Réf. : Cass. crim., 21 janvier 2025, n° 22-87.145, FS-B+R N° Lexbase : A19746RK
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N1737B3Q
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par Béatrice Lapérou-Scheneider, Professeure de droit privé et sciences criminelles, Université Marie et Louis Pasteur, CRJFC (UR 3225), F-25000 Besançon, France
le 28 Février 2025
Mots-clés : harcèlement moral institutionnel • article 222-33-2 du Code pénal • interprétation stricte de la loi pénale • prévisibilité de l’incrimination pénale • France Télécom
Dans son arrêt rendu le 21 janvier 2025, la Chambre criminelle de la Cour de cassation consacre pour la première fois le délit de harcèlement moral institutionnel défini comme une politique d’entreprise délibérée visant à dégrader les conditions de travail des salariés pour atteindre des objectifs économiques.
Dans son arrêt rendu le 21 janvier 2025, la Chambre criminelle de la Cour de cassation se prononce sur la désormais célèbre affaire France Telecom dont l’enjeu principal était de décider si l’incrimination prévue à l’article 222-33-2 du Code pénal N° Lexbase : L9324I3Q englobait, outre le harcèlement moral interpersonnel, le harcèlement moral de type institutionnel.
En 2009, une plainte était déposée par une fédération syndicale qui dénonçait au sein de l’entreprise France Telecom SA, devenue Orange, la mise en place d’une nouvelle politique de gestion des ressources humaines par l’adoption de deux plans de restructuration pour aboutir sur trois ans au départ de près de 20 % de l’effectif, soit 22 000 agents publics et salariés sur 110 000. Les méthodes alors mises en œuvre avaient déstabilisé l’ensemble du personnel et créé un climat anxiogène au point d’entraîner les suicides et tentatives de suicide de près de 30 salariés ainsi que de nombreux arrêts de travail. Dans un jugement rendu en 2019, le tribunal correctionnel de Paris déclarait la société coupable de harcèlement moral institutionnel ainsi que trois anciens dirigeants, pour avoir mis en place une politique d’entreprise délibérément destinée à dégrader les conditions de travail des salariés dans le but de réduire les effectifs, et des cadres du chef de complicité de ces délits [1]. Sur appel des condamnés, à l’exception de la société, la Cour d’appel de Paris confirmait en 2022 les déclarations de culpabilité à l’exception de deux prévenus tout en infirmant les peines [2]. Des pourvois étaient alors formés.
Dans un arrêt de trente-cinq pages, la Cour de cassation se prononce sur l’ensemble des moyens dont le principal portait sur le périmètre de l’article 222-33-2 du Code pénal et sa possible application au harcèlement moral de type institutionnel décrit par les juges du fond comme « des agissements définissant et mettant en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une collectivité d’agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation, potentielle ou effective, des conditions de travail de cette collectivité et qui outrepassent les limites du pouvoir de direction ».
Il arrive que certaines incriminations présentent quelques ambiguïtés ou lacunes sans pour autant qu’elles soient jugées contraires au principe de légalité des délits et des peines, à valeurs constitutionnelle et conventionnelle, dont il découle pour le législateur l’obligation d’édicter des textes clairs et précis. Tel est le cas du harcèlement moral dont les contours ont été discutés dans l’affaire France Telecom. On rappellera qu’à l’époque de sa rédaction, le législateur avait fait le choix de suivre l’avis du Conseil économique et social en s’abstenant de donner une liste exhaustive des comportements devant être considérés comme constituant un cas de harcèlement moral. La définition finalement adoptée par le Parlement [3] dans la loi de modernisation sociale [4] fut soumise au Conseil constitutionnel [5] avant promulgation, puis, sur le même grief d’un manque de clarté et de prévisibilité du texte, fit l’objet de quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) dont deux dans le cadre de la présente affaire [6], aucune n’étant transmise, ainsi que d’un recours en inconventionnalité qui n’a pas rencontré plus de succès [7].
L'analyse de la jurisprudence montre qu'une harmonisation de l'incrimination a été progressivement opérée par les juridictions du fond sous contrôle de la Cour de cassation.
