Réf. : Cass. civ. 1, 18 décembre 2024, n° 24-14.750, FS-B N° Lexbase : A43066NS
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N1566B3E
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par Louis Thibierge, Agrégé des Facultés de Droit, Professeur à Aix-Marseille Université, Avocat au Barreau de Paris
le 29 Janvier 2025
Mots-clés : contrat de distribution d'eau • sécheresse • restriction d’eau • exécution forcée • réparation en nature • réduction de prix • dommages et intérêts
Dans le cadre d'un contrat de distribution d'eau avec le distributeur unique et exclusif d'eau potable à Mayotte, à la suite de restrictions préfectorales prises en période de sécheresse, imposant des suspensions temporaires de l'accès à l'eau du robinet, la Cour de cassation était amenée à se prononcer sur les différentes sanctions pouvant être appliquées au distributeur à la demande d’un abonné :
- dès lors que l'exécution forcée en nature d'une obligation ne peut être ordonnée si elle est impossible, la cour d'appel a légalement justifié sa décision de rejeter la demande d'injonction au distributeur de rétablir la livraison d'eau potable au robinet, sans coupures ni interruptions, après avoir constaté que les restrictions dans la distribution de l'eau avaient été décidées par l'autorité préfectorale et s'imposaient au délégataire du service public ;
- il résulte des articles 1103, 1217 et 1221 du Code civil que, si la partie envers laquelle l'engagement contractuel n'a pas été exécuté peut poursuivre une exécution forcée en nature, une telle exécution, distincte d'une réparation en nature du préjudice résultant de l'inexécution contractuelle, ne peut porter que sur l'obligation prévue au contrat ; le demandeur ne peut donc qu’être débouté de sa demande tendant à ordonner au distributeur la livraison de bouteilles d’eau ;
- la réduction du prix peut, en toute hypothèse, être demandée en justice, les conséquences préjudiciables d'un refus injustifié de payer le prix dû pouvant, le cas échéant, être réparées par l'octroi de dommages-intérêts.
Le sort s’acharne parfois. Si, ces dernières semaines, c’est le cyclone Chido qui a ravagé Mayotte, l’archipel connaît depuis des années les crises. À l’été 2023, l’on s’en souvient peut-être, notre collectivité d’outre-mer était frappée par une sécheresse exceptionnelle.
À telle enseigne que le préfet de Mayotte avait dû réglementer à compter de juin 2023, l'accès à l'eau, organisant des suspensions temporaires de l'accès à l'eau du robinet. Pour préserver la ressource, quatre « tours d'eau » étaient organisés par jour, l’eau étant en outre coupée de 17h à 7h du matin plusieurs fois par semaine.
Face à ces restrictions, un abonné de la Société Mahoraise des Eaux (SME), distributeur unique exclusif d’eau potable à Mayotte avait imaginé, non pas de contester les arrêtés préfectoraux, mais d’agir contre la SME pour la contraindre à lui délivrer de l’eau potable ad libitum.
Tirant parti de son contrat de fourniture qui prévoyait que la SME était tenue de mettre à sa disposition de l’eau potable de manière continue, notre abonné sollicitait, à titre principal, qu'il soit enjoint à la SME de rétablir la fourniture d'eau à son domicile, sans aucune restriction.
À titre subsidiaire, il demandait à ce que la SME soit condamnée à lui délivrer de l'eau minérale en bouteilles, à défaut de rétablir l’eau potable sans restriction.
Enfin, à titre infiniment subsidiaire, l’abonné entendait voir prononcer une réduction du prix de son abonnement, motif pris de l’inexécution partielle par la SME de ses obligations.
D’une coupure d’eau, le demandeur faisait feu de tout bois, offrant à la Cour de cassation l’occasion d’apporter quelque éclaircissement sur ces trois sanctions de l’inexécution, dont l’article 1217 du Code civil N° Lexbase : L1986LKR ne dit pas tout, loin s’en faut.
