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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 17 Mars 2015
On pensait la fiscalité empreinte de réalisme, on la devine désormais sous l'oeil de l'art poétique cher à Boileau.
Car ne nous y trompons pas, le bon temps où le droit fiscal était autonome et se souciait uniquement de la vérité factuelle pour taxer le contribuable, faisant fi de toute morale ou de la légalité de son activité, est bien révolu. La lutte contre la fraude fiscale, quasi déclarée "cause nationale", depuis l'hécatombe des recettes fiscales accentuée par une crise économique persistante, menée sous l'égide communautaire et derrière le bouclier de l'OCDE, a conduit, pas à pas, à renverser le paradigme inquisitoire fiscal pour le transformer en système accusatoire, dans lequel le contribuable est, d'abord, suspect ; alors, il doit prouver, à force de pièces justificatives, que non, décidément non, il n'a pas fraudé le fisc.
L'arsenal est connu des avocats-fiscalistes ; et la circulaire du 24 mai 2014 en entonne la litanie sans sourciller : création de circonstances aggravantes de fraude fiscale ; aggravation des peines encourues ; création d'un statut de "repenti" permettant l'application d'une réduction de peine ; élargissement du champ de la procédure judiciaire d'enquête fiscale ; techniques spéciales d'enquête au service de la détection et d'une meilleure appréhension des montages frauduleux sophistiqués ; généralisation de la protection accordée aux lanceurs d'alerte ; instauration du procureur de la République financier ; création de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) ; renforcement de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) et extension de son champ de compétence ; allongement de trois à six ans du délai de prescription en matière de fraude fiscale ; intensification et suivi des échanges entre l'administration fiscale et la Justice ; action pénale plus diversifiée ; action pénale mieux coordonnée entre l'administration fiscale et l'autorité judiciaire ; plaintes étayées d'éléments de contexte et diversifiées ; recours accru à l'information de l'autorité judiciaire sur le fondement de l'article 40 du Code de procédure pénale ; meilleure détection et répression de l'ensemble des auteurs et complices ; sanction sévère de la fraude fiscale et, de façon exemplaire, des comportements les plus frauduleux par des peines d'emprisonnement et de lourdes amendes pénales ; application de peines de saisies et confiscations... Pardonnez la longueur de l'énumération, mais qui boni ? Voilà pour les nouveautés ; mais, bien entendu, on ne saurait oublier les spécialités françaises comme le recours à la théorie de l'abus de droit emportant, quasi systématiquement, la conviction des juges, qu'elle attaque de front ou soit "rampante".
Lutter contre la fraude fiscale est un objectif légitime et nécessaire ; et il n'est point besoin de s'étendre sur la vertu intrinsèque de ce combat éthique et étatique. Car si la fraude fiscale ne met pas en péril l'action de l'Etat, qu'il soit "providence" ou, désormais, même simplement "gendarme", elle entraîne une distorsion de concurrence, voire un encouragement de la rente au détriment de l'entreprenariat, insoutenable pour le contribuable le plus libéral !
Il faut donc frapper fort, condamner fermement et détecter tout détournement illégal de recette. Et, le Code général des impôts comme le Livre des procédures fiscales permettent à l'administration d'oeuvrer efficacement pour le bien de la police fiscale. Voilà pour la répression. Mais la France ne peut se départir d'idéaux préventifs, même en matière fiscale. Il ne suffit plus d'exposer aux contribuables les risques d'un simple forfait ou d'une fraude avérée ; il faut décourager toute "habilité", car la frontière est, du constat même des magistrats, extrêmement ténue avec l'abus de droit et donc la fraude. Et, pour ce faire, rien de plus naturel que de s'attaquer aux "sachants", aux défendeurs et conseils des contribuables, eux-mêmes : les fiscalistes, les avocats en particulier : faire de la complicité de fraude fiscale et des montages internationaux des circonstances aggravantes, tel est le nouveau cheval de bataille de l'administration.
