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par Jean-Luc Lennon, Procureur de la République-Adjoint, Tribunal judiciaire de Quimper
le 06 Janvier 2025
Honte à la justice ! C’est en somme la conclusion à laquelle sont arrivées de nombreuses féministes à l’énoncé du verdict de la cour criminelle du Vaucluse le 19 décembre dernier. Pourtant, les 51 accusés ont tous été reconnus coupables de viols et le principal d’entre eux, Dominique Pélicot, a écopé de la peine maximale fixée à 20 ans de réclusion criminelle. Il est vrai qu’ici où là dans les rues d’Avignon avaient fleuri des banderoles sur lesquelles était inscrite cette phrase : « 20 ans pour tous ». Comme si la justice avait l’habitude de dispenser les peines à la volée sans autre préoccupation que celle de punir. En réalité, la cour criminelle a su faire fi du battage médiatique inédit qui a alimenté l’émotion bien légitime de l’opinion publique au cours de ces quinze semaines de procès. La ténacité de Gisèle Pélicot et son souhait de renoncer au huis clos ont permis la publicité de l’audience, ce qui n’est pas si fréquent lorsque sont jugés des faits de cette nature. Cette publicité est salutaire et, faut-il le rappeler, coutumière du monde de la justice qui travaille au su et au vu de tous les justiciables qui peuvent à chaque instant prendre place dans une salle d’audience pour voir et écouter ce qui s’y dit : les audiences sont publiques, c’est une règle d’ordre public.
Reste que le caractère atypique du mode opératoire par lequel des dizaines d’hommes ont commis ces viols n’est sans doute pas étranger au retentissement médiatique de ce procès. Les journalistes présents au fil des audiences ont pu faire partager le verbatim des débats d’où la figure de Gisèle Pélicot est apparue en pleine lumière et, à travers elle, celle de toutes ces femmes violées que la justice peine à entendre. Cette figure tautologique de l’institution judiciaire, jugée incapable de poursuivre et de sanctionner les auteurs de viols, est ancrée dans l’opinion commune et mérite que l’on s’y attarde un instant : cette critique est-elle fondée ?
Répondre à cette question suppose de s’attacher à la définition juridique du viol tel qu’il a été défini par le législateur et tel qu’il s’impose par conséquent à la justice. Le crime de viol est prévu et réprimé par l’article 222-23 du Code pénal N° Lexbase : L2622L4U : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. Le viol est puni de 15 ans de réclusion criminelle ». Voilà ce que dit la loi. Ajoutons que la peine sera portée à 20 ans de réclusion en raison de circonstances particulières : l’auteur est le conjoint, le concubin ou le partenaire pacsé de la victime, ou encore celle-ci était sous soumission chimique au moment des faits. On voit bien qu’à travers cette définition le consentement de la victime n’est abordé que de manière sous-jacente, non explicite. Si les faits ont été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, c’est bien que la victime n’était pas (ou plus) consentante à l’acte, et dès lors le viol sera juridiquement constitué. En soi, une telle définition ne pose pas de difficulté particulière lorsque les faits reposent sur des éléments de preuve tangibles : témoignages, aveux, surveillance audio-visuelle, etc. Il en ira différemment lorsque le viol intervient dans une situation d’intimité : cadre familial, rencontre d’un soir. Ici les choses se compliquent en l’absence de violence, contrainte, menace ou surprise. Comment prouver le viol ? Deux paroles antagonistes s’affrontent : celle qui accuse et celle qui se défend. À la justice de trancher. Pour le dire autrement, la seule parole de la victime ne suffira pas à entraîner la conviction de la justice. Cette parole, aussi juste et sincère soit-elle, et quand bien même reflèterait-elle la stricte vérité, ne peut et ne doit pas entraîner une condamnation pénale. Pourquoi ? Parce que l’état de droit s’y oppose et ceci pour deux raisons principales : c’est à l’accusation de prouver le viol, d’une part ; l’accusé est présumé innocent tant qu’il pas été condamné, d’autre part.