Exécution forcée. Notre demandeur sollicitait, à titre principal, l’exécution forcée par la SME de ses obligations en termes de continuité de fourniture d’eau potable. À première vue, la sanction demandée paraît peu surprenante. Depuis 2016, le Code civil a rompu avec l’article 1142 ancien N° Lexbase : L1242ABM, qui professait que « les obligations de faire et de ne pas faire se résolvent en dommages-intérêts », ce dont il résultait que l’exécution forcée en nature était par principe exclue en la matière. Il est vrai que la jurisprudence tempérait largement la règle, ordonnant depuis les années 1970 l’exécution forcée en nature, parfois assortie d’une astreinte. Toujours en est-il que l’ordonnance du 10 février 2016 a fait tabula rasa du passé, inversant la perspective. L’ancien droit interdisait par principe l’exécution forcée, une jurisprudence contra legem l’autorisant çà et là ? Le nouveau droit en prend le contrepied. Désormais, l’exécution forcée est de droit, et ce n’est que par exception que le juge peut la refuser. Du reste, la place de l’exécution forcée dans la liste des sanctions de l’article 1217 du Code civil est symbolique : c’est la première des sanctions offertes au créancier, si l’on met de côté l’exception d’inexécution, qui n’est qu’une forme de justice privée offrant une réponse temporaire.
Si l’exécution forcée est de droit, ce droit n’est pas absolu. Au terme de l’article 1221 du Code civil N° Lexbase : L1985LKQ, l’exécution forcée sera refusée si elle est impossible ou en présence d’une disproportion manifeste entre le coût de l’exécution pour le débiteur et l’intérêt du créancier, étant observé que la comparaison entre les deux plateaux de la balance semble bien compliquée, le coût étant chiffré tandis que l’intérêt est plus intangible [1].
Au cas d’espèce, cependant, ce n’est pas sur cette délicate pesée des intérêts que portait le contentieux, mais sur la notion d’impossibilité. L’exécution forcée doit être refusée lorsqu’elle est matériellement ou juridiquement impossible. Ainsi, l’on ne peut contraindre le bailleur d’un appartement détruit dans un incendie à le mettre à disposition du preneur (impossibilité matérielle), de la même manière que l’on ne peut contraindre le vendeur à livrer sa marchandise dans un pays frappé d’embargo (impossibilité juridique).
En l’espèce, l’impossibilité était d’ordre juridique : un arrêté préfectoral interdisait à la SME de distribuer de l’eau de manière continue, et la soumettait à des tours d’eau ainsi qu’à une coupure de 17h à 7h du matin. Quand bien même le débiteur eût voulu s’exécuter, il ne le pouvait. Il n’appartient pas au juge civil de mettre à néant un arrêté préfectoral en ordonnant à la SME d’enfreindre la norme. Il ne paraît donc guère contestable que l’exécution forcée devait être refusée, motif pris de l’impossibilité juridique à laquelle elle se heurtait.
Ce que retient la Cour de cassation : « les restrictions dans la distribution de l'eau avaient été décidées par l'autorité préfectorale et s'imposaient au délégataire du service public », de sorte que – par ces seuls motifs –, la cour d’appel avait justifié son refus d’ordonner l’exécution forcée.
À ce titre, l’argument du pourvoi, qui revenait à confondre l’impossibilité d’exécution au sens de l’article 1221 avec la notion de force majeure est écarté d’un revers de la main. De fait : l’article 1221 exige simplement que l’exécution forcée soit impossible, et non que cette exécution forcée résulte d’un cas de force majeure, c’est-à-dire d’un événement imprévisible, irrésistible et extérieur au débiteur [2]. L’argument du pourvoi ne tenait pas : si l’impossibilité d’exécuter procédait d’un cas de force majeure, alors le contrat serait résolu de plein droit (C. civ., art. 1218 N° Lexbase : L0930KZH) et l’exécution forcée était par construction exclue.
Exit l'exécution forcée en nature.
Réparation en nature ? À titre subsidiaire, le client marri des restrictions d’eau demandait qu’il soit ordonné à la SME, à défaut de rétablir l'eau au robinet, de lui livrer de l'eau en bouteilles. L’idée paraît séduisante : s’il est juridiquement impossible d’exécuter la prestation en nature, n’était-il pas possible d’obtenir une satisfaction indirecte via la livraison d’eau en bouteille ?
Pour séduisante qu’elle puisse sembler, l’idée est desservie par le fondement de la demande. Pour une raison que nous ignorons, le demandeur se prévalait de l’article 1221 précité, texte relatif à l'exécution forcée en nature... et seulement à l’exécution forcée en nature.
Or, comme le relève la Cour de cassation, le contrat ne prévoyait aucune obligation de livraison de bouteilles d'eau. Le débiteur ne peut donc être condamné à l'exécution forcée d'une obligation qui n'existait pas.
La demande était, sur ce fondement, vouée à l’échec.