La première salve n'était pas le projet de loi visant à lutter contre la fraude fiscale et la grande délinquance financière ; elle remonte plus vraisemblablement à la 3ème Directive "anti-blanchiment" et à sa transposition dans le corps législatif français. Mais, la Cour européenne des droits de l'Homme aura beau juger, le 6 décembre 2012, que l'obligation de déclaration de soupçon pesant sur les avocats ne porte pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel auquel ils sont astreints, le faible nombre de déclarations souscrites, par le filtre du Bâtonnier, chaque année en France, marque la défiance d'une profession peu encline à rompre la confiance de leurs clients inhérente à leur office, d'autant que, comme le soutenait le requérant dans l'affaire en cause, la réglementation en la matière, qui conduit à la délation, manque de clarté : elle oblige à déclarer des "soupçons", sans définir cette notion ; le domaine des "activités" auxquelles elle s'applique est flou et il est difficile pour un avocat de scinder ou cloisonner ses activités afin de définir celles qui sont concernées. Il ajoutait que le secret professionnel des avocats est indivisible : la loi qui régit les professions judiciaires précise qu'il s'applique tout autant aux fonctions de défense qu'à celles de conseil et concerne l'ensemble des activités et des dossiers des avocats. L'argument n'a pas emporté la conviction des juges strasbourgeois, mais le nombre de déclarations de soupçon n'a pas décollé pour autant.
Alors, last but not least, aux grands maux, les grands remèdes : créer une infraction de complicité de fraude fiscale dont, à n'en pas douter, les avocats semblent les plus légitimes, "périmètre du droit" oblige, à endosser le crime, conjuguée à une aggravation des sanctions en cas de fraude fiscale en bande organisée ; rien de moins. Même si les fiscalistes ne sont pas légion au sein de la profession, les avocats se sont levés, unanimes, vent debout, contre une définition hasardeuse de la complicité, mettant en péril l'essence même de leur qualité de conseil, en dehors même de toute stratégie soupçonnée d'optimisation fiscale. "Or, pourquoi la profession de fiscaliste est-elle née ? En premier lieu, pour accompagner les contribuables dans le respect de leurs obligations fiscales, de plus en plus sophistiquées, et de plus en plus sibyllines. Nul n'est censé ignorer la loi, mais encore faudrait-il la comprendre. La pratique du droit fiscal est donc d'abord un travail de compréhension des textes, de leurs enjeux pratiques, puis l'assimilation et la compréhension des problématiques rencontrées par le contribuable, enfin une vulgarisation du droit de l'impôt pour expliquer au client ce qu'il doit faire, comment se protéger en cas de contrôle fiscal, et comment payer l'impôt. L'avocat fiscaliste a deux clients : l'un, un contribuable, qui le rémunère et lui pose une obligation de moyens ; l'autre, le droit fiscal, qui ne lui verse rien (au contraire, l'avocat est un contribuable comme les autres), et lui impose une obligation de résultat concernant le respect de sa lettre (et de son esprit)". Tel est le rappel opéré en préambule du Manifeste des avocats fiscalistes contre la méfiance dont les pouvoirs publics font preuve à leur égard.
Le droit fiscal est byzantin ; l'administration fiscale est boulimique d'informations ; et au milieu de tout cela, le contribuable a, encore, le choix de la voie la moins imposée. Comment faire sans être efficacement conseillé ? Un contribuable avisé en vaut deux : qu'à cela ne tienne, condamnons le fraudeur et son conseil. En cela, il n'y a pas de quoi soulever les coeurs, mêmes ceux des avocats-fiscalistes les plus sensibles. Seulement, étant donné que la caractérisation de la fraude fiscale est un casse-tête, aussi bien pour l'administration que pour le juge de l'impôt, on peine à imaginer qu'une caractérisation de sa complicité soit plus évidente et moins arbitraire. A cela s'ajoute qu'à force de présomptions légales de fraude ou d'évasion fiscale, il est des plus irrespectueux des droits de la défense d'accuser le conseil du contribuable, dans la tourmente quotidienne, de complicité. Il essaye, au contraire, le plus souvent, d'éviter à son client le piège de la fraude ; de faire correspondre la juste taxation à un réalisme dévoyé par l'arsenal répressif de la situation fiscale du contribuable. Et, a-t-on idée de condamner l'avocat défendeur au pénal de complicité de crime de son client ? Tout cela parce qu'il aura relevé une faille procédurale conduisant à la relaxe de ce dernier ? C'est un pas que le service de la législation fiscale a franchi, sans ambages, en inscrivant ce projet, une première fois, dans la future loi du 6 décembre 2013. Devant l'incertitude rédactionnelle et le lobbying éclairé -car il en existe-, le projet fut abandonné.