Toutefois, l’application de l’incrimination à l’hypothèse du harcèlement moral institutionnel n’avait jamais jusque-là été soulevée.
Notre commentaire se concentrera sur les éléments avancés par la Chambre criminelle pour rejeter les deux principaux griefs adressés à la décision des juges du fond qui retenaient la qualification de harcèlement moral institutionnel. Le premier invoquait la méconnaissance de l’interprétation stricte de l’article 222-33-2 du Code pénal (I.), le second l’atteinte aux principes de nécessaire prévisibilité de la loi pénale et de sécurité juridique (II.).
I. Question relative à l’interprétation stricte de l’article 222-33-2 du Code pénal
Plusieurs moyens reprochaient à l’arrêt d’avoir procédé à une interprétation extensive de l’article 222-33-2. Il était avancé que les juges du fond avaient considéré comme constituant des agissements répréhensibles au sens de cette disposition la poursuite d’objectifs fixés par l’équipe dirigeante de France Telecom sans pour autant caractériser d’agissements individuels directement imputables à quiconque, ni identifier les victimes de tels agissements.
Dans une réponse détaillée, les hauts magistrats rappellent d’abord les contours du principe d’interprétation stricte de la loi pénale de l’article 111-4 du Code pénal N° Lexbase : L2255AMH. Ils précisent que s’il se déduit de ce principe que le juge ne peut, par voie d’analogie ou par induction, appliquer la loi pénale à un comportement qu’elle ne vise pas, il est cependant possible, en cas d’incertitude, de rechercher la portée du texte (§ 28s). Puis, afin de contrôler l’interprétation faite de l’article 222-33-2 du Code pénal par les juges du fond, la Chambre criminelle s’emploie à en rechercher la portée d’abord au regard des raisons ayant présidé à son adoption (A.), ensuite en procédant à une analyse plus technique des termes du texte (B.).
A. Les raisons ayant présidé à la délimitation du délit de harcèlement moral
Le débat relatif à la nécessité de lutter contre le harcèlement, à l’époque qualifié de psychologique, a été initié dans les années 90 non par des juristes mais par des sociologues et psychologues. Dès le début, ce phénomène a été présenté sous deux visages. C’est d’abord une approche personnelle, fondée sur les rapports entre personnes, qui a été présentée par Marie-France Hirigoyen [8]. C’est ensuite une approche organisationnelle qu’a proposée Christophe Dejours [9] dans laquelle la peur était décrite comme un outil de gestion de l’entreprise et constituait un facteur déclenchant du harcèlement moral.
Cette double approche fut reprise lors des travaux parlementaires ainsi que dans les diverses consultations rendues dans ce cadre. La Chambre criminelle renvoie dans l’arrêt ici commenté à deux avis qui mettaient en évidence la diversité des comportements susceptibles de constituer le délit de harcèlement moral (§ 34 s). D’abord, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme avait distingué, dans son avis rendu le 29 juin 2000, trois formes de harcèlement : le harcèlement individuel, le harcèlement organisationnel ou professionnel - exercé à l’encontre d’un ou plusieurs salariés précisément désignés afin de contourner les règles de licenciement - et enfin, le harcèlement institutionnel - qui participe d’une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel. Puis, l’avis adopté le 11 avril 2001 par le Comité économique et social (CES) confirmait cette approche. Il identifiait notamment le « harcèlement moral institutionnel » qu’il définissait comme « une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel (pouvant) prendre deux formes de persécutions institutionnelles, l’une relevant d’une gestion d’ensemble et l’autre visant à obtenir le départ de certains salariés qui deviennent des cibles en fonction des besoins de l’entreprise (…) ».
Le législateur, qui avait avancé parmi ses principaux objectifs sa volonté d’améliorer les conditions de travail des salariés et d’assurer une « protection des plus fragiles dans la relation de travail » [10], avait quant à lui très tôt affirmé sa volonté de n’exclure aucun niveau de harcèlement.
