Réf. : CA Bordeaux, 20 juin 2024, n° 23/05540 N° Lexbase : A31095RL
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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux
le 17 Juillet 2024
Mots-clés : clientèle civile • cession • créance contre un client • transfert au cessionnaire • conditions
En l’absence de clause expresse, la cession d’un fonds libéral n’emporte pas de plein droit celle des obligations dont le vendeur pouvait être tenu en vertu d’engagements initialement souscrits par lui ni celle des créances qu’il détenait antérieurement à la cession. En conséquence, le cabinet d’avocats reprenant la clientèle ne peut pas recouvrer à son profit les créances d’honoraires antérieures à la cession, faute d’en avoir été expressément désigné comme cessionnaire.
Le parcours accompli pour l’accès à la visibilité juridique du fonds libéral a été bien difficile. D’un refus ferme opposé à une telle reconnaissance [1] en passant par l’étape intermédiaire de l’admission d’un contrat de présentation de successeur [2], pour aboutir à l’admission, au début des années 2000, de la licéité de la cession d’une clientèle civile [3] et à l’usage, même par la Haute juridiction, de la notion de fonds libéral [4], que de discussions savantes, alimentées de préoccupations pratiques, ont été menées ! Dans un tel contexte, on ne peut qu’être intéressé par l’arrêt prononcé par la cour d’appel de Bordeaux, en date du 20 juin 2024, qui s’y réfère pour statuer sur la question, fort sensible, du transfert, éventuel, d’une créance détenue à l’égard d’un client lors de la cession de clientèle d’un cabinet d’avocat.
En jugeant qu’au regard de l’article 1690 du Code civil N° Lexbase : L1800ABB, en l’absence de clause expresse, la cession d’un fonds libéral n’emporte pas de plein droit le transfert des créances que le vendeur détenait antérieurement à la cession, la juridiction girondine invite à replacer le cadre juridique d’une telle opération, tant au regard de la cession de fonds de commerce, qui constitue le point de repère en la matière, qu’en considération du particularisme de la clientèle relative à une activité libérale, telle que celle d’avocat, concernée en l’espèce.
La remarque doit ici être faite que la cour d’appel se prononce sans faire référence à l’état du droit issu de l’ordonnance n° 2016-131, du février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L4857KYK qui consacre une section entière du Code civil à la cession de créance (C. civ., art. 1321 N° Lexbase : L0976KZ8 à 1326 N° Lexbase : L0971KZY). La prise en compte du cadre normatif actuel s’imposera toutefois pour apprécier la portée de cette décision et les préconisations qu’elle induit pour la pratique des affaires.
Pour déterminer si une créance existante à l’encontre d’un client intégré dans la clientèle cédée peut faire l’objet d’un recouvrement au profit du cessionnaire, il convient, comme le présent arrêt le confirme, de tenir compte de la prééminence du principe d’exclusion du transfert des créances (I) pour, le cas échéant, pouvoir envisager le contournement dudit principe (II).
I. La prééminence du principe d’exclusion du transfert des créances
Compte tenu de l’antériorité de la notion de fonds de commerce sur celle de fonds civil, c’est à propos de la première que le principe a été posé par la jurisprudence selon lequel les créances ne sont pas intégrées dans les éléments constitutifs d’un fonds de commerce et, dès lors, ne sont pas transmises avec celui-ci. Cette position a été exprimée, notamment, par un arrêt de 1937 [5] dans lequel la haute juridiction mentionnait que « les créances possédées par un commerçant même pour une cause commerciale ne deviennent pas des éléments constitutifs du fonds et la vente du fonds n’opère pas transport desdites créances à l’acheteur, sauf l’effet de clauses spéciales ». Cette position, reprise depuis lors [6], repose sur la prise en compte de ce que le fonds de commerce n’ayant pas la personnalité juridique, les créances demeurent rattachées à l’exploitant [7].
L’orientation connue par le droit français au cours de ces dernières années, consistant à rapprocher l’activité civile avec l’activité commerciale, en faisant place au fonds civil, conduit nécessairement à étendre la position de principe à l’hypothèse de cession d’une clientèle civile et l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux vient, opportunément, en rappeler l’actualité. Cet aspect doit être pris en compte avec d’autant plus d’attention que l’activité libérale, comme en l’espèce, un cabinet d’avocat, repose, pour l’essentiel sur des prestations à l’égard des clients qui engendrent des créances d’honoraires au profit du professionnel. Le contentieux particulier attaché à cette facturation (taxation, le cas échéant, par l’autorité compétente et exercice éventuel de voies de recours) est de nature à décaler dans le temps, parfois de manière significative, l’encaissement de sa facture par l’avocat prestataire alors, qu’entre-temps, il a pu procéder à la cession de sa clientèle. Un examen scrupuleux des créances d’honoraires en attente de règlement doit donc être effectué afin qu’entre le cédant de la clientèle, ayant la qualité de créancier, et le cessionnaire, qui va prendre la suite de la gestion du cabinet, il n’y ait pas de malentendu.
