Réf. : Cass. avis, 12 février 2025, n° 24-70.010, FS-B N° Lexbase : A55956UR
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par Laurène Joly, Maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux, COMPTRASEC - UMR CNRS 5114
le 10 Mars 2025
► Les clarifications apportées par la Cour de cassation pour permettre aux élus d’exercer au mieux leurs prérogatives, notamment en matière de santé, sécurité et conditions de travail, sont toujours appréciables. À cet égard, la Chambre sociale apporte, dans un avis du 12 février 2025, d’importantes précisions sur les modalités de saisine et l’office du juge judiciaire statuant en référé dans le cadre de la procédure d’alerte pour danger grave et imminent. Elle estime, d’une part, que cette saisine n’est recevable, en application de l’article L. 4132-4 du Code du travail, que si elle est effectuée par l’inspecteur du travail et d’autre part, que si cette condition de validité est respectée, le juge judiciaire peut se prononcer sur l’existence d’un danger grave et imminent.
Dans l’affaire à l’origine de l’avis précité, une procédure d’alerte pour danger grave et imminent a été initiée le 16 mars 2024 par des membres du CHSCT de deux établissements, dans le cadre de la réorganisation de deux sites de la société La Poste, impliquant notamment une délocalisation des agents sur un troisième site distinct. Les enquêtes diligentées ayant abouti à un désaccord, les CHSCT se sont réunis en urgence le 19 mars 2024 et ont décidé d’engager une procédure judiciaire. Le même jour, les déménagements sur le troisième site ont eu lieu. Par acte du 12 juillet 2024, les deux CHSCT et un syndicat ont saisi le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris de diverses demandes. Celui-ci sursoit à statuer et sollicite l’avis de la Cour de cassation sur l’interprétation de l’article L. 4132-4 du Code du travail N° Lexbase : L8727LGC.
Cette disposition correspond à l’ultime séquence de la procédure d’alerte déclenchée par un membre du CSE (précédemment du CHSCT), organisée chronologiquement en plusieurs temps par le Code du travail. L’article L. 4132-4 dispose qu’à défaut d’accord entre l’employeur et la majorité du CSE (précédemment du CHSCT) sur les mesures à prendre et leurs conditions d’exécution, l’employeur saisit immédiatement l’inspecteur du travail, lequel met en œuvre soit l’une des procédures de mise en demeure prévues à l’article L. 4721-1 N° Lexbase : L7460K98, soit la procédure de référé prévue aux articles L. 4732-1 N° Lexbase : L5707K7I et L. 4732-2 N° Lexbase : L5706K7H.
Précisément, la Haute juridiction est invitée à se prononcer sur la question de la compétence du juge des référés judiciaire pour apprécier la réalité d’un danger grave et imminent lorsqu’il est saisi en application de l’article L. 4132-4 du Code du travail.
Dans son ordonnance du 12 novembre 2024, le président du tribunal judiciaire de Paris estime que cette disposition pourrait être interprétée en ce sens qu’une telle appréciation relève de la compétence de l’inspecteur du travail, sous le contrôle du juge administratif, et échappe, ainsi, à la compétence judiciaire, notamment parce que ce qui est exigé des articles L. 4732-1 et L. 4732-2, auxquels renvoie l’article L. 4132-4 pour que l’inspecteur du travail puisse saisir le juge des référés, c’est qu’il constate un risque sérieux à l’intégrité physique d’un travailleur qui résulte de l’inobservation de dispositions relatives à la santé et à la sécurité [1]. Or, l’incompétence du juge judiciaire le conduirait, vraisemblablement, à déclarer les demandes dont il a été saisi irrecevables pour défaut de pouvoir juridictionnel.
Toutefois, en l’espèce, le juge des référés judiciaire avait été saisi, non pas par l’inspecteur du travail, mais par les CHSCT pour faire ordonner à l’employeur des mesures susceptibles de remédier à la situation de danger grave et imminent. À cet égard, l’analyse de l’objet des demandes formulées par les CHSCT apparaît ainsi déterminante dans le raisonnement tenu par la Haute juridiction pour lui permettre de répondre à la demande d’avis [2]. Soulignons que même si l’affaire concerne une alerte du CHSCT, l’interprétation délivrée par la Cour de cassation peut indéniablement être transposée au CSE.
Le président du tribunal judiciaire avait été saisi par les CHSCT, sur le fondement des articles L. 4121-1 N° Lexbase : L8043LGY et suivants, L. 4131-1 N° Lexbase : L1463H93 et suivants, L. 4132-4 du Code du travail et des articles 834 N° Lexbase : L8604LYC et 835 N° Lexbase : L8607LYG du Code de procédure civile, afin d’une part, de commettre un bureau d’étude spécialisé en structure de bâtiments, avec pour mission d’apprécier la capacité portante des dalles des planchers de locaux au regard du projet de délocalisation de sites, et d’autre part, d’ordonner à La Poste de suspendre la délocalisation des agents dans l’attente des conclusions du bureau d’étude commis et du respect des éventuelles mesures qui découleraient de ses conclusions.