À l’appui de ces éléments, la Cour de cassation répond aux deux principaux griefs adressés à la décision des juges du fond (§ 18 s). Le premier contestait la possible application de l’article 222-33-2 au harcèlement de nature institutionnelle au motif qu’« il n’existait aucun lien professionnel direct entre les prévenus personnes physiques et les plaignants, qu’ils ne se connaissaient pas et n’avaient jamais travaillé ensemble ». Le second reprochait l’absence d’identification des victimes par les juges. Les deux approches sont liées.
B. Les termes autorisant d’incriminer le harcèlement moral institutionnel
La Chambre criminelle relève d’abord que l’article 222-33-2 distingue les agissements selon qu’ils ont eu pour effet ou pour objet une dégradation des conditions de travail. Elle rappelle ici le double visage du harcèlement moral, infraction tantôt matérielle (ayant pour effet), tantôt formelle (ayant pour objet). Si cette distinction est traditionnellement admise par la doctrine [11] et appliquée par la jurisprudence, les juges du quai de l’Horloge tirent ici toutes ses conséquences du caractère formel du délit. Ils déduisent du texte, sans en déformer à notre sens la portée, que, lorsque les agissements reprochés ont pour seul mobile la dégradation des conditions de travail, la caractérisation de l’infraction n’exige pas qu’ils concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés (§ 31).
La Haute juridiction poursuit en affirmant que « constituent des agissements entrant dans les prévisions de l’article 222-33-2 dans sa version de 2002 et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif qu’il soit managérial, économique ou financier » (§ 41). Deux enseignements permettent ici de délimiter les contours du harcèlement moral institutionnel.
Concernant d’abord les « agissements » ayant en l’espèce permis de caractériser le harcèlement moral institutionnel, ils sont de deux types.
Le premier consiste dans le fait d’arrêter une « politique d’entreprise ». Cette notion retenue par les juges du fond, reprise par la Chambre criminelle, est définie comme « (…) la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci » (§ 26). Ici, l’objectif de cette politique était la déflation des effectifs. Elle était « formulée en termes si généraux que c’est l’ensemble des agents et des contractuels qui a été victimes de ce harcèlement moral institutionnel » [12]. Pour être prise en considération au titre du harcèlement moral, une telle politique devait être matérialisée par l’existence d’agissements, que les juges ont identifiés dans l’adoption de deux plans arrêtés par la direction.
Le second type d’agissements réside dans la mise en œuvre de la politique. Dans le silence du texte, cette mise en œuvre peut être protéiforme [13] et s’inscrire tant dans une relation individuelle, par le biais d’agissements de harcèlement direct s’exerçant contre des victimes précises [14], que dans une relation qui peut indifféremment être individuelle ou collective, au travers d’agissements de harcèlement indirect passant par la tâche fournie ou l’organisation du travail [15]). Cette mise en œuvre correspond, comme l’envisageait le député Georges Hage lors des travaux préparatoires, à un « détournement du contrat de travail, dans le but unique de nuire aux salariés » [16], en l’espèce, de dégrader les conditions de travail pour les inciter à quitter l’entreprise.
À la différence du harcèlement managérial, qui consiste en un exercice abusif individuel du pouvoir de direction [17] et doit donc être caractérisé à l’égard de chaque plaignant [18], le harcèlement institutionnel s’opère donc par le biais d’une politique générale et impersonnelle [19]. C’est précisément par son ampleur que ce harcèlement se caractérise. Il s’opère au-delà de l’encadrant, indépendamment de tout lien interpersonnel. C’est la raison pour laquelle il peut être imputé tant à la personne morale qu’à l’ensemble de ses dirigeants et par effet de ruissellement - à certains cadres. C’est donc la finalité générale des agissements qui justifie qu’il ne soit pas nécessaire d’identifier chaque victime.
Cette position de la Cour de cassation, qui reconnait donc l’existence du harcèlement de l’article 222-33-2 dans le cadre d’un lien de travail distendu, s’inscrit dans la continuité de la position qu’elle a progressivement forgée selon laquelle il n’est pas nécessaire que la victime soit en relation de travail directe avec le prévenu [20]. C’est cette position qu’elle a d’ailleurs récemment défendue en retenant la notion de relation de travail institutionnelle [21] dans un contentieux qui opposait un commandant d’une compagnie de gendarmerie à l’épouse d’un gendarme de la même compagnie. La Chambre criminelle avait ici considéré « qu’en raison des relations institutionnelles existant entre, d’une part, l’association dont la prévenue était présidente, d’autre part, les personnels de la compagnie de gendarmerie et les supérieurs hiérarchiques de la partie civile, ces derniers étaient nécessairement réceptifs à tous les messages et à toutes les demandes adressés (par la requérante) du fait de sa légitimité, de sorte que les faits de harcèlement moral s’inscrivaient dans une relation de travail » [22]. Cette analyse fut confirmée par la Cour européenne des droits de l’Homme [23].