Une demande ayant le même objet (la livraison de bouteilles d’eau) mais un fondement différent eût sans doute connu un autre destin. Comme le souligne la Cour, « si la partie envers laquelle l'engagement contractuel n'a pas été exécuté peut poursuivre une exécution forcée en nature, une telle exécution, distincte d'une réparation en nature du préjudice résultant de l'inexécution contractuelle, ne peut porter que sur l'obligation prévue au contrat ».
On peut, a contrario, comprendre qu’une demande de livraison de bouteilles d’eau fondée sur le concept de réparation en nature eût été recevable. Il est vrai que la réparation en nature demeure un concept mal connu [3], et qui ne bénéficie pas d’étayage textuel [4]. Elle consiste à condamner le débiteur à accomplir certains actes de nature à faire disparaître le préjudice. En ce sens, il s’agit bien de réparation, et non pas d’exécution. On la dit « en nature » en ce sens qu’elle ne procède pas de dommages-intérêts, mais s’opère en nature. Du fait de sa singularité, la réparation en nature semble, pour l’heure, échapper à la lame de fond que constitue le contrôle de proportionnalité [5], contrôle qui affecte tant l’exécution forcée que la réparation par équivalent.
Réduction du prix. À titre infiniment subsidiaire, le demandeur sollicitait une réduction du prix de son abonnement de 90 %, prenant appui sur l’article 1223 du Code civil N° Lexbase : L1984LKP, selon lequel « En cas d'exécution imparfaite de la prestation, le créancier peut, après mise en demeure et s'il n'a pas encore payé tout ou partie de la prestation, notifier dans les meilleurs délais au débiteur sa décision d'en réduire de manière proportionnelle le prix. L'acceptation par le débiteur de la décision de réduction de prix du créancier doit être rédigée par écrit ».
Le texte ajoute, en son alinéa second : « Si le créancier a déjà payé, à défaut d'accord entre les parties, il peut demander au juge la réduction de prix ».
L’idée qui sous-tend l’article 1223, fortement inspirée du droit du commerce international, est marquée au coin du bon sens. Plutôt que de payer le prix et de devoir saisir le juge d’une demande de dommages-intérêts, le créancier insatisfait peut se faire justice lui-même en réduisant le prix.
Si l’idée est simple, sa mise en œuvre s’avère plus délicate. La rédaction déficiente de l’article 1223 ne contribue guère, il est vrai, à rassurer les opérateurs économiques, qui ne savent guère comment recourir à la réduction unilatérale du prix.
Si le texte était déjà perfectible en 2016, la loi de ratification du 20 avril 2018 n’a fait qu’empirer les choses. De fait : le même article arrive à énoncer que la réduction du prix est unilatérale (le créancier notifie au débiteur sa « décision » de réduire le prix) mais que cette décision doit faire l'objet d'une « acceptation écrite » de la part du débiteur.
Ajoutons à cela que calculer le montant d’une réduction proportionnelle n’est pas toujours chose aisée, notamment face à une inexécution d’ordre qualitatif et non pas quantitatif.
Au cas d’espèce, le débat ne roulait pas sur le premier aliéna de l’article 1223, mais sur le second, au terme duquel « si le créancier a déjà payé, à défaut d'accord entre les parties, il peut demander au juge la réduction de prix ».
La règle paraît de bon sens : si le créancier a déjà tout payé au débiteur, il ne peut rien retenir. Il faut alors demander au juge de réduire le prix...mais ce n'est désormais plus une sanction unilatérale, extrajudiciaire.
La question posée à la Cour est la suivante : le juge ne peut-il être saisi que lorsque le prix a déjà été payé au débiteur ou, a contrario, est-il possible de former une demande de réduction du prix sur le fondement de l'article 1223 du Code civil ?
À cette question, la Cour répond, après avoir sondé les travaux parlementaires (ce qui est singulier, puisque le texte initial émane du pouvoir réglementaire), que dès lors que ces débats n'ont pas porté sur la possibilité pour le créancier qui n'a pas payé tout ou partie du prix de saisir le juge d'une demande de réduction de prix, l'hypothèse de l'alinéa 2 ne peut donc être interprétée comme limitant l'accès au juge au seul cas dans lequel le prix a été payé.
On fait dire bien des choses au silence, en somme. Puisque le législateur de 2018 qui, rappelons-le, n’est pas à l’origine de l’article 1223 du Code civil, n’a pas discuté de la possibilité pour le créancier de transformer une sanction extrajudiciaire en action en justice, c’est qu’il ne l’a pas exclue. On pourrait tout aussi bien considérer que le débat n’avait pas lieu d’être, s’agissant d’une sanction unilatérale.