Ce sont ces considérations qui expliquent que la justice, trop souvent, ne soit pas perçue comme une institution fiable par les victimes de viol. Les travaux menés par la sociologue Véronique Le Goaziou sont parfaitement éclairants sur ce point [1]. D’où l’idée de réécrire la définition du viol en y faisant figurer la notion de consentement, ce qui serait de nature à en faciliter la preuve. Schématiquement, il y aurait viol, outre lorsque l’acte aura été commis avec violence, contrainte, menace et surprise – cet aspect de l’infraction demeurerait inchangé – mais aussi en l’absence de ces critères lorsque la victime n’était pas consentante. Ainsi, croit-on, la parole de la victime sera réellement prise en considération et la justice à même de faire son office sans entrave. De prime abord cette idée paraît séduisante et même frappée d’une forme de bon sens. En apparence seulement. Or, la justice ne peut se contenter des apparences. Car se pose la question de savoir sur qui va reposer la preuve du consentement : sera-ce à la victime de démontrer l’absence de celui-ci, ou à l’accusé de rapporter la preuve inverse ? La chose ne va pas de soi et dans les deux situations le caractère probant sera difficile à rapporter, voire impossible. Comment établir un consentement ou une absence de consentement ? Avec quelles modalités ? Nous sommes très vraisemblablement là face à une véritable aporie. Et la justice ne sera guère plus éclairée qu’auparavant. Une loi nouvelle serait par conséquent inefficace car ce n’est pas à l’accusé de prouver qu’il est innocent, c’est au ministère public de prouver qu’il est coupable. Admettre le contraire autoriserait à accuser sans preuve, comme le font les régimes totalitaires sous couvert de justice.
Le procès de Mazan a apporté incontestablement de l’eau au moulin de celles et ceux qui voudraient faire accroire à l’existence d’une véritable culture du viol dont les hommes seraient pour ainsi dire naturellement dotés. Le patriarcat faisant souche depuis les débuts de l’histoire de l’humanité serait ainsi le vecteur de cette culture ravalant la femme à l’état de victime perpétuelle. Un tel réductionnisme revient à affirmer que tous les hommes sont des violeurs patentés ou en passe de le devenir. Une telle outrance s’oppose au débat d’idées. Or, la société gagnerait à s’emparer du sujet des violences sexuelles d’où qu’elles viennent. Le viol est l’apanage des hommes. Ce fait est incontestable, et cela pose question. Il ne s’agit pas de le nier. Mais gardons-nous de toute généralisation. À en croire le Professeur Israël Nisand, la paucité de l’éducation de nos enfants depuis le plus jeune âge dans le domaine affectif et sexuel serait la cause de tous les désordres. Nul déterminisme à l’œuvre ici, mais une forme de continuité immémoriale puissante qui laisse libre cours aux pulsions que tout mâle normalement éduqué serait en capacité de maîtriser, pour peu qu’on lui donne les clés de son émancipation. C’est ici, plus qu’au plan judiciaire, que réside le projet de société vers lequel il convient de résolument se tourner. Le constat opéré par les féministes, quelles que soient les obédiences derrière lesquelles elles inscrivent leur combat, est juste. Mais leur analyse contemporaine du patriarcat est trop idéologique et par là, trop caricaturale, pour être prise au pied de la lettre.
Le viol est condamnable et la justice le punit dans le cadre de la loi, dès lors que les éléments probants apparaissent suffisants pour établir une culpabilité. Le procès de Mazan en est la preuve éclatante : Gisèle Pélicot n’a jamais exprimé un quelconque consentement parce qu’elle était placée dans un état de soumission chimique par son mari, ce qui ne lui permettait pas d’avoir conscience de ce qu’elle subissait. Pourtant, ces faits sont bien juridiquement constitutifs de viols commis avec surprise. Ce dernier critère était nécessaire pour que la cour criminelle du Vaucluse entre en voie de condamnation ; et il se suffisait à lui-même pour que la justice fît son office.
[1] V. Le Goaziou, Viol. Que fait la justice ?, SciencesPo, Les Presses, 2019.
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