À partir de la présente décision, il apparaît pertinent d’attirer l’attention des praticiens sur le fait qu’un alignement des cessions de fonds civil sur la jurisprudence bâtie à propos du fonds de commerce doit aussi s’imposer, qu’il s’agisse du sort des dettes dont pourrait être tenu le professionnel avant la cession ou des contrats auxquels il pouvait être partie. En effet, s’agissant des dettes, la jurisprudence retient une position identique à celle exprimée à propos des créances, jugeant qu’« en l’absence de clause expresse, la vente d’un fonds de commerce n’emporte pas de plein droit cession à la charge de l’acheteur du passif des obligations dont le vendeur peut être tenu en raison des engagements souscrits » [8]. Désormais, la Cour de cassation regroupe, dans la formulation du principe retenu à l’occasion de la cession d’un fonds de commerce, tant le sort des créances que des dettes, pour mentionner que la cession du fonds n’entraîne pas le transfert au cessionnaire des créances ou des dettes liant le cédant [9].
Une position semblable est également adoptée à propos des contrats auxquels le cédant pouvait être partie, avant que n’intervienne la cession du fonds. Il ne saurait y avoir de transfert de contrats dans le cadre d’une vente du fonds de commerce ; les contrats ne constituent pas un élément du fonds [10]. La spécificité du lien contractuel conduit à n’admettre une telle cession, dès lors bien sûr que le cessionnaire du fonds en accepte la réalisation [11], qu’à la condition que le tiers cocontractant donne son consentement à ce transfert.
L’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux doit donc conduire à apporter à ces aspects la plus grande attention lors de la cession d’une clientèle civile, relevant d’un fonds civil. Si le souhait des professionnels en présence est d’opérer un transfert vers le cessionnaire des créances, comme d’ailleurs des dettes ou des contrats, il convient alors de s’assurer du strict respect des conditions requises pour un contournement du principe d’exclusion du transfert.
II. Le contournement du principe d’exclusion du transfert des créances
La jurisprudence qui fait application du principe d’exclusion des créances du transfert au cessionnaire du fonds, relatif à une activité libérale ou commerciale, ne manque pas de signaler que ce principe ne s’impose que sous réserve de stipulations particulières contraires figurant dans l’acte de cession du fonds. L’arrêt rapporté ne manque pas de le signaler de manière très claire.
Il est donc possible aux parties en présence lors de la cession du fonds de convenir, expressément, des créances qui seront transférées au cessionnaire et qui, par voie de conséquence, pourront faire l’objet d’un recouvrement à son initiative et à son profit. S’agissant de la cession de créance, le droit des obligations, tel qu’il résulte désormais de la réforme issue de l’ordonnance de 2016, permet, en effet, un tel transfert conventionnel de la qualité de créancier. On rappellera que si le consentement du débiteur cédé n’est pas requis (C. civ., art. 1321, al. 4), la cession de créance doit être constatée par écrit à peine de nullité (C. civ., art. 1322 N° Lexbase : L0975KZ7). Même si aucune contrainte formelle n’est imposée, s’agissant d’une mention particulière que devrait comporter ledit acte, il apparaît prudent de faire figurer clairement les créances visées dans l’acte par lequel la cession du fonds civil est réalisée ; le simple renvoi à une liste de clients transférés ne saurait suffire. En revanche, cette faculté légale peut s’avérer pertinente dans le contexte de la cession de clientèle puisqu’elle produit son effet alors même que son montant ne serait pas arrêté de manière définitive. Il suffit que la créance en cause soit déterminée ou déterminable, même si son exigibilité n’interviendra que postérieurement à la cession [12].
Pour autant, même si le cadre normatif est assez favorable, le respect d’un certain formalisme s’impose toutefois pour garantir qu’il a bien eu un accord pour le transfert d’une créance déterminée. Dans l’affaire ayant conduit à l’arrêt analysé, on remarque que le nom du client concerné par la créance en cause figurait bien sur la liste de ceux transférés en vertu de l’acte de cession de clientèle et qu’une liste des factures impayées restant acquises au cédant était annexée audit acte. Pour autant, comme le juge, à notre avis de manière pertinente, la cour d’appel, cela ne peut valoir stipulation expresse du transfert des autres créances au cessionnaire. En d’autres termes, toute créance, pour pouvoir être considérée comme transférée au cessionnaire du fonds libéral, doit être spécifiquement identifiée. À défaut, le principe reprend son empire ; elle demeure dans le patrimoine du professionnel titulaire initial de la créance, alors même qu’il a cédé sa clientèle.
