Le Quotidien du 1 avril 2025 : Avocats/Gestion de cabinet

[Questions à...] L’impact de la révolution digitale sur l’activité professionnelle d’un cabinet d’avocats - Questions à Laurent Szuskin, avocat associé, Baker McKenzie

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[Questions à...] L’impact de la révolution digitale sur l’activité professionnelle d’un cabinet d’avocats - Questions à Laurent Szuskin, avocat associé, Baker McKenzie. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/117620244-questions-a-limpact-de-la-revolution-digitale-sur-lactivite-professionnelle-dun-cabinet-davocats-que
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le 18 Avril 2025

Mots clés : digital • cloud • intelligence artificielle • données personnelles • confidentialité

Les dix dernières années sont véritablement celles de la transformation digitale de nos modes de vie, qu’elle concerne nos loisirs (musique et achats en ligne) ou notre activité professionnelle (intelligence artificielle générative). Pour comprendre comment cette révolution influe au quotidien sur l’activité d’un cabinet d’avocats spécialisé dans ce domaine, Lexbase a rencontré Laurent Szuskin, avocat associé, Baker & McKenzie*.


 

Lexbase : De quelle manière ont évolué les activités numériques « grand public » (e-commerce, musique en ligne) ces dix dernières années ?

Laurent Szuskin : Les modifications en matière de consommation de musique ont été très significatives avec l'avènement et le développement de l'offre digitale. Selon une étude de juin 2024, 41 millions de 15-80 ans (81%) en France, écoutent au moins un contenu en audio digital chaque mois.  Des services en ligne comme Spotify, Apple music, Amazon music, YouTube music et Deezer, dominent le marché du streaming musical. Ces plateformes digitales permettent non seulement d'écouter et de découvrir de nouveaux talents, mais aussi de diriger les utilisateurs vers les artistes les plus établis via des playlists et autres recommandations.

Les réseaux sociaux ont également un impact significatif sur la découverte et la consommation de musique, influençant parfois même le style musical, comme avec TikTok et ses « trends ».  Les algorithmes de recommandation sont très puissants, et les influenceurs jouent un rôle majeur dans la promotion des artistes, bien que leur rémunération reste parfois opaque, ce qui soulève des questions sur leur indépendance.

L'impact économique de la musique digitale a été plus favorable pour les artistes reconnus, car l'offre légale gratuite ou à bas prix réduit le piratage qui les affectait. Cependant, pour les artistes en développement, dont les titres apparaissent parmi des milliers d'autres chaque semaine sur les plateformes, la rémunération par stream ne leur permet pas de vivre de leur art. Ils doivent donc chercher des modes alternatifs ou complémentaires de rémunération, tels que les concerts, le live, ou le « djing ».

L'intelligence artificielle dans le monde musical représente à la fois une opportunité et un risque. Elle peut constituer un outil d'aide à la production musicale, améliorer la recommandation de titres et rendre plus efficace la lutte contre le piratage. Cependant, elle peut aussi générer des musiques sans auteur, favoriser la contrefaçon, etc.  

En ce qui concerne le e-commerce, la croissance exponentielle est sans doute amenée à se poursuivre, grâce à la facilité d’achat induite par la technologie, le faible coût relatif des smartphones, tablettes et ordinateurs, et la disponibilité des offres 24/24. Le développement des places de marché comme FNAC et Amazon, qui accueillent des vendeurs tiers, ouvre l'accès à des commerçants auxquels vous n’auriez jamais eu accès auparavant. Même les réseaux sociaux deviennent des places de marché.

Le numérique a également permis l'expansion du commerce C2C, avec la revente de produits d'occasion sur des plateformes dédiées et performantes.

Lexbase : La protection des données personnelles demeure un enjeu majeur. Les outils adoptés jusqu'ici sont-ils suffisants selon vous ?

Laurent Szuskin : En Europe, avec le RGPD (Règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données N° Lexbase : L0189K8I) et en France avec la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés N° Lexbase : L8794AGS, nous avons compris depuis longtemps l’importance de la protection des données à caractère personnel. L'effet extraterritorial de ces textes est indéniable. Cependant, ces protections ne sont pas disponibles partout dans le monde, ni réciproques dans certains cas. Un exemple est la difficulté d'encadrer efficacement le transfert de données à caractère personnel entre l'Europe et les États-Unis, compte tenu des nombreux écueils juridiques et jurisprudentiels rencontrés.

Les principaux outils, pour moi, sont les autorités de gouvernance des données, comme la CNIL ou l'EDPB, qui sont très actives sur le sujet. Elles se saisissent actuellement de l'interaction entre intelligence artificielle et données à caractère personnel, qui est sans doute un enjeu majeur des prochaines années tant sur les plans éthique qu'économique.

Une autre limite à l'efficacité de la protection des données personnelles est sans doute le coût pour une entreprise de la mise en conformité à la réglementation, en particulier pour les PME.

Lexbase : Quel a été l'impact de la loi de 2024 visant à sécuriser l'espace numérique sur votre activité ?