De cette approche « non-individualisée », « impersonnelle », du harcèlement moral institutionnel découle la réponse au grief fondé sur l’absence d’identification des salariés victimes (§ 22). La Chambre criminelle aborde le délit de harcèlement moral institutionnel comme une incrimination objective et non subjective. Il appartient ici au juge d'imaginer les conséquences qu'aurait pu entraîner la dégradation des conditions de travail si elle avait existé ou perduré. Une telle analyse s’opère in abstracto. Ainsi, comme l’a souligné le professeur Patrice Adam, si « sur le terrain civil ne peuvent agir et demander réparation que les victimes nommément identifiées des agissements punissables, il n’en va pas de même sur le terrain de l’incrimination pénale où semblable identification apparaît effectivement superfétatoire » [24]. Cette affirmation emporte l’adhésion.
L’absence d’obligation d’identifier des victimes est en outre confirmée par le choix du législateur de les désigner par le terme « autrui » qui, selon la Cour de cassation, « peut désigner, en l’absence de toute autre précision, un collectif de salariés non individuellement identifiés » (§ 32). Cette position est conforme à celle du CES qui précisait que dans le cadre du harcèlement moral « sont en scène, non pas des individus, mais des cadres, des salariés ou des agents, non pas des personnes mais un collectif » [25].
II. Questions relatives à la prévisibilité du champ d’application de l’article 222-33-2 du Code pénal
Si les critiques portant sur l’imprévisibilité d’une intégration du harcèlement moral institutionnel à l’article 222-33-2 ont fait l’objet d’une réponse qu’il était difficile d’envisager avec certitude (A.), la Cour de cassation a pris soin de délimiter les contours de cette nouvelle acception du harcèlement moral, offrant ainsi une prévisibilité renforcée du texte (B.).
A. Avant l’affaire France Telecom
Plusieurs pourvois soutenaient qu’il n’était possible, ni à partir du libellé de l’article 222–33-2 du Code pénal, ni à l’aide de l’interprétation qui en avait été faite par les tribunaux, ni en recourant à des conseils éclairés, de prévoir que les agissements reprochés étaient susceptibles d’être source de responsabilité pénale. Il était ici reproché à la cour d’appel d’avoir procédé à une interprétation extensive du texte, voire à un revirement de jurisprudence plus sévère (§ 45).
Afin de rejeter la critique, la Chambre criminelle s’emploie dans un premier temps à rappeler la portée du principe de prévisibilité du droit. Elle renvoie pour ce faire à la notion de « clarification graduelle des règles » (§ 52) dégagée par la Cour européenne des droits de l’Homme selon laquelle « On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible » [26]. Cette précision entraîne que le droit - concept englobant tant la loi que la jurisprudence [27] - n’est pas fixe et constitue au contraire une matière vivante amenée à être précisée par les tribunaux au fur et à mesure de l’apparition de situations nouvelles et des évolutions de la société. Toutefois, pour être acceptable, une telle évolution doit être cohérente avec la substance du texte et prévisible.
La Haute juridiction ne revient pas sur la cohérence du résultat de l’interprétation avec la substance de l’infraction, se contentant de renvoyer à ses développements consacrés aux travaux préparatoires et à l’interprétation des termes de l’incrimination, mais concentre sa réponse sur la prévisibilité de l’application de l’article 222-33-2 du Code pénal au harcèlement moral institutionnel. Elle s’emploie ici pour l’essentiel à expliquer en quoi la disposition litigieuse, rédigée en des termes jugés clairs mais généraux, permettait raisonnablement d’envisager qu’elle revêtait au-delà d’une dimension interpersonnelle classique, une dimension institutionnelle.
