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N1422B33
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par Jean-Jacques Urvoas, ancien Garde des Sceaux, Professeur de droit public à l’Université de Brest
le 08 Janvier 2025
Le commencement dit en général beaucoup de l’objectif. C’est pourquoi à partir des premiers pas de Gérald Darmanin, il est possible de dessiner ses ambitions pour le ministère dont il a maintenant la responsabilité.
Donner la priorité au pénal. « Mes objectifs [sont] les mêmes que ceux du peuple français, les mêmes que ceux des fonctionnaires du ministère de la Justice : détermination, sévérité et fermeté » [1], « Ma première solution, c'est de nettoyer les prisons françaises » [2], « Le but est de faire mal au narcobandits » [3]. À peine nommé, le ton est donné : la justice pénale sera sa préoccupation majeure.
Pourtant, c’est par le lent déclassement de la justice civile, « principal lieu de rencontre de la cité avec l’institution judiciaire » que débutait le rapport de clôture des États généraux de la Justice rendu en juillet 2022. Par la diversité des contentieux traités, ceux des affaires familiales, des conflits de voisinage ou commerciaux, ceux de la construction, des désordres bancaires ou encore les batailles de succession, cette justice du quotidien représente en effet 60 % de l’activité judiciaire. Or, ses « performances » ne cessent de se dégrader. En 2023 le nombre de ces procédures a augmenté de 8 % et leur délai moyen de traitement était de 12,1 mois.
Las, bien qu’elle soit omniprésente dans la vie de la société, la justice civile risque donc de continuer à rester invisible dans le débat public, entraînant de lourdes conséquences pour les citoyens concernés.
Privilégier le symbole. C’est ce que le Garde des Sceaux a lui-même baptisé « la technique de « l’appartement témoin » inspirée du domaine immobilier et voulant traduire « une démonstration par l'exemple ». Rien d’original puisqu’il ne s’agit que d’une reproduction de la méthode déclinée Place Beauvau : une omniprésence médiatique reposant sur une énergie inépuisable et un mode de pensée simplificateur.
Ainsi, le 12 juillet 2020, moins d’une semaine après son installation, il s’était rendu à Calais où il avait exigé le démantèlement d’un campement de migrants afin d’afficher la fermeté dont il comptait faire sa marque. Ces jours derniers, ce fut l’annonce trompétée d’un « isolement renforcé des 100 plus grands narcotrafiquants ». Un parler fort pour tenter de modifier le climat et pour persuader que le changement est engagé.
À l’évidence, l’homme est de l’époque dans laquelle il vit. Privilégier la simplicité aimante les feux des projecteurs mais peut aussi conduire à une vision manichéenne difficilement compatible avec le rôle de l’institution judiciaire : un organe régulateur ordonnant une société toujours plus complexe. La justice n’est en effet importante que dans sa relation avec cette dernière. Réduire à l’extrême revient à nier cette fonction essentielle et à affaiblir son rôle d'arbitre impartial. Accessoirement, cette logique de rationalité politique de court terme expose surtout son auteur à une tension croissante entre le dire et le faire.
Rechercher l’efficacité de la « chaine pénale ». Le ministre a promis de travailler « main dans la main avec le ministère de l'Intérieur », de faire en sorte que leur « duo ne soit pas un duel ». Le Figaro a même présenté Gérald Darmanin et Bruno Retailleau comme « la chaine pénale de l’exécutif » au motif qu’ils seraient tous les deux partisans d’une sévérité accrue.
Cette image de la chaîne pénale bien que régulièrement reprise dans le commentaire médiatique mérite cependant d’être querellée. Elle est née de la volonté de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur de neutraliser une indépendance judiciaire présentée comme un privilège corporatiste nocif et désuet. Elle repose pourtant sur un contresens majeur. Cette image qui s’affranchit à bon compte du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs en suggérant une similitude de tous les maillons et sous-entendant que seule la force de leur union permet l’efficacité. Or, en dépit des apparences, cette indifférenciation est, par essence, inadaptée en matière, par exemple, de lutte contre la délinquance. Dans une démocratie, la police et la gendarmerie ne font qu’interpeller, c’est la justice qui sanctionne. Ce sont deux fonctions distinctes. Le juge ne sera jamais un maillon parmi d’autres d’une politique globale de sécurité dont les orientations seraient naturellement fixées par le pouvoir exécutif.
De même, la référence implicite au taylorisme ou au fordisme se révèle-t-elle fort dangereuse. Les objectifs des forces de l’ordre et de l’autorité judiciaire ne peuvent être d’en faire davantage et plus vite. Les chiffres et les statistiques ne doivent pas les gouverner dans leur entier car leur mission est d’obtenir des résultats durables correspondant aux attentes de la population. Nul besoin dès lors de ce concept particulièrement confus. Le Code pénal et celui de procédure pénale constituent - en dépit de leur volume - en l’espèce des outils bien plus pertinents.
Au final, la promotion de cette notion de chaîne pénale ne fait qu’inciter à un véritable renversement des valeurs constitutives de l’État de droit, en érigeant la police en tant qu’autorité de contrôle de notre système judiciaire.
Tenir la trajectoire budgétaire. La loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023, d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 N° Lexbase : L2962MKW, destinée à renforcer le budget d’un ministère historiquement considéré comme un parent pauvre de l’État, prévoit de le porter en 2027 à près de 11 milliards d’euros. Cela permettrait de créer 1 500 postes de magistrats, 1 800 greffiers ou personnels de greffe et 1 100 attachés de justice. Initialement en 2025, environ 1 550 emplois devraient être créés mais l’épure récemment présentée par Michel Barnier intégrait une réduction de 250 millions par rapport à la prévision de la loi de programmation.
En ce domaine, l’ancien ministre de l’Intérieur jouit d’un indéniable savoir-faire puisqu’il avait su faire profiter les forces de l’ordre des fonds dégagés dans le cadre de l'appel à projets « France Relance » sur la rénovation des bâtiments publics en 2020 et surtout il avait obtenu en janvier 2023 un engagement budgétaire confortable de 15 milliards d'euros sur cinq ans avec la loi n° 2023-22, du 24 janvier 2023, d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur N° Lexbase : L6260MGX (« Lopmi »).
Même si l’argent ne suffit pas, cette expertise sera néanmoins précieuse car l’action du nouveau ministre sera par principe limitée dans le temps. Et celui-ci semble se raccourcir : pas moins de 12 Gardes des Sceaux en vingt ans ! Qu’il accepte donc de se comporter comme un jardinier et de planter des graines, dont seuls ses successeurs verront les arbres et récolteront les fruits. C’est le prix de l’intérêt général.
[1] Allocution lors de la passation de pouvoir, le 24 décembre 2024.
[2] Entretien au Parisien, 29 décembre 2024.
[3] Déplacement à Marseille, 2 janvier 2025.
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