Réf. : Cass. com., 5 février 2025, n° 23-19.029, F-D N° Lexbase : A81276T8
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par Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences - HDR à l’Université Côte d’Azur, Membre du CERDP, Directrice du Master 2 Droit des entreprises en difficulté de la faculté de droit de Nice
le 19 Mars 2025
Mots-clés : revendications • périmètre • détention précaire du débiteur • bien non présents dans les locaux du débiteur • exigence d’une revendication (oui)
Seul le propriétaire d’un bien faisant l’objet d’un contrat publié est dispensé d’agir en revendication, de sorte que le propriétaire d’un bien détenu à titre précaire par le débiteur, en vertu d’un contrat non publié, doit agir en revendication pour rendre son droit opposable à la procédure collective peu important que son droit ne soit ni douteux, ni litigieux ou que son bien ne soit pas dans les locaux du débiteur.
Le propriétaire d’un bien détenu à titre précaire par le débiteur en vertu d’un contrat non publié doit, en application de l’article L. 624-9 du Code de commerce N° Lexbase : L3492ICC, agir en revendication afin de rendre opposable son droit de propriété à la procédure collective. À défaut, en cas de liquidation judiciaire du débiteur, le bien sera affecté au gage commun des créanciers, permettant ainsi sa réalisation au profit de leur collectivité [1]. La sanction est sévère pour le propriétaire, ce qui rend d’autant plus importante la détermination du périmètre des biens concernés par l’exigence d’une revendication. Incontestablement, tous les biens qui se trouvent physiquement entre les mains du débiteur au jour de l’ouverture de la procédure collective sont concernés. Le bien qui ne se trouve pas dans les locaux du débiteur mais dans ceux d’un tiers au jour de l’ouverture de la procédure collective peut – et doit – il faire l’objet d’une revendication dès lors que le bien a été remis au débiteur au titre d’une détention précaire ? C’est à cette question que répond un arrêt de la Chambre commerciale du 5 février 2025, arrêt non publié alors pourtant qu’il offre un éclairage particulièrement intéressant.
En l’espèce, deux grues avaient été données en location au titre d’un contrat non publié à la société AS Pro Bat Mendès (ASPBM) et affectées à des chantiers sur lesquels cette société intervenait en qualité de locateur d’ouvrage. La société ASPBM a été placée en liquidation judiciaire. Fort de ce que le propriétaire n’avait pas présenté de demande en revendication des deux grues, le liquidateur judiciaire a obtenu l’autorisation au juge-commissaire de vendre ces biens aux enchères. La cour d’appel de Douai [2]a confirmé l’ordonnance autorisant la vente.
Le propriétaire des grues s’est alors pourvu en cassation en soulevant essentiellement deux arguments.
Le premier était celui classique selon lequel les dispositions des articles L 624-9 et L 641-14 du Code de commerce N° Lexbase : L9199L7T seraient contraires à l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L1625A29, en ce qu’elles font peser sur le propriétaire d’un bien meuble, que le débiteur en liquidation judiciaire détient à titre précaire en vertu d’un contrat non publié, l’obligation de présenter une demande en revendication et que la sanction d’une inopposabilité du droit de propriété à la procédure de liquidation judiciaire, lorsqu’elle se traduit par la cession du bien dans le cadre des opérations de liquidation, conduit à faire subir au propriétaire, qui n’a pas revendiqué son bien dans le délai requis, une privation de propriété sans indemnisation ce qui méconnaît la protection du droit de propriété résultant de l’article 1er susvisé. Sans surprise, la Chambre commerciale balaie l’argument par une formule à maintes reprises répétée [3] selon laquelle « la sanction de l’absence de revendication par le propriétaire d’un bien dans le délai prévu à l’article L. 624-9 du Code de commerce ne consiste pas à transférer ce bien non revendiqué dans le patrimoine du débiteur mais à rendre le droit de propriété sur ce bien inopposable à la procédure collective, ce qui a pour effet d’affecter le bien au gage commun des créanciers, permettant ainsi, en tant que de besoin, sa réalisation profit de leur collectivité. S’il en résulte une restriction aux conditions d’exercice du droit de propriété de celui qui s’est abstenu de revendiquer son bien, cette atteinte est prévue par la loi et se justifie par un motif d’intérêt général, dès lors que l’encadrement de la revendication a pour but de déterminer rapidement et avec certitude les actifs susceptibles d’être appréhendés par la procédure collective afin qu’il soit statué, dans un délai raisonnable, sur l’issue de celle-ci dans l’intérêt de tous. En conséquence, ne constitue pas une charge excessive pour le propriétaire l’obligation de se plier à la discipline collective générale inhérente à toute procédure de liquidation judiciaire, en faisant connaître sa position quant au sort de son bien, dans les conditions prévues par la loi et en jouissant des garanties procédurales qu’elle lui assure quant à la possibilité d’agir en revendication dans un délai de forclusion de courte durée mais qui ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir ».