Tout en rappelant que la prévisibilité de l’interprétation jurisprudentielle doit s’apprécier au moment des faits [28], la Haute juridiction procède à une analyse a contrario de sa jurisprudence. Elle précise d’abord qu’elle n’a « jamais interprété l’infraction comme exigeant, dans toutes les situations », un rapport de travail direct et individualisé, ni que les agissements soient identifiés salarié par salarié. Elle affirme ensuite qu’elle n’a pas davantage exclu que le harcèlement moral puisse revêtir une dimension collective et que la notion de harcèlement moral institutionnel, qu’elle qualifie de « situation factuelle nouvelle », ne constitue que l’ « une des modalités de harcèlement moral » de l’article 222-33-2 qui englobe « toutes les formes de harcèlement » (§ 55 s). Elle déduit de ce qui précède que la solution retenue par les juges du fond n’était donc pas imprévisible (§ 59), allant jusqu’à affirmer que la critique fondée sur l’imprévisibilité de la solution était d’autant moins pertinente « pour des professionnels comme les dirigeants du groupe France Telecom, ayant la possibilité de s’entourer des conseils éclairés de juristes » (§ 59 in fine). Cette adjonction étonne en ce qu’elle semble lier la prévisibilité de l’interprétation du délit de harcèlement moral au travail à la capacité des dirigeants de se faire conseiller. Une telle affirmation, si elle est pragmatique, est critiquable en ce qu’elle méconnait le caractère objectif du principe de prévisibilité. En effet, tout texte d’incrimination doit être clairement interprétable pour tous, sans considération des compétences de chacun. Dès lors, par une telle précision, la Chambre criminelle n’a-t-elle pas eu l’intention de signaler qu’elle limitera la portée de la nouvelle interprétation de l’article 222-33-2? La question est d’autant plus pertinente que la présente décision a été rendue dans le cadre d’une affaire hors-norme.
B. Après l’arrêt France Telecom : une prévisibilité renforcée
L’une des particularités de l’affaire France Telecom tient au fait qu’elle s’inscrivait dans le contexte spécifique de l’ouverture du secteur des télécommunications à la concurrence. Il s’agissait pour cet établissement public de procéder à une transformation économique et sociale nécessaire et d’opérer une privatisation partielle avec des salariés qui ne pouvaient pas faire l’objet de licenciements car bénéficiant du statut de fonctionnaires.
La Chambre criminelle a d’abord pris soin de préciser que l’opportunité même de la politique d’entreprise échappait à l’appréciation des juges. L’office de ce dernier se limitait donc à l’examen de « la méthode utilisée pour la mettre en œuvre afin de déterminer si elle excède le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (§ 70). La précision est d’importance. Tandis que les choix stratégiques relèvent de la seule prérogative des instances dirigeantes auxquelles le juge ne peut se substituer pour en apprécier le bien-fondé, ce dernier doit vérifier si leurs modalités d’application respectent le cadre légal et ne portent pas une atteinte excessive aux droits des salariés.
Si, après cette décision, de nouvelles accusations de harcèlement moral institutionnel étaient soumises à l’appréciation du juge pénal, toute la difficulté résidera dans la détermination du moment auquel se situe le point de bascule entre la mise en œuvre jugée nécessaire et acceptable d’une nouvelle politique de fonctionnement, économiquement justifiée, conditionnant potentiellement la survie d’une entreprise et qui peut impliquer la nécessité de diminuer la masse salariale ou de procéder à une organisation ou une réorganisation du travail pouvant être source de pénibilité et de stress pour le personnel ; et la mise en œuvre susceptible d’être qualifiée de harcelante d'une telle politique à l’échelle institutionnelle.
En l’espèce, la Chambre criminelle a pris soin de délimiter les contours du harcèlement moral institutionnel.
