Lecture: 6 min
N1380B3I
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Natalie Fricero, Professeure des Universités (Université Côte d’Azur), membre du Conseil national de la médiation
le 08 Janvier 2025
De très nombreux colloques, travaux et réflexions sont - et seront - menés pour tenter de mesurer l’impact de l’intelligence artificielle sur l’activité des professionnels du droit ! Il est vrai que l’évolution permanente des systèmes d’IA rend rapidement obsolète toute conclusion en la matière. Devant cette véritable mutation civilisationnelle, il faut éviter de tomber dans l’irrationnel et le vertige d’un avenir entièrement contrôlé par la machine. Il faut repenser les activités professionnelles en intégrant les systèmes d’IA comme des assistants de la personne humaine, des assistants personnalisés des avocats. Les élèves avocats doivent donc maîtriser ce nouveau dialogue humain-machine, et apprendre à interagir avec l’IA : c’est en ce sens qu’ils deviendront « meilleurs », parce qu’ils auront acquis des compétences, un savoir-faire adapté aux nouveaux enjeux et à la règlementation, aux exigences professionnelles et à la déontologie.
Acquérir les fondamentaux du nouveau dialogue humain-machine
En psychologie du dialogue, la notion d'adaptation au partenaire, à savoir la capacité à prendre en compte ce que le partenaire est en mesure de comprendre ou non, est essentielle. Il faut établir ce que l’on nomme un “terrain commun”, c’est-à-dire que chacun doit être en mesure d'estimer ce que son partenaire de dialogue sait ou ne sait pas, et de se former une représentation mentale des connaissances et compétences qu’il partage avec lui. Si on envisage le dialogue avec ChatGPT, une difficulté apparaît actuellement : l'utilisateur a du mal à déterminer quelles connaissances il partage avec ChatGPT et à déterminer quelles informations font partie du terrain commun, d’autant que ChatGPT ne possède pas de mémoire du dialogue au même titre qu'un humain.
Les élèves avocats devront donc comprendre l’IA pour en connaître les limites (Guide du CNB, sept. 2024, Utilisation des systèmes d’intelligence artificielle générative, voir la 1re partie pour « comprendre l’IA générative »). Puis, ils devront exploiter le potentiel des différents systèmes d’IA (les barreaux apportent une aide financière aux avocats dans ce cadre en finançant un accès gratuit à des systèmes d’IA juridiques) : aide à la rédaction de contrats, d’actes divers, de courriels, de comptes rendus ; analyse de documents ; réalisation de synthèses ; analyse des conclusions afin d'en tirer les demandes et éléments qui sous-tendent les moyens et le cas échéant d'opposer les moyens adéquats et pertinents ; aide à la réflexion ; indexation de documents et gestion des archives ; création de statistiques à partir des données d’un tableur ; mise en place de divers supports de présentation… En facilitant les tâches chronophages, l’IA permet de gagner en innovation et en productivité.
En outre, le dialogue avec certaines juridictions impose aux futurs avocats la maîtrise de l’IA : à cet égard, le tribunal de commerce de Paris a rendu public le recours à l’IA dès 2025, afin, notamment, d'effectuer le traitement des requêtes en injonction de payer ; pour préparer des rapports qui résument les faits pertinents les moyens de droit et la procédure et le cas échéant effectuer des recherches jurisprudentielles dans les affaires complexes; ainsi que pour améliorer le fonctionnement de la chambre des placements qui attribue les dossiers aux chambres compétentes du tribunal. D’autres expériences seront certainement tentées par les juridictions…
Devenir un juriste augmenté
L’assistance de l’IA dans la recherche juridique et la découverte de la jurisprudence pertinente est un facteur évident de développement de l’activité professionnelle et d’innovation intellectuelle. Il devient possible, en interrogeant une IA, de dresser un panorama ultra rapide des données relatives à une question et de faire des corrélations avec des problématiques annexes. Ce que l’on nomme le prompt engineering (processus d’écriture et d’optimisation des entrées, des requêtes, pour guider les systèmes d’IA générative dans la production de résultats spécifiques et de haute qualité), c’est-à-dire l’aptitude à poser les bonnes questions à l’outil d’intelligence artificielle pour obtenir les réponses souhaitées, fait indiscutablement partie des compétences indispensables à acquérir ! Pour le juriste, l’élève avocat, cela signifie qu’il faut au préalable qualifier la situation factuelle (prêt ? location ? vente ?) afin d’être précis dans les termes utilisés, quitte à présenter plusieurs formulations, et avoir acquis de bonnes connaissances dans le domaine juridique concerné.
Les connaissances solides dans la matière juridique et dans les systèmes d’IA, permettent d’exercer un contrôle rigoureux sur les réponses, même lorsque l’IA est spécialisée. L'actualité démontre qu'un recours immodéré et incontrôlé à ChatGPT peut entraîner la mise en œuvre de la responsabilité professionnelle : dans une affaire jugée par la Cour de district des États-Unis, S.D. New York le 22 juin 2023 (22-cv-1461/PKC), un avocat, en recourant à ChatGPT avait détaillé par leur nom et leur citation, plusieurs prétendues décisions qui étaient des hallucinations du système IA et qu’il n’avait pas vérifiées. Il est indispensable de contrôler les réponses, de les sourcer, de les actualiser le cas échéant ; de vérifier si le modèle d’acte proposé entre dans le cadre des exigences professionnelles imposées et d’exclure les informations non pertinentes. Il faut apprendre à synthétiser la masse d’informations et à sélectionner les données utiles.
Respecter les exigences légales, professionnelles et déontologiques
Le Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle considère que les algorithmes en usage dans l’administration de la justice sont à haut risque, puisque les questions comme les réponses sont susceptibles de porter atteinte aux libertés individuelles, aux droits fondamentaux des personnes ainsi qu’à leur droit à un recours effectif à un juge.
Les avocats sont tenus au secret professionnel, et les données personnelles qu’ils recueillent de leurs clients sont soumises aux exigences du RGPD (Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données). Les requêtes formulées, les documents communiqués ne doivent donc comporter aucune information confidentielle : l’élève avocat doit apprendre à pseudonymiser les données (remplacer l’identité par X, Y ; remplacer les adresses par des zones géographiques..).
La formation de l’élève-AvocIA est essentielle : la connaissance des diverses fonctionnalités de l’IA et de leurs limites, l’évaluation des résultats de manière responsable, feront de lui un professionnel capable d’affronter les nouveaux défis technologiques !
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491380