Réf. : CE, 1re-4e ch. réunies, 27 septembre 2024, n° 487944, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A844854N
Lecture: 10 min
N0897B3M
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
le 20 Décembre 2024
Mots clés : abaya • laïcité • signes religieux • séparatisme
Dans une décision rendue le 27 septembre 2024, le Conseil d’État a confirmé l’interdiction du port de l’abaya par les élèves dans les établissements scolaires publics, celui-ci pouvant être considéré comme une manifestation ostensible d’une appartenance religieuse, interdite par la loi du 15 mars 2004. La Haute juridiction justifie cette position par un climat de tension matérialisé par l’augmentation des signalements d’atteinte à la laïcité via les équipes éducatives et par la logique d’affirmation religieuse dans laquelle se placent les élèves concernés. Pour revenir sur cette décision d’importance, Lexbase Public a interrogé Christian Vallar, Professeur agrégé de droit public, directeur honoraire du laboratoire CERDACFF, doyen honoraire, Université Nice Côte d’Azur, Avocat au barreau de Nice*.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler la philosophie de la loi du 15 mars 2004 ?
Christian Vallar : Cette loi a déjà vingt ans en cette année 2024 [1] tout un symbole…Il est important et édifiant d’en rappeler la genèse.
Tout est parti de l’exclusion de trois collégiennes de leur établissement à Creil pour refus d’ôter leur voile au nom de l’islam, en octobre 1989. Cet évènement a priori mineur prend une ampleur nationale, et ce n’est pas un hasard, à telle enseigne que le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, saisit le Conseil d’État pour avis, évitant ainsi de trancher…
Dans son avis en date du 27 novembre 1989 [2], la Haute assemblée considère que le port de signes manifestant une appartenance religieuse n’est pas incompatible avec le principe de laïcité, car constituant l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses. Cependant, ce port ne saurait être autorisé s’il est constitutif de prosélytisme, porte atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève, trouble l’ordre ou le fonctionnement normal de l’établissement.
Une jurisprudence abondante en découle [3], peu satisfaisante en réalité pour les responsables scolaires qui réclament une réglementation explicite. Le 3 juillet 2003 est établie par le chef de l’État lui-même la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, dite Stasi du nom de son président Bernard Stasi. Celle-ci déplore les affrontements autour des questions religieuses dans les établissements scolaires, du fait des pressions exercées sur des jeunes filles mineures et pose l’interdiction du port de tenues et signes manifestant une appartenance religieuse par les élèves, facilitant ainsi l’intégration [4].
Dans la foulée est donc votée la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics N° Lexbase : L1864DPQ, qui insère dans le Code de l’éducation un article L. 145-5-1 N° Lexbase : L3320DYM : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ».
La loi adopte une position plus rigoureuse que celle du Conseil d’État, qui considérait le caractère ostentatoire des signes arborés par les élèves alors qu’elle interdit de manifester ostensiblement une appartenance religieuse. La circulaire du 18 mai 2004 [5] relative à sa mise en œuvre, dans son interprétation, relève que la loi est faite pour s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, sinon à des tentatives de contournement de la loi. C’est pourquoi la mention à titre d’exemples de signes ou tenues interdits tels que le voile islamique, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive ne constitue pas une liste exhaustive [6].
Le Conseil d’État, en revanche, considère que l’interprétation donnée par ladite circulaire est trop restrictive, car ne portant que sur l’interdiction de signes faisant reconnaitre immédiatement l’appartenance religieuse [7]. C’est pourquoi pour lui sont interdits, d’une part, les signes ou tenues tels un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix, dont le port par lui-même manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, d’autre part, ceux dont le port ne manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’élève [8].
Lexbase : La circulaire attaquée du ministre de l’Éducation nationale a qualifié le port de l’abaya de manifestation ostensible d’une appartenance religieuse. Est-ce légitime selon vous ?
Christian Vallar : « Dans certains établissements, la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis a fait naitre un grand nombre de questions sur la conduite à tenir… En vertu de l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation… le port de telles tenues, qui manifeste ostensiblement en milieu scolaire une appartenance religieuse, ne peut y être toléré » [9].
Cette qualification est on ne peut plus légitime, et c’est ainsi que le Conseil d‘État l’a considérée. Par deux ordonnances de référé, l’une en référé liberté [10] et l’autre en référé suspension [11], il rejette les recours déposés par des associations de la nébuleuse islamiste et de ses alliés sur un fondement similaire.
Il rappelle le principe de la possibilité du port de signes religieux discrets, mais que sont interdits, d’une part, les signes ou tenues, tels notamment un voile ou un foulard islamique, une kippa, ou une grande croix, dont le port par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, d’autre part, ceux dont le port ne manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’élève.
Il constate ensuite que les signalements d’atteinte à la laïcité liée au port de signes ou de tenues ont connu une forte augmentation au cours de l’année 2022-2023, avec 1984 signalements contre 617 l’année précédente. Plus précisément ces signalements ont trait en grande majorité au port de tenues de type abaya, à savoir pour l’administration « qu’il doit s’entendre d’un vêtement féminin couvrant l’ensemble du corps à l’exception du visage et des mains, ou qamis, son équivalent masculin, et que le choix de ces tenues vestimentaires s’inscrit dans une logique d’affirmation religieuse… le port de ces vêtements s’accompagne en général< d’un discours mettant en avant des motifs liés à la pratique religieuse, inspiré d’argumentaires diffusés sur les réseaux sociaux » [12].