Laurent Szuskin : Le premier grand texte français sur « l'espace numérique » a été la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique N° Lexbase : L2600DZC. Ce texte suivait la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« Directive sur le commerce électronique ») N° Lexbase : L8018AUI. À leur adoption, nos clients ont mis en place des conditions générales de vente en ligne, des termes et conditions d'usage des sites web, souvent issus d'ailleurs d'exemples américains. Il a aussi fallu aux hébergeurs s'armer juridiquement pour répondre aux notifications dites "art. 6" qui se sont mis à pleuvoir, aux griefs d'être des acteurs actifs de la commission de certains dommages (contrefaçons, diffamation, etc.). Il y a aussi eu les grands contentieux français et européens sur la responsabilité des intermédiaires en ligne. Tout ceci a généré beaucoup de travail pour les juristes et avocats, dont ceux de notre firme.

Puis, plus récemment, le DSA (Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022, relatif à un marché unique des services numériques N° Lexbase : L7614MEQ) a été adopté, suivi en 2024 en France par, effectivement, la loi de transposition dite « SREN ».

Notre firme, qui est mondiale, réalise des études multi-juridictionnelles portant sur des réglementations applicables dans tel ou tel secteur pour le compte de ses clients. Nous pouvons ainsi analyser et conseiller localement au regard de ce qui se passe globalement. Par exemple, nous étudions la réglementation ou la jurisprudence européenne et nous conseillons nos clients sur les conséquences impératives qui en découlent pour eux. Nous les assistons sur la manière de s'y conformer, et sur la modification de leurs pratiques contractuelles ou de leurs politiques de gouvernance, le cas échéant . Nous les avertissons aussi sur les règles locales qui peuvent faire obstacle à une harmonisation internationale (par exemple, en matière de droit de la consommation).

Plus spécifiquement en ce qui concerne la loi  « SREN », nous avons conseillé des plateformes en ligne sur leur mise en conformité aux nouvelles règles de transparence -- et autres -- sur les publicités en ligne. Nous avons également conseillé nos clients sur les nouvelles règles en matière d'informatique en nuage (« cloud »). Nous les avons par exemple conseillé sur la nécessité de revoir ou inclure certaines clauses contractuelles puisque la loi de 2024 oblige à l'interopérabilité, à la transition et à la réversibilité des données de la part des fournisseurs de services « en nuage ».

Nous avons aussi aidé des clients à déterminer quelle autorité est compétente sur quel sujet. Vous retrouverez évidemment la CNIL quand le profilage est fait avec des données personnelles. L’ARCOM est également compétente sur certains sujets tels que les deepfakes. L'ARCEP est susceptible d'intervenir dans le cadre de la transposition du « Data act ». La DGCCRF joue son rôle de « gendarme » en matière de pratiques commerciales, et l'Autorité de la concurrence est compétente pour la mise en application du DMA  (Règlement (UE) n° 2022/1925 du 14 septembre 2022, relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique N° Lexbase : A23835XK).

Lexbase : De manière plus générale, comment l'IA va-t-elle selon vous transformer la profession d'avocat ?

Laurent Szuskin : C'est « le » sujet transformationnel en matière d'organisation du travail, de formation des jeunes – et moins jeunes -- avocats, de productivité, de partenariats avec des techs, de compétitivité, etc. Il soulève également des questions juridiques majeures pour nos clients: respect de la propriété intellectuelle, des données à caractère personnel, parmi d'autres.

Cette technologie est une véritable opportunité, même si elle n'est pas encore totalement fiable (les fameuses hallucinations, ou les biais). J'ose espérer qu'elle ne remplacera pas l'avocat ou le juriste mais plutôt qu'elle sera un formidable outil à son usage et lui permettra d'améliorer et d'optimiser son talent, son instinct, en matière de stratégie, d’analyse et de décision.

La GenIA va certainement transformer l’organisation du travail, en permettant notamment la prise en charge d'un certain nombre de tâches répétitives chronophages et à faible valeur ajoutée. 

En revanche, je ne pense pas qu'elle prédira l'issue des litiges, même si elle nous permettra de mieux anticiper et préparer la stratégie judiciaire, de mieux rédiger ou cibler les écritures.

Dès 2021, nous avons mis en place, au sein de notre Firme, un outil dénommé Baker-ML pour « machine learning », développé par une équipe dédiée d'avocats, de data scientists et d'ingénieurs en données. Celui-ci travaille sur des modèles de langage que nous entraînons sur la base de nos propres données et qui sont fermés sur l'extérieur.

Nous utilisons de nombreuses techniques, y compris l'apprentissage actif continu (CAL), pour revoir un grand nombre de documents et pièces dans le cadre de litiges, d'enquêtes et de due diligence en matière de fusions & acquisitions. Notre Département Employment (droit social) déploie l'IA générative (GenAI) pour répondre aux requêtes dans plus de 20 pays pour l'un de nos plus grands clients. Nous allons répliquer cet outil dans d'autres domaines du droit et pour d'autres clients.

En contrepartie, j'imagine que les clients accepteront de rémunérer à leur juste valeur les expertises d'avocats pour des tâches à plus haute valeur ajoutée.

L'intelligence artificielle générative va donc apporter des gains de productivité, ce qui devrait nous permettre de libérer du temps pour toujours et encore améliorer nos services, faire de la planification stratégique et du business development et, pourquoi pas, augmenter le quality-time et notre bien-être physique et mental.

*Propos recueillis par Virginie Natkin, chargée d’affaires grands comptes Avocats et Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public

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