Concernant l’élément matériel d’abord, elle exige que la mise en œuvre de la politique d’entreprise se concrétise par des « actes positifs » (§ 87 et 88) répétés « dépass(ant) les limites admissibles des pouvoirs de direction et de contrôle » des prévenus (§ 90). Ici, les juges du fond avaient bien caractérisé de tels actes (§ 72) qu’ils jugeaient être à l’origine d’un climat anxiogène. Le harcèlement moral institutionnel ne devrait donc pas pouvoir être retenu à partir d’actes négatifs ou d’inactions. [29]
La Chambre criminelle insiste ensuite sur l’importance de l’élément moral. Elle souligne l’existence « d’une stratégie délibérée de harcèlement conçue au plus haut niveau de l’entreprise » dont l’un des prévenus avait assuré la mise en œuvre « au prix d’une dégradation assumée des conditions de travail de l’ensemble des agents » et que l’autre avait maintenu tout en ayant connaissance de ses effets négatifs sur la santé des agents du groupe et leurs conditions de travail (§ 89). Ce faisant, elle valide la position des juges d’appel qui relevaient l’absence d’adaptation de la politique et des méthodes utilisées en dépit des alertes lancées par les syndicats (§ 77) et en déduisaient la conscience qu’avaient les prévenus de contrevenir à la loi. La cour d’appel jugeait par ailleurs que « la faute la plus importante » avait résidé dans le passage « d’un objectif indicatif à un objectif impératif devant être atteint « coûte que coûte » ». Les juges du quai de l’Horloge confirment cette analyse. Ils soulignent l’importance du maintien de l’objectif consistant en « une dégradation des conditions de travail afin de contraindre les salariés à la mobilité ou au départ » (§ 71). Ce mobile, poursuivi et « assumé » par les dirigeants, (§ 87) apparaît ainsi comme un élément déterminant dans la caractérisation du harcèlement moral institutionnel.
Pour conclure, il est évident qu’au regard de la gravité des faits de l’affaire France Telecom, la Haute juridiction ne pouvait faire autrement que de retenir la culpabilité de la société et de ses dirigeants. Elle a toutefois pris la mesure du risque que pourrait engendrer une délimitation trop large du harcèlement moral institutionnel notamment sur la liberté d’entreprendre et l’a enserré dans des conditions, à notre sens, suffisamment précises pour le cantonner aux cas les plus extrêmes comme celui tranché en l’espèce. Quoiqu’il en soit, cette affaire aura eu pour mérite d’attirer l’attention du monde du travail sur les précautions à prendre lors de la mise en place de politiques susceptibles d’engendrer un climat anxiogène et de déstabiliser une collectivité d’agents. La précision n’est peut-être pas inutile à l’heure où certains préconisent le recours à la méthode du BBZ [30].
[1] T. correct. Paris, 31ème ch., 20 décembre 2019, Dalloz actualité, 20 décembre 2019, obs. Mucchielli J.
[2] CA Paris, ch. 2-13, 30 septembre 2022, n° 20/05 346, SSL, n° 2034, p. 6, ,obs. P. Adam, Rev. trav. 2022, p. 713, note M. Miné, Gaz. Pal., 2022, n° 36, p. 16, Dalloz actualité, 6 octobre 2022, obs. A. Bloch.
[3] Définition qui visait les « agissements » ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail.
[4] Loi n° 2002-73, du 17 janvier 2002, de modernisation sociale N° Lexbase : L1304AW9.
[5] Cons. const., décision n° 2001-455 DC, du 12 janvier 2002 N° Lexbase : A7588AXC, RSC 2002, p. 673, obs. V. Buck, RJS 3/02 no 255 ; AJDA 2002, p. 1163, étude F. Reneaud, D. 2003, p. 1129, obs. L. Gay, D. 2002, p. 1439, chron. B. Mathieu.
[6] Cass. crim., 7 juin 2011, n° 11-90.041, F-D N° Lexbase : A8464HTN et Cass. crim., 11 juillet 2012, n° 11-88.114, F-P+B QPC N° Lexbase : A8805IQ8, D. 2012, p. 1967, AJ pénal 2012, p. 655, obs. J. Lasserre Capdeville, Dr. pén. 2012, chron. 9, obs. M. Segonds, Dr. soc. 2013, p. 142, obs. R. Salomon et A. Martinel, Constitutions 2012, p. 446, note C. Collet et E. Daoud ; Cass. crim., 5 septembre 2023, n° 22-87.145, F-D QPC N° Lexbase : A85891G9, Dr. soc., 2024, p. 90, obs. R. Salomon et Cass. crim., 17 octobre 2023, n° 22-87.145, F-D QPC N° Lexbase : A89131Q8. Dans l’arrêt ici commenté, une autre QPC a été soulevée qui a connu le même sort (§17).