En ce qui concerne la cession de dettes ou de contrats, les règles du Code civil doivent également être respectées si les parties à la cession du fonds d’activité entendent réaliser un tel transfert. La cession des dettes qui étaient à la charge du professionnel, cédant sa clientèle, est admise de manière explicite depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2016, mais suppose, outre d’être constatée par écrit, l’accord exprès du cédant, du cessionnaire ainsi que celui de la personne détenant la qualité de créancier (C. civ., art. 1327 al. 1er N° Lexbase : L1989LKU). En ce qui concerne la cession de contrat, si elle est également admise par le droit positif (C. civ., art. 1216 N° Lexbase : L0929KZG à 1216-3 N° Lexbase : L1983LKN), elle suppose le consentement de la partie au contrat qui serait cédé dans le cadre du transfert du fonds civil. Le lien particulier qui se traduit par un contrat conclu entre une personne et l’avocat auquel elle confie le soin de la représenter dans un contentieux et de défendre ses intérêts rend plus sensible, et indispensable, le consentement de cette personne au transfert de ce lien à un autre avocat qui reprendrait l’activité de celui auquel elle avait initialement confié son dossier. Le caractère intuitu personae apparaît évident et, s’il est possible de procéder à la cession d’un contrat relevant de cette qualification, son efficacité supposera d’avoir recueilli, au préalable, le consentement du client concerné, exprimant formellement son accord à ce que ses intérêts soient désormais confiés à un nouvel avocat. La condition que soit préservée la liberté de choix du client, qui figurait dans les arrêts ayant admis, depuis le début des années 2000, la cession de clientèle civile, demeure certainement d’actualité.
C’est donc un double signal adressé à la pratique qui ressort de l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux. Il confirme la validité de la cession de clientèle d’une activité libérale, telle celle d’un avocat, tout en attirant l’attention sur le respect de certaines règles impératives si l’on entend donner à cet acte un effet au regard des créances, des dettes ou des contrats auxquels le professionnel cédant était juridiquement lié.
[1] Illustrant cette approche, v. not., Cass. civ. 1, 19 octobre 1999, n° 97-17.872, inédit N° Lexbase : A1642CX4.
[2] V. Cass. civ. 1, 7 juin 1995, n° 93-17.099 N° Lexbase : A7896AB3, D., 1995, p. 560, note B. Beignier ; RTD civ., 1996, p. 603, obs. J. Mestre.
[3] Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, n° 98-17.731 N° Lexbase : A7780AHM, JCP, 2001, II, 10452, note F. Vialla ; RTD civ., 2001, p. 130, obs. J. Mestre et B. Fages.
[4] V. Cass. civ. 1, 2 mai 2001, n° 99-11.336 N° Lexbase : A3498ATQ, D., 2002, p. 759, note W. Dross ; JCP, 2002, II, 10062, note O. Barret.
[5] Cass. civ., 12 janvier 1937, DH 1937, p. 99.
[6] V. not. Cass. com., 4 mars 2008, n° 07-11.642, F-D N° Lexbase : A3323D79.
[7] V. en ce sens, F. Dekeuwer-Defossez et E. Blary-Clément, Droit commercial, LGDJ, 12ème éd., n°421 ; M. Behar-Touchais, J.-B. Gouache et S. Ingold, Fonds de commerce, Éditions législatives, 2023, p. 42.
[8] Cass. com., 7 juillet 2009, n° 05-21.322, F-D N° Lexbase : A7197EIE.
[9] V. not. Cass. com., 25 octobre 2023, n° 21-20.156, F-B N° Lexbase : A42901PL, RTD com., 2024, n° 1, p. 42, obs. B. Saintourens ; JCP E, 2024, 1036, note B. Brignon.
[10] V. not. à propos d’un contrat de location d’un matériel d’alarme installé dans les locaux commerciaux, Cass. com., 24 juin 1997, n° 94-16.929, inédit N° Lexbase : A8669AG8.
[11] V. Cass. com., 4 mai 2010, n° 09-13.118, F-D N° Lexbase : A0753EX8.
[12] V. sur ces points, not. B. Fages, Droit des obligations, LGDJ, 9ème éd., n° 551.
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