendication postérieure ? En effet, simplement, les bornes permettent de "visualiser" par une opération juridique jusqu'où un propriétaire, peut, par un titre de propriété, se considérer comme tel, et conséquemment, exprimer toutes ses prérogatives de propriétaire. Or, si en l'espèce, les époux N. n'ont fait "la preuve d'aucun acte de possession sur la portion de terre en litige", c'est très certainement parce qu'ils savaient qu'ils agissaient sur le terrain d'autrui. A contrario, si les propriétaires respectifs des deux fonds, ou leurs auteurs par l'effet de la jonction, avaient considéré que la limite divisoire des fonds était située ailleurs que celle désignée par le bornage, la prescription acquisitive aurait été très certainement invoquée. Nous concédons que l'argument peut ne pas emporter grande conviction, car si la propriété est le droit de jouir de manière absolue de son bien, elle offre également au propriétaire la possibilité de son non-usage.

Inefficace quant au droit de propriété, l'action en bornage se contente de déterminer l'assiette de propriété, donc l'objet du droit. Pourtant, comment distinguer l'objet de propriété du droit lui-même ? L'opération s'avère délicate, pour ne pas dire impossible, dès lors le premier détermine l'existence du second. En déterminant l'étendue matérielle de l'existence de l'objet de propriété, l'action en bornage détermine également l'existence du droit sur cet objet. C'est donc bien que la révélation de l'objet permet la révélation du droit lui-même, et inversement. Nous pourrions illustrer notre propos a contrario : la disparition de l'objet de droit supprime l'existence du droit lui-même. Le juge d'instance, quand bien même serait-il limité par le Code de l'organisation judiciaire (7), ne pourrait-il pas tirer les conséquences légales de ses propres constations (8) ? En affirmant qu'une propriété s'étend -ou se réduit- jusqu'à une limitation matérialisée éventuellement par une borne, laisse-t-il d'autres choix que de considérer que cette détermination de l'objet de droit est l'assiette du droit de propriété. Nous ne le pensons pas et considérons qu'il devrait en être tiré toutes les conséquences légales, à savoir que le bornage détermine l'assiette de propriété. En ces temps de simplification et d'accessibilité au droit, il en irait sans doute tant d'une bonne justice que de la plus simple logique.


(1) Déjà en ce sens not. : Cass. civ. 3, 10 février 2015, n° 13-24.289, F-D (N° Lexbase : A4329NBX).
(2) E. Fuzier-Herman (dir.), Répertoire général alphabétique du droit français, t. VIII, par A. Carpentier et G. Fréjouan du Saint : L. Larose et Forcel 1891, n° 1.
(3) Pour des illustrations récentes, Cass. civ. 3, 10 février 2015, n° 13-24.289, F-D (N° Lexbase : A4329NBX) ; Cass. civ. 3, 19 mai 2015, 19 mai 2015, n° 14-11.984, F-D (N° Lexbase : A5501NIL).
(4) JCP éd. G, 1974, II, 17657, note Lassez.
(5) En ce sens, F. Terré, Les biens, Précis Dalloz, 9ème éd., p. 243, n° 280.
(6) Notamment les plans annexés au contrat de vente.
(7) L'article R. 221-40 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L6609IAZ) permet en ce sens au tribunal d'instance de se prononcer sur une question de nature immobilière possessoire ou pétitoire lorsque celle-ci est posée par voie d'exception ou moyen de défense, lors d'une action en bornage ; cette dernière relevant de la compétence de tribunal d'instance par l'article R. 221-12 du même code (N° Lexbase : L6637IA3).
(8) En ce sens, V. G. Beaussonie et S. Jean, Chronique de droit des biens - Juin 2015, Lexbase Hebdo n° 617 du 18 juin 2015 - édition privée (N° Lexbase : N7905BUC), spécialement VI - Comprendre le bornage.

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