Le second argument soutenu par le propriétaire est beaucoup plus original et mérite que l’on s’y attarde. En l’espèce, les propriétaires soutenaient que les biens meubles en question ne faisaient pas partie du patrimoine apparent du débiteur car les grues litigieuses étaient affectées à des chantiers déterminés sur lesquels la société débitrice intervenait en qualité de locateur d’ouvrage. Cet argument particulièrement intéressant est ici encore balayé par la Chambre commerciale qui répond péremptoirement en indiquant que « le propriétaire d’un bien détenu à titre précaire par le débiteur en vertu d’un contrat non publié, doit agir en revendication […] peu important que son droit ne soit ni douteux, ni litigieux ou que son bien ne soit pas dans les locaux du débiteur ». Ce faisant, une précision intéressante est apportée concernant le périmètre des revendications. Elle permet de cerner la notion « d’actif apparent » du débiteur dont le propriétaire doit soustraire le bien qui lui appartient en procédant à sa revendication.
À la lecture du livre VI du Code de commerce, on ne trouve nulle trace de cette expression d’« actif apparent », mais c’est clairement à lui que se réfère la doctrine lorsqu’elle évoque l’assiette de la saisie collective provoquée par l’ouverture de la procédure collective. La question pouvait légitimement se poser de savoir si sous ce vocable d’« actif apparent » ou de « patrimoine apparent » du débiteur utilisé par la « langue de la pratique » [4] se trouvaient uniquement des biens physiquement entre les mains du débiteur.
Il ne fait aucun doute que les biens détenus par un tiers pour le compte du débiteur doivent être revendiqués dès lors qu’ils ont été acquis par le débiteur (par hypothèse, sous clause de réserve de propriété). En effet, l’article L. 624-16, alinéa 3 in fine N° Lexbase : L3509ICX [5] rend susceptibles de revendication des biens fongibles, se trouvant non seulement entre les mains du débiteur mais aussi entre celles de personnes les détenant pour son compte. Cette exigence de revendication, dans la procédure collective du débiteur, d’un bien détenu par un tiers pour son compte a, à plusieurs reprises, été étendue en jurisprudence [6] en présence de biens non fongibles dans des espèces où le bien avait été acquis par le débiteur sous clause de réserve de propriété. Il nous avait semblé que l’obligation de revendiquer dans la procédure collective du débiteur un bien qui n’est pourtant pas physiquement entre ses mains devait être réservée à cette seule hypothèse d’un bien vendu sous clause de réserve de propriété car l’acquéreur pouvait être considéré comme un possesseur et non pas seulement comme un détenteur précaire [7]. Il ne faisait donc aucune difficulté pour considérer que cette possession avait fait entrer le bien dans le patrimoine apparent du débiteur de sorte que, même si ultérieurement le bien était détenu par un tiers pour le compte du débiteur, le bien figurait dans l’actif apparent de ce dernier.
On pouvait être plus circonspect lorsque le débiteur tient son droit d’une détention précaire.
La possession doit être distinguée de la détention précaire. Le détenteur s'oppose au possesseur en ce qu'il exerce « une mainmise sur un bien corporel tout en reconnaissant qu'il n'en est pas le propriétaire légitime et qu'il sera par conséquent tenu à terme de cesser cette mainmise afin que ce dernier la retrouve » [8]. Même si le détenteur précaire a une maîtrise matérielle sur la chose en vertu d'une convention (en l’espèce une location), « il ne possède pas comme s'il était propriétaire, car il sait qu'il ne l'est pas et n'agit pas en tant que tel, sachant qu'il doit rendre la chose à l'issue de la convention » [9].
On pouvait penser que, lorsque le débiteur détenteur précaire plaçait le bien entre les mains d’un tiers, la revendication ne s’imposait pas dans le cadre de la procédure collective du débiteur, à défaut de présence « matérielle » du bien entre ses mains. Nous estimions qu’une présence physique s’imposait, ce que laissaient sous-entendre les notions couramment employées jusqu’alors « d’actif apparent », de « bien entre les mains du débiteur » et de « solvabilité apparente ». Telle n’est cependant pas la position de la Chambre commerciale puisqu’elle considère, dans l’arrêt commenté, que doit être revendiqué le bien remis au titre d’une détention précaire au débiteur même s’il ne figure pas dans les locaux de ce dernier. Il est vrai que la détention précaire est, avant tout, un pouvoir sur la chose. Dès lors que ce pouvoir existe au profit du débiteur sous procédure collective, il n’est pas surprenant que le propriétaire du bien doive revendiquer, même si le bien est physiquement entre les mains d’un tiers et non entre celles du débiteur détenteur précaire. En ce sens, on remarquera que l’article L. 624-16 du Code de commerce, selon lequel « Peuvent être revendiqués, à condition qu'ils se retrouvent en nature, les biens meubles remis à titre précaire au débiteur […] », ne distingue pas selon que le bien est ou non physiquement entre les mains du débiteur.