Mais, le Gouvernement ne pouvait pas en rester là ; il fallait tenter le coup et risquer la censure, plus que probable, même s'il apparaissait herculéen d'arriver à une définition de l'infraction de complicité de fraude ou d'évasion fiscale face aux objectifs légitimes d'un conseil-défenseur des droits du contribuable dans le choix de la voie la moins imposée. L'article 79 de la loi de finances pour 2015 aura passé les fourches caudines parlementaires, mais non celles du Conseil constitutionnel qui ne censurera, au demeurant, que cette disposition, comme pour dire le plus simplement du monde : cela va trop loin...
La rédaction du nouvel article 1740 C du Code général des impôts était donc, comme pressentie, irrespectueuse des droits et libertés garantis par la Constitution, aux premiers rangs desquels le principe de la légalité des délits et des peines. D'une part, parmi les conditions qu'il a posées pour l'application de la sanction fiscale en cause, l'article 1740 C prévoyait que les agissements que la personne poursuivie avait commis, auxquels elle avait apporté son aide ou son assistance ou dans lesquels elles s'était entremise, devaient avoir conduit "à des rappels ou rehaussements assortis de la majoration prévue au b de l'article 1729" ; or, cette rédaction ne permettait pas de déterminer si l'infraction fiscale instituée était constituée en raison de l'existence d'un abus de droit, que la personne poursuivie serait recevable à contester indépendamment du sort des majorations appliquées au contribuable en application du b) de l'article 1729, ou si l'infraction était constituée par le seul fait qu'une telle majoration avait été prononcée. D'autre part, en prévoyant que l'amende qui pouvait être prononcée à l'encontre de la personne visée à l'article 1740 C était égale à 5 % du chiffre d'affaires ou des recettes brutes "qu'elle a réalisés à raison des faits sanctionnés au titre du présent article", cet article ne permettait pas de déterminer si le taux de 5 % devait être appliqué aux recettes ou au chiffre d'affaires que la personne poursuivie avait permis au contribuable de réaliser, ou s'il devait être appliqué aux recettes ou au chiffre d'affaires que la personne poursuivie a elle-même réalisés. L'obligation de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis était rompue : les dispositions de l'article 79 méconnaissaient donc les exigences constitutionnelles.
La troisième salve a fait chou blanc, mais n'est pas passée bien loin. Le souffle du boulet se fait encore ressentir, jusqu'à ce que ce dernier finisse par tuer l'avocat-fiscaliste, tel Turenne à la bataille de Salzbach. On pourra toujours crier, comme Montecuccoli à la mort du grand Maréchal : "Il est mort aujourd'hui un homme qui faisait honneur à l'Homme !" ; il n'en demeure pas moins qu'il en sera fini des droits de l'Homme en matière fiscale avec la disparition des avocats-fiscalistes. A quoi sert au contribuable d'avoir des bras, lorsque l'on perd la tête ? A quoi sert de conquérir des droits, quand on les ignore, malgré l'adage nemo censitur ?
"Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage" : ce que fera, à n'en pas douter, l'administration, dans un prochain collectif budgétaire qui mijotera au mieux ses effets. La plume est plus forte que l'épée, on le sait : mais pour le meilleur, comme pour le pire.
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