Il reprend la même argumentation au fond, précisant que les discours sont en grande partie stéréotypés et élaborés pour contourner l’interdiction. C’est pourquoi le port de tenues de type abaya pouvait être regardé, à la date d’édiction de la note de service contestée, comme manifestant ostensiblement, par lui-même, une appartenance religieuse [13].
Lexbase : Qu’en est-il de la non-méconnaissance de l’interdiction des discriminations par cette même circulaire ?
Christian Vallar : Les requérants dénoncent au titre de la violation des normes supérieures la méconnaissance du principe général de non-discrimination et de celui d’égalité découlant des stipulations de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L4747AQU, ainsi que l’interdiction des discriminations indirectes énoncée à l’article 1 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations N° Lexbase : L8986H39.
Le Conseil d’État rejette ce moyen, dont l’inopérance est expliquée par le rapporteur public.
Cibler l’abaya « stigmatiserait » les jeunes filles issues de l’immigration identifiées par leur culture et indirectement leur origine ethnique, en tant que musulmanes. Mais l’interdiction posée par la loi s’applique quelle que soit la religion considérée, ce que la Haute assemblée avait déjà décidé sur le port du voile : l’interdiction résultant de la loi du 15 mars 2004 prise sans distinction entre les confessions des élèves ne méconnait pas le principe de non-discrimination [14].
La Cour de justice de l’Union européenne, pour sa part, a considéré que l’interdiction faite au personnel d’une administration de porter des signes révélant des convictions philosophiques et religieuses n’est pas discriminatoire si elle est appliquée de façon indifférenciée [15].
Lexbase : La décision du Conseil d’État vous paraît-elle justifiée ?
Christian Vallar : Ces ordonnances et la décision au fond sont totalement justifiées.
Depuis 1989, la République est en butte à des tentatives de remise en cause de la laïcité, singulièrement au cœur de l’éducation nationale, qui constitue un enjeu majeur dans la bataille des conceptions du monde [16] l’opposant à l’islamisme, particulièrement concerné par la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République N° Lexbase : L6128L74, dite aussi « loi contre le séparatisme » [17].
Il a fallu du temps et enfin la lucidité et la volonté aux hommes d’État pour adopter les instruments juridiques indispensables à ce combat pour la liberté de conscience : « L’École de la République a pour mission de former des citoyens libres, éclairés, dotés des mêmes droits et devoirs, et conscients de leur appartenance à la société française. Cette exigence suppose que chaque élève puisse… grandir à l’abri des pressions, du prosélytisme et des revendications communautaires. Le principe de laïcité, qui garantit la neutralité de l’institution scolaire et protège l’élève de tout comportement prosélyte, constitue donc un principe cardinal, protecteur de la liberté de conscience ».
Ce préambule de la note de service contestée en vain par les requérants résume en quelques mots la raison de l’interdiction dans les établissements publics primaires et secondaires du port de l’abaya et du qamis.
Le juge, et singulièrement le juge administratif, tient une place de premier plan parmi les institutions républicaines, en charge du maintien des principes républicains. Si son avis de 1989 n’avait pas permis de définir une ligne de conduite juridique claire, il n’en est plus de même depuis l’adoption de la loi du 15 mars 2004 et les circulaires attenantes et l’interprétation qui en a été donnée par le Conseil d’État.
Ces dernières décisions en référé et au fond confortent la défense juridique de la République et de ses principes majeurs, dont la laïcité.
[1] Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, La laïcité à l’école, Focus sur la loi du 15 mars 2004, mars 2004, Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse.
[2] CE, avis, 27 novembre 1989, n° 346893 [LXB=A28246GP ].
[3] CE, 2 novembre 1992, n° 130394 N° Lexbase : A8254AR7 ; CE, 20 octobre 1999, n° 181486 N° Lexbase : A5044AX4.
[4] Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, 11 décembre 2003. Le rapporteur en est Rémy Schwartz, membre du Conseil d’État.
[5] Circulaire du 18 mai 2004, relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 N° Lexbase : O3974AW4, JORF n° 118, du 22 mai 2004.
[6] CE, 5 décembre 2007, n° 285394 N° Lexbase : A0203D3W, sur un port de turban sikh.
[7] Conclusions de J-F de Montgolfier sous CE, 27 septembre 2024, n° 487944 N° Lexbase : A844854N.
[8] C. Vallar, Abaya : pourquoi le Conseil d’État a-t-il validé son interdiction ? Club des juristes, 4 septembre 2023.
[9] Note de service du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 31 août 2023, NOR : MENG2323654N
[10] CE, référé, 7 septembre 2023, n° 487891 N° Lexbase : A28361G7.
[11] CE, référé, 25 septembre 2023, n° 487896 et 487975 N° Lexbase : A11661IZ.
[12] CE, référé, 7 septembre 2023, préc.,n° 5.
[13] CE, 1re-4e ch. réunies, 27 septembre 2024, n° 487944, inédit au recueil Lebon, op.cit., n° 5
[14] CE, 5 décembre 2007, n° 295671 N° Lexbase : A0214D3C ; CE, 6 mars 2009, n° 307764 N° Lexbase : A5769EDZ.
[15] CJUE, Grande chambre, 28 novembre 2023, aff. C-148/22 N° Lexbase : A662914B.
[16] J-H. Kaltenbach, M. Tribalat, Le voile et la République, in La République et l’islam, Gallimard, 2002, p. 187-233 ; R. Debray, Ce que nous voile le voile, La République et le sacré, Gallimard, 2004 ; F. Bergeaud-Blackler, Le Frérisme et ses réseaux, l’Enquête, Odile Jacob, 2023.
[17] V E. Macron, Discours des Mureaux dénonçant le « séparatisme islamiste », 2 octobre 2020.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:490897