[7] Cass. crim., 15 mars 2011, n° 09-88.627, F-D N° Lexbase : A1639HD3.
[8] M.-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
[9] C. Dejours, La banalisation de l'injustice sociale, in Souffrance en France, Le Seuil, 1998
[10] Assemblée nationale, 1ère lecture, 2ème séance du 9 janvier 2001, propos de la ministre de l’emploi et de la solidarité.
[11] V. Malabat, À la recherche du sens du droit pénal du harcèlement, Dr. soc., 2003, p. 491 ; Pour plus de développement sur cette analyse et son application par la jurisprudence : B. Lapérou-Scheneider, Le harcèlement moral au travail, in Lamy Droit pénal des affaires, Wolters Kluver 2025, n° 5301.
[12] J.-P. Tessonnière, France Telecom ou le procès du harcèlement moral institutionnel, Semaine sociale Lamy, 2019 n° 1859-1860.
[13] E. Monteiro, Le concept de harcèlement moral dans le code pénal est dans le code du travail, RSC, 2023, p. 277.
[14] Incitations répétées au départ, manœuvres d’intimidation, diminution de rémunérations, exercice de pressions en termes de résultats, etc.
[15] Réorganisations multiples et désordonnées, mobilités géographiques ou fonctionnelles forcées, surcharge de travail ou à l’inverse création de situations de bore out (absence de mission confiée au salarié).
[16] G. Hage, AN, 3ème séance, 1ère lecture, 11 janvier 2001, p. 330s.
[17] En ce sens : Cass. crim., 19 octobre 2021, n° 20-87.164, F-D N° Lexbase : A998949T.
[18] Cass. crim., 4 octobre 2016, n° 16-81.200, F-D N° Lexbase : A4363R7Q ; Cass. crim., 12 avril 2023, n° 22-83.661, F-D N° Lexbase : A01922PS, JCP S 2023, 1199, note L. Saenko, Gaz. Pal., 5 septembre 2023, n° GPL452w4, p. 42, obs. S. Détraz, Dr. soc. 2024, p. 90, chron. R. Salomon.
[19] Pour une étude comparative des harcèlements managérial et institutionnel : A. Carillon, Le harcèlement moral managérial et le harcèlement moral institutionnel, JCP, 2022, 1208.
[20] Dans son arrêt du 5 juin 2018, n° 17-87.524, F-D N° Lexbase : A7365XQT, rendu dans le cadre de cette même affaire France Telecom, la Chambre criminelle a considéré qu’il était sans importance que certains salariés n’eussent pas relevé de la direction dont les prévenus avaient la charge.
[21] B. Lapérou-Scheneider, Premiers enseignements sur les contours de la relation de travail comme fondement du délit de harcèlement moral au travail, Lamy Droit des affaires, supplément, octobre 2024, p. 46.
[22] Cass. crim., 7 mai 2019, n° 18-83.510, F-D N° Lexbase : A0876ZB3.
[23] CEDH, 13 avril 2023, Req. n° 54956/19, aff. M. Noël c/ France.
[24] P. Adam, Le harcèlement moral a désormais son grand procès pénal, Semaine sociale, Lamy, 2020, n° 1895.
[25] Avis CES, 11 avril 2001, p. 8.
[26] CEDH, 22 novembre 1995, req. n° 20 166/92, SW c/ Royaume-Uni N° Lexbase : A8378AW9 ; CEDH, 12 juillet 2007, req. n° 74613/01, Jorgic c/ Allemagne [en ligne], § 101.
[27] Précision apportée par la Chambre criminelle dans l’arrêt ici commenté (§ 54).
[28] Désavouant ainsi les juges d’appel qui, pour rejeter la critique, s’appuyait sur deux décisions de 2016 et 2018 rendues dans le cadre de l’affaire en question.
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