En premier lieu, la Cour de cassation estime que le CHSCT n’est pas recevable à solliciter du juge judiciaire statuant en référé une mesure d’expertise, sur le fondement de l’article L. 4132-4 du Code du travail. Autrement dit, si l’on transpose la position adoptée au CSE, celui-ci n’a pas de droit à expertise au titre d’un désaccord avec l’employeur dans le cadre d’une alerte pour danger grave et imminent. Son seul levier d’action consiste à recourir à une expertise pour risque grave, en vertu de l’article L. 2315-94, 1°du Code du travail N° Lexbase : L6764L7N.
Concernant la demande de suspension de la délocalisation des agents, la Cour de cassation estime que celle-ci s’analyse en une demande tendant à suspendre la mise en œuvre d’un projet de réorganisation. À ce titre, la Haute juridiction considère que l’objet de la demande entre dans le champ des mesures susceptibles d’être ordonnées par le président du tribunal judiciaire statuant en référé. En effet, les articles L. 4732-1 et L. 4732-2 du Code du travail, auxquels renvoie l’article L. 4132-4, prévoient bien des mesures qui peuvent être décidées par le juge judiciaire statuant en référé et notamment l’arrêt temporaire d’une activité [3]. Or, la lecture combinée des articles précités conduit toutefois la Cour de cassation à en déduire que la procédure de référé, prévue par l’article L. 4132-4 du Code du travail, est exclusivement réservée à l’inspecteur du travail. Elle précise alors que si c’est l’inspecteur du travail qui saisit le président du tribunal judiciaire statuant en référé, ce dernier peut se prononcer sur l’existence d’un danger grave et imminent.
La Cour de cassation rappelle néanmoins que le CHSCT (désormais le CSE) n’est pas totalement démuni de moyens d’action. Il peut agir en justice dans le cadre d’une procédure de référé de droit commun, en application des articles 834 et 835 du Code de procédure civile, au titre de l’obligation de sécurité instaurée par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail. Ainsi, si les conditions des articles 834 et 835 du Code de procédure civile sont réunies, la Haute juridiction considère que « le juge des référés peut ordonner notamment la suspension d’une mesure constituant un risque de danger grave et imminent ».
Renforçant la polyphonie des terminologies en matière de risque professionnel, l’évocation d’un « risque de danger grave et imminent » peut déconcerter, pour au moins deux raisons. La première tient à la distinction fondamentale entre risque et danger, souvent étrangère aux juristes qui les emploient, à tort, comme synonymes [4]. La seconde est fondée sur l’opinion exprimée par l’Avocate générale Mme Canas, qui considère que « pour apprécier la nécessité d’ordonner [des mesures pour faire cesser le danger], le juge des référés doit déterminer si les conditions posées par [les articles 834 et 835 du Code de procédure civile] - telles que l’urgence, le risque d’un dommage imminent ou encore l’existence d’un trouble manifestement illicite - sont réunies. Mais, valablement saisi sur ce seul fondement, il n’a pas alors à statuer sur l’existence d’un "danger grave et imminent", au sens de l’article L. 4131-2 du Code du travail ».
La Cour de cassation manifeste la volonté de jalonner strictement la procédure de saisine du juge des référés dans le cadre d’une alerte pour danger grave et imminent. Certes, le choix d’un recours au juge exclusivement circonscrit à l’initiative de l’inspecteur du travail qui ne peut, lui-même, n’être saisi que par l’employeur s’effectue au détriment des représentants du personnel ayant déclenché l’alerte. Leurs moyens d’action semblent, de prime abord, assez limités en cas de désaccord persistant, mais l’orthodoxie juridique doit l’emporter sur l’opportunité pratique. En effet, le CSE n’est pas privé de recours puisqu’il conserve la possibilité de décider d’une expertise pour risque grave et de saisir le juge des référés sur le fondement du droit commun.
[1] Pour davantage de précisions sur les difficultés d’interprétations et les divergences de jurisprudence, v. l’avis de l’Avocate générale Mme Canas, p. 5 et 6 [en ligne].
[2] § 8 de l’avis : « il convient de se reporter à l’objet des demandes dont est saisi le juge des référés du tribunal judiciaire dès lors que le danger grave et imminent, sur l’existence duquel il est invité par les parties à se prononcer, ne constitue que le fondement juridique des différents chefs de demandes ».
[3] Selon l’article L. 4732-1 du Code du travail N° Lexbase : L5707K7I, l’inspecteur du travail saisit le juge judiciaire statuant en référé pour ordonner toutes mesures propres à faire cesser le risque, telles que la mise hors service, l’immobilisation, la saisie des matériels, machines, dispositifs, produits ou autres, lorsqu’il constate un risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique d’un travailleur. Les mesures énumérées ne sont pas exhaustives et le juge peut apprécier librement la mesure qui lui semble la plus adéquate pour faire cesser le danger. Le juge peut également ordonner la fermeture temporaire d’un atelier ou chantier.
[4] Le danger est la qualité intrinsèque d’un objet ou d’une situation susceptible de causer un dommage. Le risque représente l’exposition à un danger.
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