Force est de constater qu’en matière de détention précaire, le périmètre des revendications est moins matériel que juridique !
Est-ce que la solution doit être étendue à l’hypothèse où le débiteur qui a remis un bien à un tiers n’en est pas le détenteur précaire mais simple détenteur sans droit ni titre ? La généralité de la formule employée par la Cour de cassation lorsqu’elle considère que le propriétaire doit revendiquer « quels que soient la cause juridique ou le titre invoqué à l'appui de la revendication » [10] pourrait conduire à répondre à cette question par l’affirmative.
Quid si la procédure collective atteint le tiers dans les locaux duquel se trouve un bien qui y a été remis par son détenteur précaire ? À notre sens, puisque le bien est physiquement entre ses mains, il doit être revendiqué par son propriétaire. Si ce dernier est dans l’ignorance de ce que le bien est entre les mains de ce tiers, il devrait logiquement bénéficier de la règle « contra non valentem » reprise à l’article 2234 du Code civil N° Lexbase : L7219IAM [11] : le délai de revendication ne devrait courir à son égard qu’à compter du jour où il est informé de la situation –c’est-à-dire du fait que le bien qu’il croyait entre les mains du détenteur précaire (son cocontractant) est en réalité entre les mains d’un tiers –. Cela donnerait un sens pratique à la formule désormais classique, reprise une fois encore par l’arrêt commenté, aux termes de laquelle « ne constitue pas une charge excessive pour le propriétaire l’obligation de revendiquer dans un délai de forclusion de courte durée mais qui ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir ».
On remarquera enfin une conséquence inattendue à la solution adoptée par la Chambre commerciale : le propriétaire serait exposé à faire deux revendications si des procédures collectives étaient ouvertes à la fois à l’égard du détenteur précaire (en l’espèce, le locataire des grues) et du détenteur sans droit ni titre (en l’espèce, le maître de l’ouvrage), afin de rendre son droit de propriété opposable aux deux procédures.
Emmanuelle Le Corre-Broly
[1] Cass. com., 3 avril 2019, n° 18-11.247,FS-P+B+R N° Lexbase : A3144Y8X, Act. proc. coll., 2019/8, comm. 114, note L. Fin-Langer ; LEDEN, 2019/5, n° 112m0, note F.-X. Lucas ; Gaz. Pal., 9 juillet 2019, n° 25, p. 39 s., 355x7, note E. Le Corre-Broly. V. not sur la question : Dalloz Action, Droit et pratique des procédures collectives, 13ème éd. 2025/2026, dir. P.-M. Le Corre, n° 813-84.
[2] CA Douai, 25-05-2023, n° 21/06078 N° Lexbase : A83469XE.
[3] V. not. Cass. com., 3 avril 2019, n° 18-11.247, FS-P+B+R N° Lexbase : A3144Y8X, D., 2019. pan. comm. 1903 et s., note F.-X. Lucas ; Gaz. Pal., 2019, n° 25, p. 39, note E. Le Corre-Broly ; Act. proc. coll.,2019/8, comm. 114, note L. Fin-Langer ; LEDEN, 2019/5, no 112m0, note F.-X. Lucas ; BJE, juillet/août 2019, 117a3, p. 33, note M. Laroche ; JCP E, 2019, Chron. 1375, n° 17, obs. Ph. Pétel – Cass. com., 29 juin 2022, n° 21-13.706, F-D N° Lexbase : A071979I, Lexbase Affaires, juillet 2022, n° 915 N° Lexbase : N2315BZR.
[4] Terme emprunté à A. Lienhard, D., 2012, p. 1326, note sous Cass. com., 10 mai 2012.
[5] « La revendication en nature peut également s'exercer sur des biens fongibles lorsque des biens de même nature et de même qualité se trouvent entre les mains du débiteur ou de toute personne les détenant pour son compte ».
[6] Sous l’empire de la loi du 25 janvier 1985 : Cass. com., 3 décembre 1996, n° 94-21 227 N° Lexbase : A2559ABE . Sous l’empire de la loi de sauvegarde : Cass. com., 10 mai 2012, n° 11-17.626, F-P+B N° Lexbase : A1364IL4 .
[7] E. Le Corre-Broly, Les biens susceptibles de revendication, Rev. proc. coll. novembre-décembre 2017, n° 6, p. 78 et s., in actes du colloque « Propriété et procédures collectives, » CDA, Université de Toulouse 1, octobre 2017.
[8] W. Dross, JurisClasseur Notarial, Répertoire V° Prescription - Fasc. 40 : Prescription acquisitive. – Possession, § 5.
[9] Fasc. 1760 : Possession - Prescription – Dispositions juridiques, JurisClasseur Roulois, § 9.
[10] Cass. com., 15 octobre 1991, n° 90-13.147, publié N° Lexbase : A7895AGI.
[11] « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ».
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