Ensuite, la Cour affirme ex cathedra qu'un créancier qui peut faire usage d'une sanction unilatérale doit pouvoir demander au juge de prononcer cette sanction. D’une formule lapidaire, elle énonce : « un créancier qui peut faire usage d'une sanction unilatérale doit pouvoir demander au juge de prononcer cette sanction », sans qu’aucune motivation ne vienne étayer l’assertion.
La Cour en infère que « la réduction du prix peut, en toute hypothèse, être demandée
en justice, les conséquences préjudiciables d'un refus injustifié de payer le prix dû pouvant, le cas échéant, être réparées par l'octroi de dommages-intérêts ».
La formule n'est pas d'une limpidité absolue. De quels « dommages-intérêts » est-il question ? De quel « refus injustifié de payer le prix dû » ? Faut-il comprendre que le créancier qui a retenu une partie du prix dans l'attente d'une décision de justice pourra, s'il l'a retenue à tort en tout ou partie, être condamné à des dommages-intérêts ?
S'il faut comprendre ainsi l'attendu, alors son intérêt est limité. À l'évidence, l'usage d'une sanction unilatérale se fait aux risques et périls du créancier. C’est toute la logique de l’unilatéralisme : faire confiance aux parties et ne sanctionner que les abus. L'on savait déjà que si le créancier invoque à tort l'article 1223, le débiteur pourra agir contre lui en justice. S'étonnera-t-on que la même limite s'applique lorsque le créancier, après avoir retenu une partie du prix, prend l'initiative de l'action ?
Enfin, que penser de l'affirmation prétorienne selon laquelle « un créancier qui peut faire usage d'une sanction unilatérale doit pouvoir demander au juge de prononcer cette sanction » ? Il faut par-là entendre que toute sanction extra-judiciaire peut également être demandée en justice.
Soulignons tout d’abord qu’aucun texte ne sous-tend cette assertion. On pourrait, certes, tenir un raisonnement a fortiori, selon lequel qui peut le plus, l'extrajudiciaire, peut le moins, le judiciaire. Il n’est pas sûr que cela suffise à emporter la conviction, que le judiciaire soit plus que l’extrajudiciaire. Qu’il existe une différence entre ces deux forums relève de l’évidence. Mais faut-il raisonner selon une logique de gradation ? Nous n’en sommes pas sûrs.
En matière de résolution, si la résolution unilatérale est la règle, l'article 1227 N° Lexbase : L0936KZP prévoit que la résolution peut « en toute hypothèse », être demandée en justice. Rien de tel pour les autres sanctions unilatérales, qu'il s'agisse de l'exception d'inexécution ou de la réduction du prix.
Ensuite, il n'est pas certain qu'une sanction conçue pour être exercée hors des prétoires ait vocation à y être transplantée. Le mécanisme de la réduction unilatérale est conçu comme un moyen de réaction rapide, destiné à éviter une saisine du juge. Est-il si évident qu'il puisse être sollicité devant le juge, à contre-emploi ?
Enfin, il nous semble que l'office du juge est rendu plus délicat. Si, sur le plan théorique, la réduction du prix doit être distinguée d'une action en réparation du préjudice causé par l'inexécution partielle, dans la pratique, comment le juge statuera-t-il ? Quelle différence fera-t-il entre une demande de réduction proportionnelle et une demande de dommages-intérêts ?
L'histoire tourmentée de l'article 1223 n'est pas terminée.
[1] Sur ce point, L. Thibierge « La réparation du préjudice contractuel », in Responsabilité, Réparation et Responsabilité, actes du colloque organisé le 9 décembre 2024 à Aix-en-Provence sous la direction de L. Thibierge, J.-S. Borghetti, M. Mekki et Y. Pagnerre, à paraître en 2025 aux éditions Lefebvre Dalloz.
[2] L. Thibierge, Le contrat face à l’imprévu, Economica, 2011, préf. L. Aynès.
[3] La notion est parfois difficile à distinguer de la cessation de l’illicite. Elle se singularise toutefois par le fait que la réparation suppose la démonstration d’un préjudice, à la différence de l’exécution forcée ou de la cessation de l’illicite. Sur le sujet, v. notamment C. Bloch et M. Poumarède, in Dalloz action Droit de la responsabilité et des contrats, Ph. Le Tourneau (dir.), 2023/2024, n° 2311.21 et s.
[4] Ce qui explique peut-être que le pourvoi se soit prévalu de l’article 1221 du Code civil.
[5] Cass. civ. 3, 4 avril 2024, n° 22-21.132, FS-B N° Lexbase : A63292ZG.
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